Qu'il manque à la France un chef respecté et que la crise démocratique en découle ne relève pas d'un constat totalement nouveau. Mais Gulliver enchaîné (Cerf) de Philippe Guibert a le grand mérite d'apporter un éclairage neuf, avec, notamment, les outils de la médiologie, que l'auteur a pratiqués aux côtés de son ami Régis Debray. « La télévision est bonapartiste, le smartphone est populiste, et nous vivons avec les deux », explique-t-il par exemple à cet égard. L’analyse de Philippe Guibert ne se contente pas de conceptualiser les angles morts de nos dirigeants contemporains, elle propose aussi une méthode et un remède. Un plaidoyer pour la figure du chef démocratique, comme il nous l'explique dans sa première réponse.

Marianne : Si vous regrettez le déclin du chef politique en France, est-ce à dire que vous vous livrez à un plaidoyer pour la figure de ce dernier ? Et pour quel style de gouvernance ?

Philippe Guibert :Oui ! Mais pour le chef démocratique évidemment, pas pour l’apprenti dictateur. Pour un chef qui cherche à entraîner plus qu’il ne contraint, même s’il ne renonce pas à la contrainte légale et doit faire respecter l’autorité de l’État. Bref, c’est un plaidoyer pour un chef qui a de l’autorité sans être autoritaire, parce qu’il a une légitimité qui va de pair avec une certaine « affection populaire » selon l’expression de Machiavel, qui m’a beaucoup frappé. Susciter l’affection populaire, comme De Gaulle et Mitterrand, et même Chirac, ce n’est pas être un démagogue, c’est vouloir rassembler et respecter le peuple, assumer ses décisions même difficiles, mais en nos temps démocratiques, laisser au peuple le dernier mot, quand il y a division ou hostilité profonde.

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La politique a toujours été personnalisée, et aujourd’hui plus encore dans notre démocratie numérique et médiatique. J’adore les discussions idéologiques et l’évaluation des rapports de force sociaux. Mais enfin, tout cela doit s’incarner dans des leaders en compétition. Cette médiation et cette incarnation par des leaders politiques sont essentielles. La gauche a historiquement du mal avec cette idée, pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais c’est bien un leader, Jaurès, qui a rassemblé les socialistes en 1905 et c’est Mitterrand qui refait un parti socialiste en 1971 puis qui pousse à l’union de la gauche en 1972. Et pas l’inverse ! Un bon chef donne une fierté, une énergie collective. Il « agrandit » ceux qu’il veut entraîner, il est respecté même quand il est contesté. Ce qui suppose une réciprocité…

On pourrait vous rétorquer que Macron, après Hollande, a redonné vie à la figure du chef en France…

Non, ils l’ont, l’un comme l’autre, plutôt affaibli. Ce sont des présidents du quinquennat et surtout du calendrier électoral qui a accompagné cette réforme, et on pourrait y ajouter Nicolas Sarkozy : ces présidents se vivent à l’abri du peuple, grâce à une majorité législative dérivée de leur élection, avec seulement 30 % des suffrages exprimés, une abstention croissante, et à l’abri du parlementarisme rationalisé (49.3 et compagnie) quand cette majorité est relative ou qu’elle se fissure. Ce sont des présidents de la légalité et du droit, qui est en effet pour eux, mais ils ont un peu trop « testé » le consentement des citoyens… Ils décident et tranchent, indéniablement, ce qui est une fonction du chef, mais ils plongent dans l’impopularité sans revenir jamais devant le peuple entre deux scrutins présidentiels, parce qu’ils ont laissé tomber en désuétude et le référendum et la dissolution. Par crainte de perdre et parce qu’ils se savent minoritaires.

C’est ce que j’appelle la Ve République bis, réduite à un scrutin tous les cinq ans. En rupture avec l’esprit et la pratique de leurs prédécesseurs du septennat qui voyaient soit des législatives soit un référendum, soit les deux, intervenir au cours de leurs mandats. Et ce mécanisme d’un président minoritaire replié sur son bloc électoral, derrière les institutions, est accentué quand Marine Le Pen est au deuxième tour – l’élu n’a plus alors de mandat autrement que négatif. Jusqu’au jour où Marine Le Pen ou une autre personnalité fédérera toutes les oppositions au « système ».

Qu’est-ce que la figure du « manager urgentiste » que vous décrivez ?

C’est le président des crises de la globalisation, des crises successives et permanentes d’une globalisation qui, par nature, les provoque ou les accélère, que ces crises soient sanitaires, économiques, écologiques ou migratoires. Le président devient un manager sur le modèle de l’entreprise pour faire des réformes d’adaptation à la globalisation, avant de se transformer en urgentiste pour répondre à une crise de la globalisation – le « quoi qu’il en coûte » des années 2020-2021 en est le meilleur exemple.

