Le linguiste Alain Bentolila se penche, dans Controverses sur la langue française (ESF Sciences humaines), sur quelques idées tenaces, qui nous empêchent – voire nous dispensent – de nous confronter à l'état préoccupant dans le lequel se trouve l'apprentissage du langage.

Hypocrisie d’un conformisme ambiant, qui veut que chacun « parle comme il veut ». Complaisance avec laquelle certains parents s’adressent à leurs enfants avec des tournures de phrases incorrectes et des créations langagières affligeantes : « Il est où le wha wha ? ». Mépris des hommes politiques, dont le discours, soit alambiqué soit appauvri, n’est plus en quête d’efficacité, le relais de convictions réelles, mais cache au contraire une absence de contenu. Toutes ces façons de malmener la langue – souvent de façon insidieuse – conduisent, selon le linguiste, à un désastre sociétal et humain. La fonction première du langage, qui est le partage, devient déficiente et conduit au communautarisme. Voire à la violence.

C’est un combat que mène Alain Bentolila, pour qui le moment décisif se joue à l’école, dont le rôle est de permettre à chaque enfant, d’où qu’il vienne, de se forger une pensée claire et construite, pour devenir un être humain libre et éclairé. Encore faudrait-il que l'école soit placée au centre des préoccupations politiques et du débat public, et qu’on lui donne les moyens nécessaires…

Marianne : Le français des cités, codé, transgressif, voire violent, a tendance à enfermer. Cette stratégie de repli identitaire est contraire à la richesse de la langue française. Pensez-vous que l’apprentissage de la langue à l’école, perçu par ces populations comme élitiste, et qui les renvoie à l’échec scolaire, ait les moyens de répondre à ce problème ?

Alain Bentolila : Si les jeunes des cités parlent un langage différent de celui de la majorité de la population, ce n’est certainement pas parce qu’ils n’ont pas la capacité intellectuelle de s’emparer des mots, d’organiser leurs phrases, et de tenir un discours argumentatif. Je pense qu’on peut expliquer cela, d’une façon très claire, et qui emprunte à un phénomène de la linguistique générale : « l’économie linguistique ».

On a enfermé les populations dans des ghettos – où l’on trouve des gens qui se ressemblent par leur histoire, par leur précarité économique, par leur origine – et on a pris soin qu’ils en sortent le moins possible. Or, entre semblables, les mots ne servent pas à grand-chose : on se comprend à demi-mot – cela va sans dire – à l’aide d’un vocabulaire réduit de moitié, sans que les connecteurs logiques ne soient nécessaires pour expliquer sa pensée. C’est ce que j’appelle « le rétrécissement linguistique ». Tant qu’elles restent entre elles, ces populations se débrouillent – la communication passe.

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Alain Bentolila : "20 % de notre population est soumise car elle n'a pas les mots pour se défendre"

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29.02.2024

Le linguiste Alain Bentolila se penche, dans Controverses sur la langue française (ESF Sciences humaines), sur quelques idées tenaces, qui nous empêchent – voire nous dispensent – de nous confronter à l'état préoccupant dans le lequel se trouve l'apprentissage du langage.

Hypocrisie d’un conformisme ambiant, qui veut que chacun « parle comme il veut ». Complaisance avec laquelle certains parents s’adressent à leurs enfants avec des tournures de phrases incorrectes et des créations langagières affligeantes : « Il est où le wha wha ? ». Mépris des hommes politiques, dont le discours, soit alambiqué soit appauvri, n’est plus en quête d’efficacité, le relais de convictions réelles, mais cache au........

© Marianne


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