L'hebdomadaire Marianne a sans doute voulu engager un débat nécessaire sur le « frérisme ». Le texte qu'il publie dans ses colonnes signé par Razika Adnani n’est pourtant pas une critique selon les règles mais une série de points ayant pour but d’affirmer que « Florence Bergeaud-Blackler ne donne aucune preuve valable qui justifie ses affirmations ».

En me prenant à partie, elle peut glisser son opinion abondamment développée depuis 20 ans et qui n'a rien à voir avec mon livre : 1- l’islamisme ne se distingue pas de l’islam (ce qui est la position du salafisme et de l’extrême droite française) et 2- qu’il faut réformer l’islam [1]. Mais pourquoi se servir de mon livre qui traite de tout autre chose ? Pourquoi le faire en m'imputant des choses que je n'ai pas dites ?

Le texte de Razika Adnani est globalement plutôt confus, parfois abscons, et peut désorienter. L’auteur emploie toute sa tribune à critiquer ce qu’elle pense que j’ai écrit sans se tenir aux règles de la critique [2], pour conclure à la nécessité de réformer l’islam mais sans jamais expliquer pourquoi ni comment, ni même établir une relation entre ce que démontre mon livre et sa proposition de réforme.

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Dans Le frérisme et ses réseaux (Odile Jacob, 2023), je me suis employée à conceptualiser le « frérisme ». Il est aux Frères musulmans et à Hassan el-Banna ce que le marxisme est à Marx. C’est pour moi une idéologie universaliste et mondialisée qui transcende le temps et les frontières et qui propose une utopique fin de l’histoire. La comparaison s’arrête là. Je veux simplement souligner ici que le frérisme est plus qu’une atmosphère, c’est une idéologie qui s’est développée à partir de la confrérie secrète des Frères Musulmans créée en 1928 au Caire, et qui a cette faculté d’adapter les contextes, exerçant son influence très au-delà de ses seuls membres assermentés.

Conceptualiser « le frérisme » est l’enjeu de ce livre. Mais voilà l’auteur, engagée, membre du Conseil d’Orientation pour la Fondation pour l’Islam de France, en veut une définition. Comme l’étudiant de première année (et le littéraliste) croit qu’il faut définir les concepts avant de les penser, elle a décidé que Frérisme venait de « ikwhaniya » et qu’il s’agissait de la doctrine des Frères musulmans. Fermez le ban. Mais la recherche c’est justement ouvrir le ban. Ne pas se contenter de reprendre le discours des acteurs, penser l’objet social avant de le conceptualiser.

Il en résulte que le texte de l’écrivaine, autodidacte en islamologie, est un exemple de raisonnement sophistique doublé d’une manie de cherry picking (lire les textes en en piochant çà et là des morceaux). Le correcteur de travaux d'étudiants repère très vite cette falsification.

Ce texte n’est donc pas une critique dans les règles de la méthode, mais sa médiatisation accompagnée d’une accusation d’incompétence à mon endroit m’oblige à répondre.

Razika Adnani me reproche de n’avoir pas défini le frérisme avant de le penser et utilise un procédé sophistique destiné à discréditer mon approche : « L’auteure affirme utiliser le terme frérisme dans un sens qui va au-delà de la Confrérie des Frères musulmans en précisant en même temps qu’il n’englobe pas tout l’islamisme, mais uniquement une forme particulière d’islamisme, ce qui nous oblige à nous interroger, notamment en cette période cruciale de lutte contre l’islamisme, sur le sens du frérisme dont elle parle, sur ce que ce terme désigne exactement et comment distinguer le frérisme des autres mouvements islamistes, d’autant plus qu’on observe une tendance à l’utiliser à la place du terme islamisme pour dénoncer l’islamisme ».

Ensuite (si je comprends bien) l’auteur m’impute d’avoir indûment donné une définition trop large du frérisme qui ne permettrait plus de le distinguer de l’islamisme alors que l’on s’interrogerait sur ce qu’est l’islamisme en cette « période cruciale » (sic). Voilà un bel exemple de sophisme, soit « un raisonnement ayant l'apparence de la validité, de la vérité, mais en réalité faux et non concluant, avancé généralement avec mauvaise foi, pour tromper ou faire illusion ».