Cette mutation commence en 2007-2008 avec le krach financier et elle est concomitante du président quinquennal. Le président « gaullo-mitterrandien », en majesté, qui fixait les grandes orientations, auquel nous nous référons encore, est une nostalgie. Nous en sommes sortis depuis quinze ans pour élire désormais un manager minoritaire, mais dont la majorité des citoyens souhaiterait qu’il soit un urgentiste permanent. Schizophrénie du chef, qui y perd toute cohérence, et schizophrénie du peuple qui attend tout de l’État.

Giscard défendait un pouvoir qui convenait à « deux Français sur trois » selon le titre de son ouvrage. Macron a inauguré l’inverse : un pouvoir qui déplaît à deux Français sur trois, voire pire, environ trois sur quatre désormais, à en croire les sondages d'opinion. Que cela vous inspire ? La tripartition du pays en trois blocs ne condamne-t-elle pas elle aussi à cette impasse démocratique ?

André Malraux, au début des années soixante-dix, disait que la démocratie ne fonctionne plus avec une majorité de 51 %. Cinquante ans après, nous en sommes à une gouvernance minoritaire d’un président porte-parole d’un tiers du pays – et encore, parfois moins, comme sous François Hollande… La tripartition poserait moins de problèmes si nous avions la culture des coalitions parlementaires, ce dont nous sommes parfaitement dénués ! Et surtout, si cette tripartition ne s’enracinait pas à ce point dans les « fractures françaises » : grossièrement, Marine Le Pen domine dans la « France périphérique » des classes moyennes et populaires en déclassement, Macron dans la France bien intégrée, retraités et diplômés aisés, et Mélenchon chez les diplômés déclassés et les banlieues d’immigration des métropoles.

Trois France qui ne vivent plus ensemble, qui s’ignorent quand elles ne se détestent pas, et dont les leaders politiques excitent les passions, pour rester leur tribun-porte-parole. Cette profonde division politique et sociale devra être surmontée, et c’est le rôle d’un leader de trouver le récit qui puisse recoller au moins une partie des îlots de l’archipel français. Je me désole de ne pas le voir émerger aujourd’hui…

Quel rôle a joué la « peopolisation » dans le processus que vous décrivez ?

Elle est un processus long, lié au triomphe de l’image-son, qui a progressivement ruiné la séparation publique-privé et inversé les « deux corps du roi », celui physique de l’individu, celui symbolique du souverain. La peopolisation commence timidement avec Pompidou et Giscard, qui lèvent le voile de la vie privée en exposant épouses et enfants. La première rupture est quand Mitterrand, à la toute fin de sa présidence, en 1994, s’arrange avec Paris-Match pour nous présenter sa fille « cachée » Mazarine. Et la seconde rupture, quand les vicissitudes de la vie privée de Sarkozy, de sa séparation à son remariage, se montrent presque en direct. La suite est connue : Hollande en est la victime imprudente avec Closer en 2014, Macron la victime très consentante en utilisant beaucoup son couple dans sa précampagne et campagne de 2016-2017.

Un leader vit désormais sous vidéosurveillance quasi-permanente des caméras des journalistes et des smartphones des citoyens. Il ne serre plus des mains : il fait des selfies avec les citoyens. Nos leaders, tel Gulliver enchaîné par les Lilliputiens, sont piégés par cette désymbolisation qui ruine la distance et la hauteur.

Quel lien entre démocratie du smartphone et populisme comme figure imposée ?

La télévision est bonapartiste, le smartphone est populiste, et nous vivons avec les deux. Le numérique ruine l’autorité des corps intermédiaires, en politique celui des partis politiques : vous avez remarqué que la vie politique nationale est dominée par des « mouvements » qui doivent tout à leurs leaders-fondateurs et qui ne sont plus des partis politiques classiques. Il ruine aussi la crédibilité des institutions en charge de dire la « réalité » sociale, et c’est la redoutable question de la post-vérité. Il engage enfin à une transparence qui ouvre l’ère du soupçon et de la surveillance. Dans un tel contexte, le leader ne peut qu’épouser la posture de l’« antisystème », et recourir à un langage de plus en plus familier : Macron s’est fait élire sur le rejet des vieux partis politiques épuisés, Marine Le Pen prospère sur le rejet du système « mondialiste », Mélenchon sur celui du système « néolibéral ».

