Depuis le début du mouvement de protestation du monde agricole, les représentants officiels de celui-ci, en premier lieu la FNSEA, mais aussi les partis politiques de droite, les médias et le gouvernement, tentent d'orienter le débat vers les normes, la taxation du gazole non routier (GNR) et la bureaucratie. On verra que chacun y a un intérêt – contraire à celui de la majorité des agriculteurs.

A LIRE AUSSI : Contrôles, paperasses, normes : derrière la colère des agriculteurs, à qui la faute ?

Si ces trois éléments représentent effectivement des coûts, ils sont en réalité accessoires : lorsque 42 % des agriculteurs touchent moins que le RSA, ce ne sont pas quelques milliers d'euros de coûts en moins qui leur permettront de vivre dignement de leur travail. Car il s'agit bien de quelques milliers d'euros. Une taxation normale sur le GNR, par exemple, ne coûterait rien ou presque aux exploitations hors sol ; pour les autres, cela ne représente guère que 2 000 à 3 000 euros de coût en plus par an.

Le niveau des normes appliquées en France est dans la moyenne de l'Europe : de même niveau qu'en Allemagne, il est inférieur à l'Europe du Nord et certes supérieur à l'Europe du Sud et de l'Est. Mais abaisser les normes au niveau de ces derniers pays ne permettrait pas de rétablir une concurrence loyale, tant le différentiel de coût du travail est important.

A LIRE AUSSI : Stéphane Le Foll : "L’agriculture doit redevenir une ambition française"

Quant aux difficultés administratives, si les agriculteurs avaient un revenu suffisant, ils pourraient déléguer les tâches les plus complexes telles que les déclarations PAC à un spécialiste pour 1 000 à 1 500 euros par an. La solution n'est donc pas à chercher dans les coûts de production, mais bel et bien dans les prix des produits. Si l'on prend le cas emblématique des éleveurs laitiers, sans doute un des secteurs les plus en difficulté, une comparaison internationale permet de comprendre l'origine du problème.

Au Canada, Pierre Elliott Trudeau a mis en place une régulation des importations. Les éleveurs laitiers, grâce à ce contrôle de la concurrence extérieure, restent maîtres du prix auquel ils vendent leur lait à l'industrie agroalimentaire. Le prix est ainsi de 63 centimes le litre, un prix qui leur permet de vivre dignement de leur travail – en France, il est de 42 centimes. À noter que Lactalis, le géant de l'industrie laitière à l'international, est présent au Canada, et achète son lait à ce prix sans que cela ne semble le ruiner…

On pourrait objecter que le Canada n'est pas dans l'Union européenne (UE) et qu'il gère lui-même sa politique commerciale, tandis que la France a transféré à Bruxelles toute sa souveraineté en la matière. C'est juste, mais plus près de nous, l'exemple de l'Italie révèle que, même dans ce marché ouvert à tous les vents qu'est l'UE, des producteurs de lait peuvent mieux s'en sortir. Le prix du lait y est en effet de 52 centimes, 10 de plus qu'en France. Comment est-il fixé ? Les producteurs, représentés par une organisation qui défend réellement leurs intérêts, fixent ce prix à partir de leurs coûts de production constatés dans des fermes de référence. Les produits transformés, comme les yaourts, sont-ils hors de prix ? Non, car les industriels et les distributeurs ajustent leurs marges pour que les prix de vente au consommateur soient acceptables.

Pourquoi, dans ce cas, le prix payé aux agriculteurs est-il si bas en France ? Dans notre pays aussi, les représentants des producteurs affichent leurs coûts de production, qui servent de base aux négociations. Mais tout le problème est là : les représentants, dominés par la FNSEA, ne défendent pas vraiment les intérêts des éleveurs. Leur collusion avec les industriels fait qu'ils ne revendiquent pas un prix suffisant, contrairement aux Italiens.

« On pourrait ainsi parler d'une ubérisation de l'agriculture, d'autant plus perverse que la plate-forme exploitante prend l'apparence d'une coopérative. »

En effet, à l'exception de Lactalis, société privée, les acteurs principaux de la collecte du lait revêtent la forme juridique de coopératives, telles que Sodiaal, dirigées par des personnes affiliées à la FNSEA. Mais en grandissant, ces coopératives sont devenues de véritables multinationales qui défendent leurs propres intérêts et ceux de leurs dirigeants, bien plus que ceux de sociétaires qui sont traités en réalité comme des fournisseurs entièrement dépendants.

On pourrait ainsi parler d'une ubérisation de l'agriculture, d'autant plus perverse que la plate-forme exploitante prend l'apparence d'une coopérative. Mais le résultat est le même : les agriculteurs sont de faux indépendants, enfermés dans une relation exclusive avec une entité prédatrice qui, étant son seul client, fixe son prix d'achat – sans compter qu'elle est souvent intimement liée à son syndicat, son fournisseur exclusif (engrais, machines, semences…) et à son prêteur (Crédit Agricole)…

« Débordée par sa base, la FNSEA reprend la main en étant privilégiée par le pouvoir politique dans les négociations. »

Le cas du secrétaire général de la FNSEA est caractéristique : agriculteur à la tête d'une exploitation de 700 hectares – alors que la moyenne en France est de 67 hectares, dix fois moins – il est surtout le directeur du groupe Avril, multinationale dans les secteurs des huiles, des agrocarburants et de l'alimentation des animaux d'élevage. Comme si on plaçait un PDG d'une entreprise du CAC 40 à la tête de la CGT ! Comment s'étonner, dans ces conditions, que le lobby agricole français, réputé si puissant, avec ses ramifications dans le monde politique (le plus souvent chez Les Républicains), soit incapable d'assurer aux agriculteurs des revenus suffisants pour vivre ?