Autre sophisme, l’auteur affirme :

« Dans Le frérisme et ses réseaux, le frérisme est défini comme une "espèce particulière d’islamisme". Il n’est donc pas tout l’islamisme, ce qui revient à dire qu’il y a un islamisme qui n’est pas du frérisme. Cependant, dans toutes ses interventions, l’auteure renvoie tout acte, toute parole et toute action liée à l’islamisme au frérisme. C’est le cas de son analyse du sondage de l’IFOP du 9 décembre 2023 dans laquelle elle a affirmé que "ce sont les résultats d’un demi-siècle d’endoctrinement frériste" (Twitter, 8 et 10 décembre 2023). Comme si pour elle, tout islamisme était frérisme, ce qui est une contradiction ».

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Donc si je considère le frérisme comme une expression de l’islamisme et que je parle d’endoctrinement frériste en France, il faudrait en déduire que pour moi tout islamisme est frériste (sic) ? Ce n'est pas du tout ce que je dis. Je montre tout au long du livre que le frérisme est une expression de l’islamisme adaptée aux sociétés sécularisées.

Une critique faite selon les règles ne peut dénier au chercheur la liberté de conceptualiser comme il l'entend. La critique vraie et constructive consiste à examiner la pertinence de la démonstration par rapport au cadre et aux objectifs que s’est fixé le chercheur pas à lui imposer son cadre.

Puisque manifestement l’auteur ne comprend pas l’intention du livre (m’interroger sur ce qu’est le frérisme et non pas asséner une définition de trois lignes, car telle est la différence entre un dictionnaire et un travail de conceptualisation) et qu’elle ne suit pas le déroulement cumulatif de la démonstration elle est fondée à ne voir dans mon livre que… d’ « innombrables contradictions qui entourent les différentes tentatives de définition qu’elle donne » (sic).

J’ai fait le choix, c'est ma liberté de chercheur, d’appeler « frérisme » cette version de l’islamisme qui ne cherche pas directement la prise de pouvoir d’un État mais cherche à influencer la société moderne mondialisée via la culture et l’économie (halal), selon une stratégie mieux adaptée au contexte démocratique libéral. Sur le plan politique partisan, les Frères passent plutôt par des partis « coucou » qu’ils occupent, persuadent et modifient de l’intérieur. Ma proposition est que ce que je désigne par frérisme n’est pas une école juridique ou un courant théologique mais plutôt un « système d’action », terme que j’emprunte à la sociologie des organisations, et que j’explicite longuement.

L’auteur déduit de ceci – et je ne sais comment – que « le frérisme englobe toutes les branches revivalistes sunnites y compris celle des wahhabites ». Qu’elle soit opposée à ma proposition est tout à fait légitime… mais à condition qu’elle ne m’en impute pas une autre.

Dans ce texte obscur quant à sa forme et ses intentions, Razika Adnani passe d’une critique à l’autre de façon décousue et m’attribue des pensées que je n’ai pas contre lesquelles elle va pouvoir argumenter.

Voici quelques exemples.

• Elle me reproche de n’avoir pas distingué la pensée d’el-Banna qui serait nationaliste (à l’échelle de l’État nation) et celle de Mawdudi qui serait oummatiste (orienté vers la Oumma). Je ne dis pas cela. Au contraire je montre que les deux visent la conversion du monde [3].

• Sautant d’une idée à une autre, elle écrit que j’affirmerais que : « c’est la Confrérie qui est la référence du mouvement frériste éjectant ainsi le mouvement Mawdudi », ce qui est l’exact opposé de ce que j’ai écrit et que je répète à longueur de conférences : le frérisme est influencé surtout par deux grands courants incarnés par Qaradawi et Mawdoudi.

• Elle écrit : « Le fait qu’en Occident, le frérisme mène sa lutte dans ces domaines (les universités, les écoles, les médias et la culture ndla) n’est pas une preuve qu’il est différent (des pays musulmans) ni ne signifie que son objectif n’est pas le pouvoir politique ». Elle m’attribue sa propre confusion entre politique (au sens large du pouvoir) et État nation.

• Puis elle remet en question le fait que Frères musulmans ne suivent aucune des écoles juridiques en particulier puisqu’ils s’appuient sur toutes. Elle me reproche ce fait bien connu qui a été montré d’innombrables fois notamment dans les nombreux ouvrages, dont ceux cités dans mon livre.

