Il est grand temps de faire le point sur le statut actuel des écoles privées que subventionne l’État avec l’argent public. Rappelons que cet argent provient de l’impôt payé par des contribuables athées ou agnostiques, et pas seulement croyants. Imagine-t-on des écoles privées faisant du prosélytisme pour l’humanisme athée financées par l’argent de contribuables croyants ? La question mérite d’être posée ne serait-ce qu’au nom du principe républicain d’égalité. Par ailleurs, les écoles privées sous contrat peuvent-elles persister à se dire « libres » dès lors qu’elles obéissent à un prosélytisme religieux et/ou à une logique d’apartheid social qui permet aux familles aisées de pratiquer l’entre-soi pour leurs enfants ? Non. Peuvent-elles également se décréter composantes du service public d’instruction et d’éducation dès lors qu’elles n’en assument ni les finalités, ni les modalités ni les exigences ? Non, encore.

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Ces questions deviennent d’autant plus actuelles que les récentes enquêtes de la Cour des comptes, de juin 2023, révèlent des entorses graves à la loi Debré elle-même, datée du 31 décembre 1959. Une loi pourtant singulièrement favorable à l’Église catholique française, qui gère aujourd’hui 96 % des établissements privés sous contrat d’association. Financement public du prosélytisme religieux mais aussi d’un apartheid qui bafoue le souci de mixité sociale, voire de mixité tout court : voilà un paradoxe révoltant qui devrait attirer l’attention de Nicole Belloubet, nouvelle ministre de l’Éducation nationale.

La Quatrième République a globalement respecté la laïcité en refusant de financer les écoles privées avec de l’argent public, et ce, malgré les pressions constantes des démocrates-chrétiens. En revanche, la Cinquième République organise ce financement par la loi Debré. L’État s’engage alors à contribuer à la scolarisation de chaque élève du privé au même niveau que pour chaque élève de l’enseignement public. Mais pour cela, les établissements privés doivent souscrire un contrat par lequel ils s’engagent à respecter les programmes nationaux d’enseignement définis par le ministère de l’Éducation nationale, ainsi que la liberté de conscience des enseignants et des élèves. Pour les élèves, la catéchèse doit être facultative, et intervenir en début ou en fin de journée afin d’être nettement distinguée des programmes d’enseignement nationaux.

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La notion de « caractère propre » est inventée pour masquer le privilège que constitue une telle parité. Elle recouvre en fait l’orientation religieuse de l’école, rebaptisée ainsi pour paraître respecter la laïcité telle qu’elle a été affirmée par la loi de séparation du 9 décembre 1905, dont le deuxième article interdit tout financement public du culte. La loi Debré stipule que pour être financé par des fonds publics, un établissement scolaire privé doit accueillir « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ». Un contrôle de l’État doit alors être mis en place pour veiller à deux choses. D’une part, à l’absence de tout prosélytisme religieux dans le traitement des programmes nationaux, donc au caractère facultatif de la catéchèse. D’autre part, un recrutement des élèves soucieux de mixité sociale. Or, aujourd’hui, nombre d’écoles privées sous contrat ne respectent nullement ces exigences. Dans ces conditions, la parité de financement est totalement injuste. Si les financements publics du privé sont équivalents à ceux du public, les règles et les charges qui pèsent sur les établissements privés sont sans commune mesure par apport à celles qui pèsent sur l’école publique.

Les directeurs des établissements privés peuvent choisir les professeurs qu’ils embauchent, alors que le salaire est payé par l’État. Il n’en va pas ainsi pour les directeurs d’établissements publics. De même, les directeurs des écoles privées choisissent leurs élèves et ne sont pas obligés d’inscrire tous les enfants de leur secteur géographique, à la différence des établissements publics. Une telle possibilité de choix contient en germe un privilège de situation dans la concurrence avec l’école publique. Il est si facile de ne recruter que de bons élèves qui brilleront aux examens, et de souligner l’excellence de l’établissement privé dont ils proviennent ! Par ailleurs, les chefs d’écoles privées définissent leurs projets d’établissement sans avoir à rendre de comptes. L’établissement Stanislas à Paris oblige tous les élèves à suivre des cours d’« instruction religieuse », savant habillage de la catéchèse.

