Si le monde littéraire du XVIIIe siècle est dominé par les hommes, Cécile Berly nous invite, dans « Elles écrivent » (Passés composés), à investir le genre épistolaire, alors en vogue, à travers les plus belles lettres de femmes.

La correspondance féminine y est considérée comme une œuvre littéraire à part entière, alors même que ces épistolières n’avaient aucune ambition littéraire, et ne revendiquaient pas le statut de femme de lettres – seule la prostituée pouvant s’exposer dans l’espace public. On y retrouve la correspondance de femmes très connues, comme la toute-puissante madame de Pompadour, favorite de Louis XV, Germaine de Staël, l’intellectuelle avide de pouvoir, Marie-Antoinette, Reine de France en plein chaos politique, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, mère omnipotente, mais aussi, Isabelle de Bourbon-Parme, Catherine II, Madame du Deffand, Julie de Lespinasse et Madame Rolland.

Femmes actives (elles écrivent plusieurs lettres par jour), salonnières pour certaines d’entre elles, la société du XVIIIe ne leur octroie aucune place. Mais chacune, par l’importance qu’elles accordent à l’écriture, à sa matérialité, au travail réflexif et intellectuel qui en procède, ouvre la voie de l'émancipation – la leur, mais aussi celle des femmes qui leur succéderont, raconte Cécile Berly.

Marianne : Que nous disent ces épistolières de leur condition de femme, dans cette société du XVIIIe siècle ?

Cécile Berly : Elles nous parlent de leur non-place ! On comprend, en les lisant, qu’elles ont intériorisé les mœurs de leur temps, et n’ont absolument aucune ambition littéraire. Elles n’écrivent pas pour être lues, pour devenir auteur, mais avant tout pour s’exprimer. Elles ont bien compris que l’une de leurs rares libertés, est le champ de la lettre. Il est important de rappeler que pour les femmes, la Révolution n’a pas constitué une césure radicale : avant comme après, elles n’ont pas de droits politiques. On leur accorde seulement quelques droits civils – parce que cette révolution est faite par des hommes qui sont de façon ordinaire, misogynes, comme les femmes du reste : cela fait partie des normes de l’époque.

Rares sont celles qui vont vouloir être dans la transgression, et revendiquer une place et des droits. Elles n’y pensent pas, y compris Madame Roland, qui d’un point de vue philosophique, politique, est à l’avant-garde de tous les savoirs mais qui écrit dans ses lettres, qu'il est encore trop tôt pour que les femmes puissent devenir citoyennes, et ce tant qu'elles ne seront pas suffisamment éduquées !

"Chacune, et sans en avoir conscience, par leur façon de vivre et d’écrire, par la place qu’elles vont accorder dans leur vie quotidienne à l’écriture et à sa matérialité, est incontestablement sur la voie de l’émancipation."

En ouvrant la voie à la lutte pour une certaine indépendance, sont-elles les pionnières du féminisme ?

Je distingue de plus en plus le féminisme de l’émancipation féminine. Toutes les femmes réunies dans ce livre, ne sont pas dans le champ politique des droits des femmes. En revanche, elles sont chacune, à leur façon, un modèle d’émancipation féminine, et elles ouvrent une perspective de réflexion pour les femmes qui vont suivre au XIXe siècle. Chacune, et sans en avoir conscience, par leur façon de vivre et d’écrire, par la place qu’elles vont accorder dans leur vie quotidienne à l’écriture et à sa matérialité, est incontestablement sur la voie de l’émancipation. Elles ont compris une chose, qui est essentielle : l’écrit est un pouvoir. Quand on veut s’approprier le pouvoir, cela passe largement par l’écrit.

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Madame de Pompadour, grâce à ses lettres, s’affirme comme la première femme politique de notre histoire…

Elle est omnipotente, extrêmement formée, éduquée, et intervient dans tous les domaines. Elle a une vision politique sur tous les sujets et va réussir à créer ce lien – à ma connaissance unique dans notre histoire – de confiance, et pas seulement d’amour, avec Louis XV. Elle est son homme de confiance. Manifestement, leur relation physique a duré un peu moins de cinq années mais elle reste à la cour, au plus haut sommet de l’État, presque vingt années. Elle sait le rassurer, l’écouter, le guider, mais aussi, probablement, le manipuler. Elle a une intelligence politique et courtisane incontestable.

