Pour le philosophe américain Robert Harvey, c’est la question anthropologique par excellence, car c’est autour de cette relation qu’une société se constitue. Depuis la nuit des temps, l’homme accompagne ses morts dans l’autre monde : embaumement des corps, cérémonie funèbre, dépôt de couronnes fleuries… Plus étonnant encore : une fois le mort définitivement parti – enterré, incinéré – le survivant revient vers le défunt, continue de lui rendre visite, le rappelle à son souvenir…

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Selon Harvey, c’est par le langage qu’un lien avec les ancêtres est restauré. Comment dialoguer avec les morts, et pourquoi s’évertuer à maintenir un fil qui semble définitivement rompu ? En un mot : pour survivre. Notre survie ? Celle des morts ? D’abord celle de l’homme – distinct du vivant, par sa capacité à revenir sur le passé, et à se le remémorer. Les Grecs distinguaient deux formes de vie : zôè (la vie naturelle, commune à tous les vivants) et bios (la vie réalisée par l’être humain).

Tandis que la zôè est cyclique (la génération procède de ce qui est mort), la bios s’oriente en ligne droite, vers un point indépassable – le trépas. Et ce qui vient contrer le renouvellement cyclique à partir de la mort du défunt, c’est justement le culte des morts, qui préserve leur identité, par-delà la disparition. Le langage joue, à cet égard, le rôle d’un catalyseur contre l’oubli : ce sont ces mots « Je suis Ahmed », clamés en souvenir du policier exécuté par les terroristes lors de la tuerie de Charlie Hebdo en 2015, ou la formule « ci-gît » qui orne les stèles funéraires.

Mais si on nomme les morts, remarque Harvey, on les passe aussi sous silence. Triste cas des génocides, des déportations, ou des crimes récents de Boutcha. La « reconnaissance tombale » est parfois longue – pour des raisons morales, politiques – nous faisant vaciller du souvenir à oubli : 40 ans se sont écoulés entre la nuit d’horreur d’octobre 1961 et la plaque apposée sur le Pont Saint-Michel. Et on commence seulement à poser des plaques sur les écoles, 56 ans après la rafle du Vel d’Hiv…

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Le deuil est un travail, mais aussi un devoir et en ce sens, la fin est, pour les survivants, un commencement : il faut apprendre à vivre auprès des morts, soutenir leur disparition sans la révoquer. Séjournant près des vivants, par les soins et le souvenir qu’ils leur portent, les morts ont aussi un lieu qui leur est réservé : le cimetière, dont l’origine sémantique est koimêtêrion (le dortoir). Curieux dormeurs que ces morts qui gisent là ! Comment évoquer ces êtres, définitivement condamnés à la nuit, sans les réveiller ? Par la parole poétique, dont les tombeaux sont probablement les plus pérennes. Harvey évoque le magnifique feuillet n° 11 de Mallarmé, en souvenir de son fils Anatole. Il mime les genoux du père, abandonnés par l’enfant chéri :

« Genoux enfant

genoux – besoin

d’y avoir l’enfant

– son absence – genoux

tombent »

Là encore, c’est le langage, modelé par l’imagination, qui rend possible un partage entre les vivants et les morts. Partage difficile, mais nécessaire. C’est autour des ombres et des traces – qui miment l’absence et lui donnent corps – que le livre de Harvey Parmi les gisants, nous propose de méditer. Immersif, il s’ouvre sur un cimetière, et se clôt sur les paroles bibliques d’un fossoyeur fantasque : « Les morts, c’est comme nous, les vivants : on doit les traiter avec le même respect qu’on leur accordait vivants. »

***

Robert Harvey, Parmi les gisants, PUF, 15 €, 304 p.

QOSHE - Comment vivre avec les morts ? On a lu "Parmi les gisants" de Robert Harvey - Isabelle Vogtensperger
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Comment vivre avec les morts ? On a lu "Parmi les gisants" de Robert Harvey

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12.02.2024

Pour le philosophe américain Robert Harvey, c’est la question anthropologique par excellence, car c’est autour de cette relation qu’une société se constitue. Depuis la nuit des temps, l’homme accompagne ses morts dans l’autre monde : embaumement des corps, cérémonie funèbre, dépôt de couronnes fleuries… Plus étonnant encore : une fois le mort définitivement parti – enterré, incinéré – le survivant revient vers le défunt, continue de lui rendre visite, le rappelle à son souvenir…

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© Marianne


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