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Nombre de fascicules de présentation des écoles privées se permettent d’indiquer que la « proposition chrétienne » ne saurait se réduire à la seule catéchèse, mais doit imprégner l’ensemble de l’enseignement. Qu’est-ce que cela signifie si le caractère laïque de l’enseignement des programmes nationaux doit être respecté ? Y aurait-il une pédagogie chrétienne des mathématiques, ou de l’enseignement moral et civique ? Serait-on autorisé, au nom du « caractère propre » d’un établissement catholique, à déconsidérer l’homosexualité et la sexualité de plaisir, voire à bannir la mixité dans certaines classes ? De fait, nombre d’écoles privées s’autorisent de telles infractions et cela en totale impunité. L’établissement Stanislas censure des ouvrages littéraires tenus pour incompatibles avec le catholicisme et ose se prononcer contre l’homosexualité ou l’interruption volontaire de grossesse. Interrogé à ce sujet, le directeur de l’établissement, Frédéric Gautier, se justifie en déclarant au journal Le Monde : « l’Église catholique est contre l’union homosexuelle et contre l’avortement, que je sache, non ? Une école catholique ne peut dire autre chose ».

Plus grave, la tendance générale à choisir des élèves à la fois socialement favorisés et de bon niveau fait des écoles privées des instruments d’apartheid. Sur 12 millions de jeunes scolarisés, 2 millions le sont dans des établissements privés sous contrat. Le rapport de la Cour des comptes cité plus haut souligne une évolution inquiétante : « la mixité sociale dans les établissements privés sous contrat est en fort recul depuis une vingtaine d’années. Les élèves des familles très favorisées qui constituaient 26,4 % des effectifs de l’enseignement privé sous contrat en 2000, en représentaient 40,2 % en 2021. Et les élèves des milieux favorisés ou très favorisés sont désormais majoritaires dans ce secteur (55,4 % en 2021) alors qu’ils représentent 32,3 % des élèves dans le public. À l’inverse, la part des élèves boursiers s’élevait à 11,8 % des effectifs en 2021 dans le privé sous contrat contre 29,1 % dans le public. »

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En 2022, les établissements privés accueillaient deux fois plus d’élèves très favorisés et deux fois moins d’élèves défavorisés que les établissements publics d’enseignement, selon les services statistiques du ministère de l’Éducation nationale. L'ex-ministre Pap Ndiaye avait fait un tel constat devant les sénateurs le 1er mars 2023. Il s’était ému du fait que, malgré leur financement pour la plus grande part public, les établissements privés ne se soucient que fort peu de la mixité sociale des élèves. Il jugeait même nécessaire d’exiger d’eux un effort de mixité sociale garanti par contrat. Évidemment, comme d’habitude quand on ose mettre en cause les privilèges des écoles privées, on provoque un tollé. Mais qui rallume la guerre scolaire sinon les responsables religieux qui détournent des fonds publics de leur destination normale, à savoir l’intérêt général et non l’intérêt particulier.

Faisons le point sur les fonds versés aux écoles privées sans que les contreparties légales de ce financement public soient assurées. Dans son rapport déjà cité, la Cour des comptes souligne que malheureusement, aucun contrôle rigoureux portant sur l’utilisation de ces fonds n’est vraiment diligenté par la puissance publique, ce qui est peu respectueux des impôts payés par les citoyens. Citons le rapport annuel du ministère de l’Éducation nationale, « Repères et références statistiques ». Il précise que la subvention publique à l’ensemble des écoles privées s’est élevée à 8,7 milliards d’euros en 2020.