Julie de Lespinasse était-elle un précurseur du romantisme ?

Julie de Lespinasse est un personnage à part dans ce livre. D’abord elle fait partie de ces hommes et femmes, innombrables au XVIIIe, qui ne sont pas légitimes, parce que nés bâtards. Ensuite, elle a un rapport à l’amour très différent : elle aime de façon passionnée, démesurée, à en mourir. Elle se consume pour des histoires irréalisables, non accomplies ou qui ont été consommées trop vite. Et là où elle va réussir à laisser une trace, alors qu’elle n’est rien, c’est par l’écrit. Par ses amours impossibles et sa naissance illégitime, elle incarne la figure du romantisme naissant.

Les querelles qui l’opposent à Madame du Deffand, sont-elles représentatives de la manière dont ces femmes du XVIIIe tentent de se faire une place, dans une société d’hommes ?

Non pas qu’il ne puisse pas y avoir de solidarité d’ordre amical, affectif, mais cette conscience d’une fraternité entre Julie de Lespinasse et Madame du Deffand, ne peut exister. Cette dernière, qui devient aveugle, sort la pauvresse de sa condition, car elle a besoin d’une dame de compagnie pour l’assister dans sa vie quotidienne. Il est hors de question d’élever cette jeune femme à la condition d’aristocrate. Madame du Deffand, bien que stimulée par la vie intellectuelle, ne souhaite en aucun cas remettre en question l’ordre, tel qu’il est établi, et en premier lieu, politique et religieux. Elle est pourtant athée, mais la société qu’elle incarne, aristocratique, fondée sur des inégalités, est la sienne.

D’ailleurs, quand on lit ces femmes, on s’aperçoit que ce sont souvent les hommes qui les protègent, les portent, les poussent à écrire. Si on reprend l’exemple de Julie de Lespinasse, se dire que d’Alembert, qui était un des philosophes des Lumières les plus prestigieux aux quatre coins de l’Europe, probablement par amour, accepte d’être son secrétaire, est quand même assez fascinant. Beaucoup d’hommes étaient sensibles à la non-place des femmes dans la société, et œuvraient, à leur niveau, à leur créer un espace. Beaucoup d’hommes étaient, au XVIIIe, féministes avant l’heure. Par exemple, Le premier combat de Condorcet, a été l’éducation des femmes.

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Madame de Staël, première écrivaine féministe ?

La première féministe qui utilise l’écrit à des fins féministes, c’est Olympe de Gouges, qui n’est pas dans le livre, car elle a écrit très peu de lettres. Germaine de Staël, très privilégiée, a reçu une éducation exceptionnelle pour son temps, elle n’est pas la fille de n’importe qui, et le sait très bien, d’où sa fascination pour les hommes de pouvoir. C’est une femme qui aime séduire, qui va même revendiquer, en vieillissant, d’avoir des hommes et des amants beaucoup plus jeunes et très beaux. Pour l’époque, cela restait complètement incongru. Elle a été vilipendée par l’opinion publique, que ce soit en France, en Suisse ou ailleurs, justement parce que cette femme est « dénaturée », elle se comporte comme un homme, écrit comme un homme, a les ambitions d’un homme.

Un certain nombre de ses amants, et je pense évidemment en premier lieu à Benjamin Constant, ont été sa marionnette, sa créature. Elle ne pourra pas, parce qu’elle est femme, accéder au statut de ministre, d’ambassadeur. Donc, elle a besoin des hommes pour exercer le pouvoir, et elle ne s’en est jamais privée. Le seul avec lequel ça n’a pas du tout pu fonctionner, c’est évidemment Bonaparte, devenu Napoléon. Entre eux, c’est une haine à mort, implacable.

"Ces femmes du XVIIIe sont dans l’action, dans leur vie quotidienne, elles écrivent. L’écriture, les outils d’écriture, occupent une place essentielle dans leur emploi du temps, elles ont vécu, pour ainsi dire, la plume à la main."

Les lettres renouvellent-elles l’approche de l’histoire, qui est habituellement celle des batailles et des victoires, qui est une affaire d’hommes ?