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Il est difficile de sortir de ce cahier des charges, qu’impose le mode de communication dominant à chaque époque et qui sélectionne les leaders selon leur affinité avec cette culture dominante. Ce n’est pas par hasard si Mélenchon a été qualifié ces derniers mois de « Trump de gauche ». Trump, c’est l’alliance de la punchline provocatrice et volontairement scandaleuse et des réseaux sociaux : ce style déteint, à divers degrés, sur tous les leaders politiques, même quand ils ne sont pas « populistes », même quand ils sont des européistes libéraux tel Emmanuel Macron.

Vous distinguez le charisme du prestige et insistez sur le poids de ce dernier. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, nous sommes passés d’un charisme du prestige, qui supposait tenue, distance et grande maîtrise du verbe – songez à De Gaulle, Pompidou ou Mitterrand – à un « charisme cash », un charisme de la force ou de la provocation, sans surmoi, dont Trump est l’archétype, avec ses épigones européens et français, plus modérés : on passe ainsi de l’éloquence à la punchline, de la citation d’Éluard en conférence de presse à Mcfly et Carlito dans le jardin de l’Élysée.

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Le charisme est « un don de grâce divine », selon son étymologie religieuse. Le roi était un lieutenant de Dieu : il tenait son aura de plus haut que lui. Dans sa version séculière, le leader est le lieutenant d’un idéal collectif, d’une « grande querelle », disait De Gaulle en citant Shakespeare. Dans Le fil de l’épée, De Gaulle emploie le mot « prestige », qui vient de Gustave Le Bon et de sa psychologie des foules, pour caractériser le « meneur de foules ». Charisme et prestige divorcent à notre époque. Mais attention, en visant plus bas, en perdant prestige et aura, le chef charismatique se met à portée de baffes.

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Philippe Guibert : "Nos leaders, tel Gulliver enchaîné par les Lilliputiens, sont piégés par leur absence de prestige"

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23.02.2024

Qu'il manque à la France un chef respecté et que la crise démocratique en découle ne relève pas d'un constat totalement nouveau. Mais Gulliver enchaîné (Cerf) de Philippe Guibert a le grand mérite d'apporter un éclairage neuf, avec, notamment, les outils de la médiologie, que l'auteur a pratiqués aux côtés de son ami Régis Debray. « La télévision est bonapartiste, le smartphone est populiste, et nous vivons avec les deux », explique-t-il par exemple à cet égard. L’analyse de Philippe Guibert ne se contente pas de conceptualiser les angles morts de nos dirigeants contemporains, elle propose aussi une méthode et un remède. Un plaidoyer pour la figure du chef démocratique, comme il nous l'explique dans sa première réponse.

Marianne : Si vous regrettez le déclin du chef politique en France, est-ce à dire que vous vous livrez à un plaidoyer pour la figure de ce dernier ? Et pour quel style de gouvernance ?

Philippe Guibert :Oui ! Mais pour le chef démocratique évidemment, pas pour l’apprenti dictateur. Pour un chef qui cherche à entraîner plus qu’il ne contraint, même s’il ne renonce pas à la contrainte légale et doit faire respecter l’autorité de l’État. Bref, c’est un plaidoyer pour un chef qui a de l’autorité sans être autoritaire, parce qu’il a une légitimité qui va de pair avec une certaine « affection populaire » selon l’expression de Machiavel, qui m’a beaucoup frappé. Susciter l’affection populaire, comme De Gaulle et Mitterrand, et même Chirac, ce n’est pas être un démagogue, c’est vouloir rassembler et respecter le peuple, assumer ses décisions même difficiles, mais en nos temps démocratiques, laisser au peuple le dernier mot, quand il y a division ou hostilité profonde.

A LIRE AUSSI : Gérald Darmanin "fend l'armure" dans "Paris-Match" : ministre de l'Intérieur cherche humanité

La politique a toujours été personnalisée, et aujourd’hui plus encore dans notre démocratie numérique et médiatique. J’adore les discussions idéologiques et l’évaluation des rapports de force sociaux. Mais enfin, tout cela doit s’incarner dans des leaders en compétition. Cette médiation et cette incarnation par des leaders politiques sont essentielles. La gauche a historiquement du mal avec cette idée, pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais c’est bien un leader, Jaurès, qui a rassemblé les socialistes en 1905 et c’est Mitterrand qui refait un parti socialiste en 1971 puis qui pousse à l’union de la gauche en 1972. Et pas l’inverse ! Un bon chef donne une fierté, une énergie collective. Il « agrandit » ceux qu’il veut entraîner, il est respecté même quand il est contesté. Ce qui suppose une réciprocité…

On pourrait vous rétorquer que Macron, après Hollande, a redonné vie à la figure du chef en France…

Non, ils l’ont, l’un comme l’autre, plutôt affaibli. Ce sont des........

© Marianne


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