Au fil d’un essai alerte, mâtiné d’un certain agacement et surtout de tendresse, Philippe Thureau-Dangin dans Au sommet de la vie (Les Presses de la cité) a décidé de nous faire changer de regard sur la vieillesse, trop souvent réduite au déclin et vue comme un grand malheur. Sans nier la réalité de cette période de la vie où, pour les plus âgés, les codes de la société ont changé (priorité au jeunisme, au présentéisme…), l’écrivain rend hommage, dans une galerie de portraits jouissifs, à ceux qui se sont interdit d’être vieux. Il évoque ainsi Georges Clemenceau, quand, après avoir vécu mille vies comme homme d’État, journaliste, critique d’art, « le père la victoire » et infatigable séducteur, noue à 82 ans une idylle avec Marguerite, de 40 ans sa cadette.

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Viennent ensuite les figures du peintre de la « vague » Hokusai qui dit avoir commencé à comprendre le monde à 73 ans, et de tant d’autres écrivains, penseurs, scientifiques, qui restent des modèles d’une grande richesse pour l’humanité. Ils n’ont pourtant jamais dételé et ont, jusque dans les dernières années de leur vie, fait preuve d’une obstination et d’une création remarquable. Ce regard stimulant et plein de vie nous invite à résister et à faire nôtre le bon mot de Bernard Pivot : « ne renoncez à rien ! ».

Marianne : Vous faites l’éloge de la vieillesse, à travers l’exemple des très âgés qui ont su rester jeunes. N’y a-t-il pas un paradoxe ?

Philippe Thureau-Dangin : La posture de ces aînés qui veulent singer la jeunesse à tout prix, est souvent ridicule. Ce que j’ai mis en exergue dans mon livre, ce sont des gens très âgés qui ont continué à œuvrer, à faire des choses remarquables, sans toutefois nier la réalité de leur condition. La vieillesse n’est pas que décrépitude, sénilité, elle a beaucoup d’atouts. Je cite à la fin de mon essai un rabbin, qui dit : « il est interdit d’être vieux, de se dire vieux », parce que les cellules se renouvellent sans cesse. Je crois qu’il ne faut pas se résigner, se laisser enfermer dans une catégorie, en faire une essence, une sorte d’identité. Il faut être un humain plein.

La vieillesse, une question d’âge ?

La frontière entre la jeunesse et la vieillesse dépend de votre condition physique et non de votre âge. Prenez, par exemple, le philosophe Gilles Deleuze. Atteint d’une grave insuffisance respiratoire qui lui laissait finalement très peu de temps dans la journée pour travailler, il était vieux avant l’âge. On meurt par petits bouts lorsqu’on perd la santé, et cela peut arriver à tout âge ! Quels sont les privilèges du grand âge ? Le fait de résister, comme Clemenceau ou Stéphane Hessel, qui ont gardé intacte la capacité de dire non, de s’indigner. J’évoque à ce sujet Tolstoï, alors octogénaire, et qui a mis au point sa doctrine de la résistance non violente, passive, face au mal, à l’inéluctable. Je crois que c’est propre aux gens très âgés.

Qu’est-ce qui rend les personnes âgées plus aptes à résister ?

Le philosophe Vladimir Jankélévitch parlait de passage-obstacle. Si l’incapacité physique des plus âgés est à la fois un obstacle, elle est aussi un passage pour autre chose. Cette autre chose peut être la capacité à dire non, mais sans violence, sans répondre à la violence de l’autre, ou au mal, mais de refuser ce qui peut l’être…

Dans notre société, la vieillesse est souvent perçue comme un fardeau (économique, familial…) Vous dites pourtant qu’elle constitue « le sommet de la vie ». Les plus âgés auraient-ils quelque chose à nous apprendre ?

Ce livre est né d’une colère et d’une rage à la lecture des titres des journaux : « tel pays vieillit », « le nombre de gens âgés augmente, et c’est un drame pour la croissance. » La vieillesse est souvent perçue comme un fardeau pour l’économie capitaliste, à laquelle sont le plus souvent associées les normes de travail, de performance, de productivité, d’activité et de consommation. Or la vieillesse représente un aspect de la condition humaine qui est contraire à cette logique. Je cite ainsi le mot de Hemingway qui considère que le mot « retirement » (retraite) est le plus laid de la langue anglaise. J’évoque également George Steiner, qui parle des quatre luttes – entre hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, étrangers et autochtones.

Je pense qu’il y a une rivalité, implicite, inconsciente peut-être, entre les jeunes et les vieux. La façon dont nous donnons une vision dénigrante, dépréciée de la vieillesse et du grand âge, est par exemple extrêmement désobligeante.

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Alors, on pourrait imaginer une autre organisation de la société, où les plus âgés seraient plus utiles, comme au temps où, dans la ferme traditionnelle, chacun avait son rôle, depuis le jeune de douze ans qui avait la garde des oies, jusqu’aux très vieux assignés aux travaux de tissage, de gardiennage, ou qui aidaient aux récoltes. Or aujourd’hui, alors que les générations sont séparées, que propose-t-on aux anciens, sinon de leur trouver tel ou tel EHPAD ?

Vous parlez notamment d’une infantilisation des vieux ?
Effectivement. Simone de Beauvoir en parle beaucoup dans son livre « La vieillesse ». Le temps où la société réservait une place privilégiée aux anciens, à l’expérience du « vieux sage, du noble vieillard » est bien fini.


Cela ne génère-t-il pas des problèmes de transmissions intergénérationnelles ?