Elles permettent de montrer ces femmes sous un jour complètement inédit, et ce qui est pour moi une obsession. Elles ont écrit, a minima, plusieurs centaines de lettres, dans leur vie. Celle qui a le moins écrit dans ce livre, c’est Marie-Antoinette, qui est morte avant ses 38 ans. On a quand même conservé au moins 400 lettres de sa main !

Germaine de Staël va écrire jusqu’à 8 000 lettres de son vivant, en plus de son œuvre littéraire et de la main de Madame Roland, nous avons des milliers de lettres… Combien d’heures passaient-elles chaque jour à écrire ? C’est une œuvre littéraire à part entière. Depuis quelques années, on repense l’histoire de la littérature, et on redonne une place aux femmes, qui ont écrit autant, si ce n’est plus, que les hommes, mais ne sont que récemment auteurs, telle est la différence. Écrire et être lu, ce n’est pas la même chose.

Ces femmes du XVIIIe sont dans l’action, dans leur vie quotidienne, elles écrivent. L’écriture, les outils d’écriture, occupent une place essentielle dans leur emploi du temps, elles ont vécu, pour ainsi dire, la plume à la main. Et par l’exercice de la lettre, Madame Roland l’explique très bien, on apprend à structurer sa pensée, ses phrases. Madame Roland meurt guillotinée, alors qu’elle n’a pas quarante ans. Elle explique que si c’était à refaire, sa vie serait complètement différente. Elle serait auteur. C’est une femme qui a vécu trop tôt. Elles ont d’ailleurs, toutes, cela en commun, elles ont mal vécu dans leur époque, parce qu’elles étaient, malgré elles, émancipées par l’écrit.

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Dans les salons qu’elles tenaient, ces femmes avaient-elles des idées qui leur étaient propres ?

Si on prend Madame du Deffand, elle adore les idées nouvelles, non pas parce qu’elle les adopte mais pour pouvoir les critiquer. Cette stimulation intellectuelle lui permet de ne pas s’ennuyer. Elle reçoit les philosophes des Lumières, admire par-dessus tout Voltaire, sans vouloir s’approprier leurs idées. Au contraire, elle les rejette. Madame Roland, dont le salon est évidemment beaucoup plus modeste, ne prend pas la parole. Quand elle reçoit, elle est à sa petite table, avec un ouvrage entre les mains (de la broderie, du canevas). Tout le monde sait très bien que les idées essentielles, c’est elle qui les insuffle, mais on ne l’entend pas. Pourtant, il n’y a qu’à lire ses lettres à Robespierre, à Brissot, à ceux qu’on appelle aujourd’hui les Girondins : elle est au cœur de la construction de la France politique.

Madame Roland est une bourgeoise extrêmement soucieuse, comme toutes les femmes le seront au XIXe siècle au moins, de sa respectabilité. C’est une femme vertueuse, et elle le revendique, parce que, entre autres, elle est rousseauiste le plus grand pédagogue du XVIIIe, dont une part de la pédagogie consiste à dire qu’il ne faut pas éduquer les femmes comme les hommes, parce que ce serait dangereux pour la société. Rousseau est l’auteur le plus lu par les femmes au XVIIIe… ! Il faut relire Mona Ozouf, Élisabeth Badinter, qui l’expliquent très bien : ces femmes, sont en premier lieu, conditionnées par leurs lectures. Cela nous permet de comprendre pourquoi elles ne revendiquent pas le statut de femme de lettres. Les seules femmes qui s'exposent dans l'espace public, ce sont les prostituées !

"Elles manifestent quelque chose qu’on a perdu aujourd’hui : le temps d’écrire, non pas pour faire une œuvre, mais pour écrire. C’est le sommet de l’art."

L’usage de l’écriture de lettres s’est perdu. Ces femmes épistolières ont-elles quelque chose à nous apprendre ?

Avec les outils numériques on perd la spontanéité et la fluidité qu’on peut avoir dans une lettre manuscrite. Ce sont des femmes qui, lorsqu’elles écrivent, sont dans la réflexion, l’introspection : elles prennent le temps. Souvent d’ailleurs, quand elles ont une orthographe déficiente, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre elles, elles le vivent très mal. Ce n’est pas de la fausse modestie : elles sont conscientes qu’elles ont des lacunes. Je me rends compte depuis quelques années, qu’il y a un réel intérêt, public et critique, pour ces lettres. Elles manifestent quelque chose qu’on a perdu aujourd’hui : le temps d’écrire, non pas pour faire une œuvre, mais pour écrire. C’est le sommet de l’art. Avoir le temps de se délier, de se créer un espace de liberté.