On ne critique pas un texte en tiraillant dans tous les coins et en mobilisant des arguments qui n’y répondent pas. L'aptitude critique est un long apprentissage, elle a ses règles à respecter.

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A partir de ces sophismes, ces erreurs factuelles et désordonnées, cette mécompréhension de la démonstration, l’auteur s’autorise finalement (mais à la toute fin) à poser ce qu’elle a envie de dire. Appeler à la réforme de l’islam. Elle met en garde contre, et qualifie de, « grande erreur » (sic) le fait de distinguer, comme je le fais, l’expression de l’islamisme en Europe et dans le monde musulman. Son argument est curieux : Il serait risqué, écrit-elle, de croire « qu’en dehors du critère géographique, il y ait un islamisme ou un frérisme spécifique à l’Occident, dans son idéologie et ses objectifs ». Penser hors du cadre serait « risqué », mais risquer quoi ?

Je ne reproche nullement à cette tribune d’appeler à la réforme de l’islam, mais je ne comprends pas pourquoi elle se sert de ce que j'ai écrit et qui n'a rien à voir, pour le faire.

Pour Razika Adnani, comme pour les fondamentalistes et comme pour l’extrême droite française, l’islam et l’islamisme sont une seule et même chose. Et pourquoi pas ? Je ne dénie à quiconque le droit de le penser, je demande simplement qu'il le démontre.

Or, pour le faire, elle utilise un argument d’autorité, déformé de surcroît. Elle cite Rémi Brague qui écrit que « L'islam s’affirme comme une religion de loi et de jurisprudence » pour en conclure que « parce que toute organisation juridique est une organisation politique, cela revient à dire que l’islam est un islamisme c’est-à-dire un islam politique ». C’est un peu rapide. Et c’est bien mal comprendre Rémi Brague, auteur d’un livre intitulé Sur l’islam (Gallimard, 2023) qui explique notamment que l’islamisme est un islam mais qu’il n’est pas tout l’islam.

Ce que Razika Adnani ne semble pas admettre c’est que l’islam propose et les musulmans disposent. L’islam propose des outils juridiques et politiques à ceux qui veulent que leur religion gouverne les domaines politique et juridique. Mais il existe des musulmans qui peuvent vivre dans un cadre juridique et politique non musulman, et ils sont nombreux en Europe. Razika Adnani ne reconnaît pas leur existence, ce qui invalide sa courte démonstration.

Comme un fondamentaliste littéraliste, elle tire sa compréhension du monde social, de l’écriture. Citation du Coran à l’appui elle écrit : « Que tout musulman soit frériste est possible à condition qu’on utilise le terme frérisme dans son sens coranique : « Les musulmans sont des frères » (verset 10, sourate 49) ».

Elle me rappelle la pirouette malicieuse d’Amar Lasfar, cadre des Frères musulmans en France, qui, pour éviter de répondre à une question sur l’existence de la confrérie secrète, avait répondu ironique au journaliste « nous sommes tous frères en islam ». Lui aussi justifiait sa posture sociale par un texte.

Finalement que me reproche Razika Adnani, pourquoi parle-t-elle de risque et de danger ?

Parce que si le frérisme est distingué de l’islamisme (j’explique pourtant qu’il est un islamisme mais pas tout l’islamisme) « la lutte sera orientée contre le frérisme, qui n’est qu’une forme d’islamisme et non pas contre l’islamisme ce qui serait une déviation dangereuse dans le domaine de la lutte contre l’islamisme, car cela reviendrait à laisser l’islamisme continuer sa route tranquillement et à ne s’occuper que du frérisme » (sic).

Comprenne qui pourra.

Quel est au fond le message de Razika Adnani ?

On le découvre à la fin. Pour réformer l’islam, il faudrait que les musulmans reconnaissent que l’islam est l’islamisme. Mais alors, on ne comprend plus comment, si l’islam est l’islamisme, il existe même une petite marge pour le réformer…

Comment peut-on faire un islam sans islamisme sachant que l’islam est l’islamisme ?

Sophisme quand tu nous tiens…

[1] Réforme ne veut pas dire modération. C'est aussi ce que T. Ramadan appelle inlassablement de ses vœux (cf Islam, la réforme radicale, éthique et libération, Presses du Châtelet, 2008)

[2] Il faut montrer qu’on a compris la démonstration avant de faire la critique méthodique d’un texte.

