La crise de l’émancipation, et des idéaux qui semblaient en assumer le programme, coïncide avec le triomphe de la mondialisation. Celui-ci donne aux signes les plus extérieurs du « progrès » des connotations très négatives pour tous ceux qui se vivent et se représentent comme exclus de ce mouvement, souvent à juste titre. Les prodigieuses réalisations de la technologie, la surabondance des biens produits, les avancées de la science ne seraient-elles que les faux-semblants d’un progrès illusoire ? De fait, l’accroissement paradoxal des inégalités de développement entre les pays, entre les peuples et au sein des peuples, affecte l’image de la modernité d’un coefficient très négatif.

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Et la conséquence ne se fait pas attendre. Dans le champ idéologique, voire philosophique, on assiste au retour d’une sorte de nostalgie traditionaliste. Dans le même temps, les critiques les plus vives mettent en cause le savoir comme tel et l’émancipation elle-même. Un procès injuste qui manque sa cible, l’instrumentalisation inhumaine des acquis du savoir rationnel et de l’émancipation. Le terreau des résurgences fondamentalistes et théologico-politiques, ainsi que des traditions les plus rétrogrades, est ainsi préparé. Revanche ?

Dans ce contexte, l’idéologie culturaliste promeut l’enfermement dans la différence culturelle supposée. Elle présente la laïcité comme une donnée culturelle particulière, voire « franco-française », et l’assigne ainsi à résidence. La démarche est similaire en ce qui concerne les « droits de l’homme », hâtivement cloués à la particularité d’une façon de vivre, et ce toujours à la faveur d’une conception statique des « cultures ». On en arrive à invalider la culture comme processus dynamique de dépassement libérateur, au nom des cultures comme ensembles de traditions indépassables.

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L’enjeu idéologique d’un tel relativisme ne peut pourtant échapper qu’à un observateur inattentif ou étourdi. La mutilation sexuelle, l’amputation corporelle, l’assujettissement de la femme à l’homme, le credo obligatoire, entre autres, reçoivent de ce fait le label « culturel », et peuvent dès lors échapper à toute critique. Le relativisme ainsi pratiqué n’est plus celui qui démystifiait naguère l’idéologie colonialiste. Son rôle émancipateur dénonçait alors la prétention à l’universalité d’une culture particulière. Aujourd’hui, la liberté de la personne singulière est quasiment niée dès lors qu’elle est enfermée dans sa « différence » prétendue. Servitude.

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On rend à l’oppression un service décisif en invalidant toute exigence au nom de laquelle elle pourrait être dénoncée. C’est ce qu’on fait en récusant les idéaux et les principes qui permettraient de juger les pratiques oppressives ou dégradantes. Dans le même esprit, on taxe de néocolonialiste ou d’ethnocentriste toute remise en cause de telles pratiques au nom des droits de l’être humain. La portée universelle de ces droits est alors contestée. Ainsi, on oublie ou feint d’oublier la façon dont ces droits ont été conquis, comme d’ailleurs le fut l’émancipation laïque. Ils ne peuvent donc être tenus pour des « valeurs culturelles » issues sans effort d’une civilisation particulière. Ce sont au contraire des principes révolutionnaires, conquis dans le sang et les larmes, à la faveur d’un mouvement douloureux de contestation des pratiques oppressives consacrées par toute une tradition.

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Henri Peña-Ruiz : "La crise de l’émancipation coïncide avec le triomphe de la mondialisation"

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23.11.2023

La crise de l’émancipation, et des idéaux qui semblaient en assumer le programme, coïncide avec le triomphe de la mondialisation. Celui-ci donne aux signes les plus extérieurs du « progrès » des connotations très négatives pour tous ceux qui se vivent et se représentent comme exclus de ce mouvement, souvent à juste titre. Les prodigieuses réalisations de la technologie, la surabondance des biens produits, les avancées de la science ne seraient-elles que les faux-semblants d’un progrès illusoire ? De fait, l’accroissement paradoxal des inégalités de développement entre les pays, entre les peuples et au sein des peuples, affecte l’image de la modernité d’un coefficient très négatif.

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Et la conséquence ne se fait pas attendre. Dans le champ idéologique, voire philosophique, on assiste au retour d’une sorte de nostalgie traditionaliste.........

© Marianne


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