Il y avait aussi une dimension thérapeutique, dans l’acte d’écrire…

Calmer les angoisses, les peurs, et pas n’importe lesquelles : le fait d’être très malade, de savoir qu’on va mourir. C’est quand même assez fascinant ; pour certaines, elles savent qu’elles vont mourir, jeunes, et dans des conditions terribles. Elles prennent le temps d’écrire. Notre société a changé dans son rapport à l’écrit, qui est devenu accessoire.

***

Cécile Berly, Elles écrivent, (Passés composés), 283 P., 20 €

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"Elles écrivent" : plongée avec Cécile Berly dans l'histoire des plus belles lettres de femmes du XVIIIe siècle

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01.03.2024

Si le monde littéraire du XVIIIe siècle est dominé par les hommes, Cécile Berly nous invite, dans « Elles écrivent » (Passés composés), à investir le genre épistolaire, alors en vogue, à travers les plus belles lettres de femmes.

La correspondance féminine y est considérée comme une œuvre littéraire à part entière, alors même que ces épistolières n’avaient aucune ambition littéraire, et ne revendiquaient pas le statut de femme de lettres – seule la prostituée pouvant s’exposer dans l’espace public. On y retrouve la correspondance de femmes très connues, comme la toute-puissante madame de Pompadour, favorite de Louis XV, Germaine de Staël, l’intellectuelle avide de pouvoir, Marie-Antoinette, Reine de France en plein chaos politique, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, mère omnipotente, mais aussi, Isabelle de Bourbon-Parme, Catherine II, Madame du Deffand, Julie de Lespinasse et Madame Rolland.

Femmes actives (elles écrivent plusieurs lettres par jour), salonnières pour certaines d’entre elles, la société du XVIIIe ne leur octroie aucune place. Mais chacune, par l’importance qu’elles accordent à l’écriture, à sa matérialité, au travail réflexif et intellectuel qui en procède, ouvre la voie de l'émancipation – la leur, mais aussi celle des femmes qui leur succéderont, raconte Cécile Berly.

Marianne : Que nous disent ces épistolières de leur condition de femme, dans cette société du XVIIIe siècle ?

Cécile Berly : Elles nous parlent de leur non-place ! On comprend, en les lisant, qu’elles ont intériorisé les mœurs de leur temps, et n’ont absolument aucune ambition littéraire. Elles n’écrivent pas pour être lues, pour devenir auteur, mais avant tout pour s’exprimer. Elles ont bien compris que l’une de leurs rares libertés, est le champ de la lettre. Il est important de rappeler que pour les femmes, la Révolution n’a pas constitué une césure radicale : avant comme après, elles n’ont pas de droits politiques. On leur accorde seulement quelques droits civils – parce que cette révolution est faite par des hommes qui sont de façon ordinaire, misogynes, comme les femmes du reste : cela fait partie des normes de l’époque.

Rares sont celles qui vont vouloir être dans la transgression, et revendiquer une place et des droits. Elles n’y pensent pas, y compris Madame Roland, qui d’un point de vue philosophique, politique, est à l’avant-garde de tous les savoirs mais qui écrit dans ses lettres, qu'il est encore trop tôt pour que les femmes puissent devenir citoyennes, et ce tant qu'elles ne seront pas suffisamment éduquées !

"Chacune, et sans en avoir conscience, par leur façon de vivre et d’écrire, par la place qu’elles vont accorder dans leur vie quotidienne à l’écriture et à sa matérialité, est incontestablement sur la voie de l’émancipation."

En ouvrant la voie à la lutte pour une certaine indépendance, sont-elles les pionnières du féminisme ?

Je distingue de plus en plus le féminisme de l’émancipation féminine. Toutes les femmes réunies dans ce livre, ne sont pas dans le champ politique des droits des femmes. En revanche, elles sont chacune, à leur façon, un modèle d’émancipation féminine, et elles ouvrent une perspective de réflexion pour les femmes qui vont suivre au XIXe siècle. Chacune, et sans en avoir conscience, par leur façon de vivre et d’écrire, par la place qu’elles vont accorder dans leur........

© Marianne


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