[3] Elle semble ignorer cette parole explicite du fondateur de la confrérie : « Nous sommes une idée et un dogme, une ligne de conduite, un Nizâm (un système) qui ne peut être délimité et catégorisé. Il dépasse toute frontière géographique. Il existera jusqu’à la fin des temps, car ce Nizâm est celui d’Allah. » Extrait des lettres de Hassan el-Banna, 5e congrès des Frères musulmans ; 1986, Majmu’at rasâl alimâm Hassan el-Banna, Le Caire, Dâr al-shiâb.

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Florence Bergeaud-Blackler : "Sophisme quand tu nous tiens, ma réponse à la tribune de Razika Adnani"

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28.03.2024

L'hebdomadaire Marianne a sans doute voulu engager un débat nécessaire sur le « frérisme ». Le texte qu'il publie dans ses colonnes signé par Razika Adnani n’est pourtant pas une critique selon les règles mais une série de points ayant pour but d’affirmer que « Florence Bergeaud-Blackler ne donne aucune preuve valable qui justifie ses affirmations ».

En me prenant à partie, elle peut glisser son opinion abondamment développée depuis 20 ans et qui n'a rien à voir avec mon livre : 1- l’islamisme ne se distingue pas de l’islam (ce qui est la position du salafisme et de l’extrême droite française) et 2- qu’il faut réformer l’islam [1]. Mais pourquoi se servir de mon livre qui traite de tout autre chose ? Pourquoi le faire en m'imputant des choses que je n'ai pas dites ?

Le texte de Razika Adnani est globalement plutôt confus, parfois abscons, et peut désorienter. L’auteur emploie toute sa tribune à critiquer ce qu’elle pense que j’ai écrit sans se tenir aux règles de la critique [2], pour conclure à la nécessité de réformer l’islam mais sans jamais expliquer pourquoi ni comment, ni même établir une relation entre ce que démontre mon livre et sa proposition de réforme.

A LIRE AUSSI : Menaces contre Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste du frérisme : un homme écope de 15 mois de prison ferme

Dans Le frérisme et ses réseaux (Odile Jacob, 2023), je me suis employée à conceptualiser le « frérisme ». Il est aux Frères musulmans et à Hassan el-Banna ce que le marxisme est à Marx. C’est pour moi une idéologie universaliste et mondialisée qui transcende le temps et les frontières et qui propose une utopique fin de l’histoire. La comparaison s’arrête là. Je veux simplement souligner ici que le frérisme est plus qu’une atmosphère, c’est une idéologie qui s’est développée à partir de la confrérie secrète des Frères Musulmans créée en 1928 au Caire, et qui a cette faculté d’adapter les contextes, exerçant son influence très au-delà de ses seuls membres assermentés.

Conceptualiser « le frérisme » est l’enjeu de ce livre. Mais voilà l’auteur, engagée, membre du Conseil d’Orientation pour la Fondation pour l’Islam de France, en veut une définition. Comme l’étudiant de première année (et le littéraliste) croit qu’il faut définir les concepts avant de les penser, elle a décidé que Frérisme venait de « ikwhaniya » et qu’il s’agissait de la doctrine des Frères musulmans. Fermez le ban. Mais la recherche c’est justement ouvrir le ban. Ne pas se contenter de reprendre le discours des acteurs, penser l’objet social avant de le conceptualiser.

Il en résulte que le texte de l’écrivaine, autodidacte en islamologie, est un exemple de raisonnement sophistique doublé d’une manie de cherry picking (lire les textes en en piochant çà et là des morceaux). Le correcteur de travaux d'étudiants repère très vite cette falsification.

Ce texte n’est donc pas une critique dans les règles de la méthode, mais sa médiatisation accompagnée d’une accusation d’incompétence à mon endroit m’oblige à répondre.

Razika Adnani me reproche de n’avoir pas défini le frérisme avant de le penser et utilise un procédé sophistique destiné à discréditer mon approche : « L’auteure affirme utiliser le terme frérisme dans un sens qui va au-delà de la Confrérie des Frères musulmans en précisant en même temps qu’il n’englobe pas tout l’islamisme, mais........

© Marianne


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