A LIRE AUSSI : "C'est le dernier parti léniniste" : comment la FNSEA a étendu son emprise sur le monde agricole

C'est que tout en faisant pleurer dans les chaumières sur le sort des pauvres paysans, il poursuit d'autres intérêts : ceux de la minorité de grosses exploitations qui fonctionnent déjà très bien et de l'industrie agroalimentaire qui capte l'essentiel de la valeur ajoutée. La FNSEA, forte de ses nombreux moyens de pression, jouit de son statut de syndicat « majoritaire » – alors que 55 % des agriculteurs s'abstiennent aux élections professionnelles – mais surtout de la faveur du pouvoir politique, trop content de disposer ainsi d'un partenaire pourvoyeur de votes et de tranquillité. Elle a ainsi été placée en situation de cogestion depuis un demi-siècle au moins.

La crise actuelle suit ainsi un scénario bien rodé – le même que les précédentes crises. Débordée par sa base, la FNSEA reprend la main en étant privilégiée par le pouvoir politique dans les négociations ; elle fait semblant de participer à une protestation qui sert d'exutoire à des agriculteurs écrasés par une vie de travail sans espoir ; elle oriente leur colère vers des revendications qui arrangent la minorité d'agriculteurs déjà privilégiés et l'industrie agroalimentaire telles que l'abandon des jachères, l'abaissement des normes, les niches fiscales sur le GNR, tout en ciblant le bouc émissaire idéal : l'écologiste bobo. À la fin, obtenant des mesurettes qui ne règlent rien, coûtent très cher au contribuable français, mais ne remettent surtout pas en cause le système qui cause la crise, elle appellera au calme. Et l'immense majorité des agriculteurs continuera à se tuer littéralement au travail.

A LIRE AUSSI : Pierre Bitoun : "Bien des revendications des agriculteurs concernent la majorité de la population"

La solution à la crise profonde du monde agricole, mais aussi à notre perte de souveraineté alimentaire et à la crise environnementale ne pourra donc pas advenir sans un prérequis : la destruction du pouvoir protéiforme d'une organisation qui, étant aux commandes depuis des décennies, est une des causes du problème. L'idéal serait bien sûr de retrouver notre souveraineté en dénonçant les accords de libre-échange passés avec des pays agricoles pour le plus grand profit de l'industrie allemande, en refondant une Europe de la coopération et non plus du dumping social et environnemental, en inversant le mouvement d'appauvrissement généralisé de la population française qui pousse les prix toujours plus vers le bas.

A LIRE AUSSI : "La colère paysanne aura été l’instrument du complexe agro-industriel"

Mais même sans engager des changements aussi considérables, on peut imaginer des solutions pour distribuer la plus-value de manière plus juste, pour faire en sorte que la grande distribution et l'industrie agroalimentaire cessent de se gaver de bénéfices sur le dos des consommateurs et des agriculteurs. Mais cela suppose que ces derniers ne soient plus représentés par leurs exploiteurs, et que l’État joue son rôle de régulateur au service de l'intérêt général.

QOSHE - Georges Kuzmanovic : "La solution à la crise du monde agricole passe par la destruction du pouvoir de la FNSEA" - Georges Kuzmanovic
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Georges Kuzmanovic : "La solution à la crise du monde agricole passe par la destruction du pouvoir de la FNSEA"

9 24
09.02.2024

Depuis le début du mouvement de protestation du monde agricole, les représentants officiels de celui-ci, en premier lieu la FNSEA, mais aussi les partis politiques de droite, les médias et le gouvernement, tentent d'orienter le débat vers les normes, la taxation du gazole non routier (GNR) et la bureaucratie. On verra que chacun y a un intérêt – contraire à celui de la majorité des agriculteurs.

A LIRE AUSSI : Contrôles, paperasses, normes : derrière la colère des agriculteurs, à qui la faute ?

Si ces trois éléments représentent effectivement des coûts, ils sont en réalité accessoires : lorsque 42 % des agriculteurs touchent moins que le RSA, ce ne sont pas quelques milliers d'euros de coûts en moins qui leur permettront de vivre dignement de leur travail. Car il s'agit bien de quelques milliers d'euros. Une taxation normale sur le GNR, par exemple, ne coûterait rien ou presque aux exploitations hors sol ; pour les autres, cela ne représente guère que 2 000 à 3 000 euros de coût en plus par an.

Le niveau des normes appliquées en France est dans la moyenne de l'Europe : de même niveau qu'en Allemagne, il est inférieur à l'Europe du Nord et certes supérieur à l'Europe du Sud et de l'Est. Mais abaisser les normes au niveau de ces derniers pays ne permettrait pas de rétablir une concurrence loyale, tant le différentiel de coût du travail est important.

A LIRE AUSSI : Stéphane Le Foll : "L’agriculture doit redevenir une ambition française"

Quant aux difficultés administratives, si les agriculteurs avaient un revenu suffisant, ils pourraient déléguer les tâches les plus complexes telles que les déclarations PAC à un spécialiste pour 1 000 à 1 500 euros par an. La solution n'est donc pas à chercher dans les coûts de production, mais bel et bien dans les prix des produits. Si l'on prend le cas emblématique des éleveurs laitiers, sans doute un des secteurs les plus en difficulté, une comparaison internationale permet de comprendre l'origine du problème.

Au Canada, Pierre Elliott Trudeau a mis en place une régulation des importations. Les éleveurs laitiers, grâce à ce contrôle de la concurrence extérieure, restent maîtres du prix auquel ils vendent leur lait à........

© Marianne


Get it on Google Play