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Une somme à laquelle il convient d’ajouter les subventions des collectivités territoriales (régions, départements, communautés de communes), affectées aux salaires des personnels non-enseignants des établissements privés et aux frais de fonctionnement. En 2020, ces subventions ont atteint 2,7 milliards d’euros. Par ailleurs, 665 millions d’euros ont été versés au privé par des administrations publiques pour les dépenses de chauffage et d’éclairage. Enfin, des présidents de collectivités locales accordent à leur guise des aides financières aux écoles privées. Valérie Pécresse, pour la région Île-de-France, aurait fait voter 11 millions d’euros d’autorisations de subventions facultatives. Bref, les établissements privés sous contrat reçoivent chaque année une manne de 12,2 milliards d’euros d’argent public. Excusez du peu.

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Madame la ministre de l’Éducation nationale ferait bien de se pencher sur ce scandale que constituent le détournement de l’argent public par le prosélytisme religieux et l’apartheid social des écoles privées sous contrat. L’enseignement respectueux de la laïcité implique un état d’esprit tourné vers l’émancipation des élèves et à ce titre on ne peut le déléguer comme on le ferait d’une simple prestation matérielle. Au cours d’un colloque sur la laïcité auquel madame Belloubet participait, j’avais mis en cause la loi Debré et les manquements évoqués ici. Lors de la discussion, elle m’avait indiqué qu’il suffisait de faire respecter scrupuleusement un cahier des charges bien conçu. Le moment est venu. Chiche !

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École privée sous contrat : quand l’État finance à la fois le prosélytisme religieux et l’apartheid social

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27.02.2024

Il est grand temps de faire le point sur le statut actuel des écoles privées que subventionne l’État avec l’argent public. Rappelons que cet argent provient de l’impôt payé par des contribuables athées ou agnostiques, et pas seulement croyants. Imagine-t-on des écoles privées faisant du prosélytisme pour l’humanisme athée financées par l’argent de contribuables croyants ? La question mérite d’être posée ne serait-ce qu’au nom du principe républicain d’égalité. Par ailleurs, les écoles privées sous contrat peuvent-elles persister à se dire « libres » dès lors qu’elles obéissent à un prosélytisme religieux et/ou à une logique d’apartheid social qui permet aux familles aisées de pratiquer l’entre-soi pour leurs enfants ? Non. Peuvent-elles également se décréter composantes du service public d’instruction et d’éducation dès lors qu’elles n’en assument ni les finalités, ni les modalités ni les exigences ? Non, encore.

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Ces questions deviennent d’autant plus actuelles que les récentes enquêtes de la Cour des comptes, de juin 2023, révèlent des entorses graves à la loi Debré elle-même, datée du 31 décembre 1959. Une loi pourtant singulièrement favorable à l’Église catholique française, qui gère aujourd’hui 96 % des établissements privés sous contrat d’association. Financement public du prosélytisme religieux mais aussi d’un apartheid qui bafoue le souci de mixité sociale, voire de mixité tout court : voilà un paradoxe révoltant qui devrait attirer l’attention de Nicole Belloubet, nouvelle ministre de l’Éducation nationale.

La Quatrième République a globalement respecté la laïcité en refusant de financer les écoles privées avec de l’argent public, et ce, malgré les pressions constantes des démocrates-chrétiens. En revanche, la Cinquième République organise ce financement par la loi Debré. L’État s’engage alors à contribuer à la scolarisation de chaque élève du privé au même niveau que pour chaque élève de l’enseignement public. Mais pour cela, les établissements privés doivent souscrire un contrat par lequel ils s’engagent à respecter les programmes nationaux d’enseignement définis par le ministère de l’Éducation nationale, ainsi que la liberté de conscience des enseignants et des élèves. Pour les élèves, la catéchèse doit être facultative, et intervenir en début ou en fin de journée afin d’être nettement distinguée des programmes d’enseignement nationaux.

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© Marianne


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