« Établir la Constitution d’un grand empire est une des plus hautes entreprises dont l’intelligence humaine puisse s’occuper. Il ne faut donc pas employer des idées trop vulgaires, aussi nuisibles au succès de cette œuvre sublime qu’incompatibles avec sa dignité. »

Cette mise en garde prononcée par Jacques-Guillaume Thouret devant l’Assemblée constituante le 3 novembre 1789 devrait inspirer tous ceux qui s’évertuent, de nos jours, à vouloir modifier la Constitution à tout propos, même et surtout, quand c’est quasiment inutile, au contraire du constitutionnel qui ajoutait qu’il s’agissait de « reconstruire et régénérer l’État ».

L’enjeu d’alors tenait à l’urgente nécessité d’établir un nouvel État de droit, dans un pays à réorganiser de fond en comble. Nous en sommes loin à présent, notamment lorsqu’il s’agit simplement d’aménager les règles applicables en Corse au nom de la République française.

Et pourtant, l'« accord » conclu récemment à ce propos entre le gouvernement et des élus corses conduirait, une fois de plus, à triturer la Constitution sans bénéfice réel, ni pour l’île, ni pour l’ensemble du pays. À défaut d’avoir réussi une vraie décentralisation fondée sur la démocratie, voici donc la différenciation tirée du féodalisme et de ses privilèges.

Placé devant un défi d’une nature semblable, mais d’une bien plus grande ampleur, Thouret considérait que « les difficultés ne doivent pas vaincre notre courage ; les besoins locaux et du moment ne doivent pas détruire le bonheur général et permanent qui est attaché à faire une bonne Constitution. »

Et c’était justement à l’occasion de la nouvelle division territoriale du royaume qu’était apparue la nécessité d'« établir la Constitution, [car] c’est travailler pour les siècles (…) c’est porter au nom de la nation, en vertu du plus puissant de ses pouvoirs qui n’existe qu’en elle, et non dans aucune de ses parties, la loi suprême qui lie et subordonne les différentes parties de l’État au tout (…) ; rien de ce qui tiendrait aux systèmes, aux préjugés, aux habitudes, aux prétentions locales ne peut entrer dans la balance. ». Tout est dit et la ligne de conduite est tracée, jusqu’à aujourd’hui y compris.

Prétendre adapter encore la Constitution à rebours de ces principes, ouvrir la possibilité de modifier la loi nationale dans des buts seulement locaux, serait non seulement dangereux pour la République, mais aussi et surtout inutile. Pourquoi ouvrir la boîte de Pandore alors qu’il suffirait déjà d’user de toutes les possibilités existantes dans les textes constitutionnels, tel que l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme ?

Ce qui n’est pas interdit est autorisé, alors que rien que dans les lois déjà applicables à la Corse, on a écrit cent fois le verbe « pouvoir », comme on l’a fait à des milliers de reprises pour l’ensemble des collectivités locales françaises (voir notre ouvrage Citoyen ! Plaidoyer pour une démocratie locale renouvelée, L’Harmattan, 2018). Supprimer ces « autorisations » inutiles et laisser les élus locaux agir à l’intérieur du champ de ce qui n’est pas interdit ou imposé, suffirait à la peine !

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D’aucuns se réfèrent aussi aux régimes particuliers applicables aux territoires et départements d’outre-mer, pour justifier qu’il en soit fait autant pour la Corse. Étonnant raisonnement qui consiste à considérer cette île comme appartenant à la catégorie des DOM-TOM, alors que rien dans sa situation géographique, son histoire, sa culture, sa population et son économie ne peut mener à cette conclusion bizarre, si ce n’est à travers l’expression du premier alinéa de l’accord – ou plutôt des Écritures constitutionnelles enrichies (sic), selon le texte officiel – à savoir le « lien particulier avec sa terre », qui fait directement référence aux accords de Nouméa lesquels, selon ces mêmes accords et l'ONU, établissent un statut colonial en Nouvelle-Calédonie.

Avec un tel statut, la Corse se rapprocherait plus d'une colonie que ne l'est aujourd'hui Wallis-et-Futuna, qui compte pourtant trois rois et un conseil d'aristocrates !

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Il s’agit donc bien d’une confusion entre les fins et les moyens : le problème est qu'on utiliserait des moyens institutionnels pour pallier une inégalité territoriale et des questions de service public.

Qu’aurait à gagner le pays à laisser une assemblée locale vendre à la découpe la loi nationale, au risque, pour les métropolitains, d’en tirer un jour la conclusion que, décidément, il vaut mieux l’indépendance que tous ces ajustements de circonstance ?

Qu’auraient à gagner les Corses, à partager un avenir semblable à celui souhaité par la Catalogne, la Flandre, voire des provinces du nord de l'Italie… sans posséder les ressources que ces régions-là voudraient tant ne plus partager avec tous les citoyens de leurs pays ? Non, vraiment, personne n’a rien à gagner à ignorer les principes posés par Thouret il y a plus de deux siècles !

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Autonomie de la Corse : "Une voie dangereuse pour la République, mais surtout inutile"

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19.03.2024

« Établir la Constitution d’un grand empire est une des plus hautes entreprises dont l’intelligence humaine puisse s’occuper. Il ne faut donc pas employer des idées trop vulgaires, aussi nuisibles au succès de cette œuvre sublime qu’incompatibles avec sa dignité. »

Cette mise en garde prononcée par Jacques-Guillaume Thouret devant l’Assemblée constituante le 3 novembre 1789 devrait inspirer tous ceux qui s’évertuent, de nos jours, à vouloir modifier la Constitution à tout propos, même et surtout, quand c’est quasiment inutile, au contraire du constitutionnel qui ajoutait qu’il s’agissait de « reconstruire et régénérer l’État ».

L’enjeu d’alors tenait à l’urgente nécessité d’établir un nouvel État de droit, dans un pays à réorganiser de fond en comble. Nous en sommes loin à présent, notamment lorsqu’il s’agit simplement d’aménager les règles applicables en Corse au nom de la République française.

Et pourtant, l'« accord » conclu récemment à ce propos entre le gouvernement et des élus corses conduirait, une fois de plus, à triturer la Constitution sans bénéfice réel, ni pour l’île, ni pour l’ensemble du pays. À défaut d’avoir réussi une vraie décentralisation fondée sur la démocratie, voici donc la différenciation tirée du féodalisme et de ses........

© Marianne


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