François Broche est ancien directeur de la revue Espoir, auteur de De Gaulle secret (Pygmalion, 1993), des Hommes de de Gaulle (Pygmalion, 2006), d’Une Histoire des antigaullismes (Bartillat, 2007), du Dernier jour du général de Gaulle (L’Archipel, 2010) et d’Ils détestaient de Gaulle (Tallandier, 2020).

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De trente années d’échanges, je conserve une image attendrie de Philippe de Gaulle. Il dédicace ses ouvrages lors d’une signature, échange quelques mots avec ses lecteurs et commence à écrire avec son stylo à large plume. Soudain, il s’arrête, réfléchit, attrape délicatement le petit flacon de « corrector » qui ne le quitte jamais dans ces moments-là. Il recouvre le mot litigieux d’une couche de liquide blanc, puis, sûr cette fois d’avoir trouvé le mot juste, se reprend à écrire. Ses « services de presse », parfois ornés d’un de ces repentirs, attestaient son perfectionnisme, le sérieux qu’il mettait en toutes choses, son exceptionnelle attention aux autres - un ensemble de qualités en voie de disparition qui était sa marque.

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Le Général n’avait pas souhaité le reconnaître comme un Compagnon de la Libération, de crainte, dit-on, d’être accusé de favoritisme ? Il en avait souffert, semble-t-il, mais en silence. Dans les vœux que je lui adressais à l’occasion de son centièmeanniversaire, je lui disais ma certitude que le Général l’avait désigné in pectore, comme les Papes d’autrefois créaient des cardinaux « dans le secret de leur cœur », afin de les préserver d’éventuelles attaques. Il y avait été sensible : « Je ne voudrais pas manquer de vous remercier vivement de votre aimable lettre me considérant comme Compagnon de la Libération in pectore », m’avait-il répondu C’est bien volontiers qu’il avait accepté, quoique n’appartenant officiellement pas à la « chevalerie exceptionnelle » fondée par son père, d’accorder son parrainage à l’Association qu’avec une poignée de fils et filles de Compagnon, nous avions créée en 2003.

On lui a parfois reproché d’avoir voulu « pétainiser » le Général. C’était à la fois injurieux pour le valeureux combattant de l’épopée française libre, et inexact, car telle n’a jamais été son intention. Dans les nombreux entretiens accordés à la presse comme dans les quatre volumes de ses Mémoires (les Mémoires accessoires et surtout les entretiens avec Michel Tauriac, De Gaulle mon père), il n’eut jamais d’autre ambition que de témoigner et de rectifier, au passage, quelques erreurs. Me remerciant de l’envoi du Dernier jour du général de Gaulle, il m’écrivait : « Étant le fils de qui vous savez et soucieux qu’il soit connu historiquement, le plus exactement possible, je suis assurément très sensible à la manière dont il est présenté. Il me faudrait, comme vous le savez, plus que cette lettre pour relever bien des inexactitudes ou des légendes. » S’est-il rendu coupable de « mesquineries » envers Léon Blum ou Pierre Mendès France, comme on le lui en a fait également grief ? Mais a-t-on reproché à ces deux adversaires de poids la violence de leurs attaques contre son père ?

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En 1994, une association baptisée « Veritas », se définissant comme un « comité strictement apolitique (sic) dont la seule mission est le rétablissement de la vérité historique sur l’Algérie française », avait été créée par un ancien responsable de l’OAS-Métro. Présidée par un certain Joseph Hattab Pacha, se présentant comme un descendant du dernier dey d’Alger, elle dénonçait inlassablement les « crimes » de De Gaulle. Dans un texte grandiloquent, intitulé en toute simplicité « J’accuse », Hattab Pacha appelait à « poursuivre Charles de Gaulle devant le Tribunal de l’Histoire et condamné comme l’ont été les artisans et les complices de l’Holocauste juif ». Faute de traîner le père devant les tribunaux, les procureurs de « Veritas » avaient entrepris d’y traîner le fils. Et c’est ainsi qu’en 2006, l’amiral avait été condamné par la cour d’appel de Montpellier pour des propos jugés diffamatoires envers les harkis rapportés par le quotidien Midi Libre. Or « Philippe le Moche, descendant de Charles le Sanguinaire », comme le surnommaient les fanatiques de « Veritas », n’avait fait que rappeler une évidence : un très grand nombre de harkis avait, pour leur malheur, choisi de rester en Algérie. Le jugement fut, très logiquement, cassé par la Cour suprême.

C’est à la suite de ces péripéties judiciaires qu’il accepta ma proposition de s’expliquer dans un très long entretien paru dans Espoir en septembre 2007 : « Je me rends compte d’une manière générale, me dit-il, que mes propos doivent être complétés pour de plus jeunes générations que les miennes qui ne saisissent pas toujours un contexte qui paraît évident. » Avec Catherine Trouiller, rédactrice en chef de la revue, nous l’avons interrogé durant une journée entière, à peine interrompue par un déjeuner, qui ne se prolongea pas - mais qui, néanmoins, dura un peu plus des trois quarts d’heure au-delà desquels, pour le Général, un repas devenait « un banquet radical-socialiste ».

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Dans les jours qui suivirent, il ne contenta pas de corriger la transcription de notre entretien, il le réécrivit entièrement de sa main. J’ai conservé les 94 pages qu’il me renvoya. Aucune n’est exempte de ratures et de changements, témoignant d’un extraordinaire souci de trouver les formulations les plus justes : « On ne peut certes pas tout dire en un seul article, même important, m’écrivait-il, mais pour n’avoir pas à y revenir constamment sur un sujet dont nos contemporains sont particulièrement absents, j’ai cru devoir compléter certains paragraphes de quelques chiffres ou de quelques lignes. » En réalité, il avait tout changé, il avait même ajouté des questions que nous ne lui avions pas posées. Cette fois, le petit flacon de « corrector » était resté dans le tiroir.

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François Broche : "Philippe de Gaulle et le petit flacon de `corrector‘"

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15.03.2024

François Broche est ancien directeur de la revue Espoir, auteur de De Gaulle secret (Pygmalion, 1993), des Hommes de de Gaulle (Pygmalion, 2006), d’Une Histoire des antigaullismes (Bartillat, 2007), du Dernier jour du général de Gaulle (L’Archipel, 2010) et d’Ils détestaient de Gaulle (Tallandier, 2020).

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De trente années d’échanges, je conserve une image attendrie de Philippe de Gaulle. Il dédicace ses ouvrages lors d’une signature, échange quelques mots avec ses lecteurs et commence à écrire avec son stylo à large plume. Soudain, il s’arrête, réfléchit, attrape délicatement le petit flacon de « corrector » qui ne le quitte jamais dans ces moments-là. Il recouvre le mot litigieux d’une couche de liquide blanc, puis, sûr cette fois d’avoir trouvé le mot juste, se reprend à écrire. Ses « services de presse », parfois ornés d’un de ces repentirs, attestaient son perfectionnisme, le sérieux qu’il mettait en toutes choses, son exceptionnelle attention aux autres - un ensemble de qualités en voie de disparition qui était sa marque.

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Le Général n’avait pas souhaité le reconnaître comme un Compagnon de la Libération, de crainte, dit-on, d’être accusé de favoritisme ? Il en avait souffert, semble-t-il, mais en silence. Dans les vœux que je lui adressais à l’occasion de son centièmeanniversaire, je lui disais ma certitude que le Général l’avait désigné in pectore, comme les Papes........

© Marianne


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