Effectivement, très souvent comme je le dis, la transmission se fait au moyen de voies parallèles, par des oncles, des tantes, des grands-parents, tel professeur, tel ami de la famille. Maintenant, il est vrai que l’arrivée du numérique a bousculé les choses : d’une part, elle génère une difficulté technique pour les plus âgés et d’autre part, elle laisse croire aux jeunes que les applis leur apportent tout ce dont ils ont besoin. La transmission du savoir par les aînés est bien moindre, mais je reste optimiste.

Cette mise à distance des plus âgés, n’est-elle pas le symptôme d’une peur de la mort ?

Je pense qu’il y a un contresens, lorsqu’on considère le « bel âge » comme l’antichambre de la mort car pour moi, c’est tout le contraire. La vieillesse, c’est dire non à la grande faucheuse. Dans mon livre, je montre que les philosophes ont beaucoup parlé de la mort et présenté la philosophie comme l’apprentissage de la mort (Platon) mais très peu ont parlé de la vieillesse. Et pourtant, dans nos générations beaucoup de gens auront la chance de vivre jusqu’à 90 voire 100 ans.

Il est vrai que les plus jeunes ont inconsciemment peur de la mort et voient chez les plus âgés des gens prêts à mourir, ce qui est un contresens, parce que, sauf exception, la plupart des gens très âgés n’ont aucune envie de mourir, même si certains disent le contraire, lorsqu’ils ont perdu leurs proches ou leurs amis de jeunesse.

Je pense qu’on ne réfléchit pas assez à la vieillesse comme un temps propre à l’humain car finalement, pour la plupart de nos cousins primates et autres mammifères, qui n’ont pas la médecine ni la chirurgie pour les soigner, quand leurs forces physiques déclinent, ils meurent. Donc ils ne bénéficient pas de ce supplément de temps qui nous est accordé à partir de la retraite, pour garder le goût de l’aventure et ne pas se contenter de regarder la télévision ou de faire des croisières.

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N'y a-t-il pas un paradoxe dans le fait que la vieillesse soit une période de détachement, et en même temps, le moment propre à la résistance – notamment vis-à-vis de la mort ?

Cicéron répliquerait à cet argument qu’on meurt à tout âge, et que la vieillesse n’est donc pas forcément plus proche de la mort ! Je crois que ce qui est important (pour Montaigne, Deleuze, et d’autres) c’est que la vieillesse permet un détachement, une souveraineté, une façon de se déprendre de choses inutiles.

« Plotin a cette phrase merveilleuse, qui dit "ne cesse pas pendant ta vieillesse de sculpter ta statue, pour atteindre la vertu". »

Le philosophe Plotin a cette phrase merveilleuse, qui dit « ne cesse pas pendant ta vieillesse de sculpter ta statue, pour atteindre la vertu ». Si sculpter c’est enlever des fragments de pierre, pour nous, cela signifie que la vieillesse est le temps de se débarrasser de toutes ces choses inutiles, superflues, avec la chance peut-être, d’atteindre la vertu.

Ainsi le grand âge, c’est aussi aller à l’essentiel, enjamber les siècles. D’où la phrase merveilleuse de l’écrivain Hermann Hesse : « Maintenant je dialogue plutôt, à part avec ma femme et mes deux fils, avec les grands morts, les grands personnages du passé ». Et c’est cette faculté d’enjamber les siècles, de s’entretenir avec les absents, ceux qui ont disparu, qui est merveilleuse.

Doit-on forcément attendre la vieillesse, pour y parvenir ?

Vous pouvez être ermite, activiste sur une ZAD en train de cultiver vos poireaux, il y a beaucoup de manières de vivre dans le détachement, mais c’est difficile. Vous pouvez même devenir un saint ou une sainte.

« La vieillesse, dit Deleuze, apporte une vraie liberté par rapport aux institutions, au pouvoir, au qu’en-dira-t-on. »

Dans la vie active vous avez trop de contraintes qui vous en empêchent. Mais la vieillesse, dit Deleuze, apporte une vraie liberté par rapport aux institutions, au pouvoir, au qu’en-dira-t-on.

Pourtant, on a pourtant tendance à penser que les anciens sont plutôt conservateurs…

Bien sûr, mais ce que j’ai voulu montrer, c’est que de temps en temps, les vieux arrivaient à entraîner les jeunes. Stéphane Hessel avec son petit ouvrage Indignez-vous a suscité par exemple, de vague en vague, un certain nombre de mouvements politiques importants.

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Tolstoï a beaucoup influencé le jeune Gandhi qui, devenu vieux, a transmis cette doctrine de la non-violence à des gens comme Mandela ou Martin Luther King. La transmission s’est ainsi faite du plus âgé au plus jeune.

Vous évoquez des figures exemplaires : quel enseignement en tirer, pour nos propres vies, à une échelle plus modeste ?

J’ai voulu montrer des exemples, comme on le faisait au Moyen Âge – et à chaque lecteur d’en prendre la substantifique moelle – mais ce n’est pas un livre de conseils ou de développement personnel. Je pense que les gens les plus âgés peuvent faire plein de choses, à un niveau beaucoup plus modeste. On peut agir au niveau de son village, de telle association, continuer à cultiver son jardin… Il y a beaucoup de manières de vivre sa vieillesse, de sorte qu’elle soit riche.

Quelle figure, parmi les exemples que vous évoquez dans votre livre, vous a particulièrement marqué ?

Je pourrais citer le dessinateur japonais Hokusai qui, à 77 ans, a dit qu’il n’avait encore rien compris. À 80 ans qu’il comprendrait comment tracer une ligne. Et à 90 ans, qu’il saurait faire un point, dessiner une fleur. Mais un autre personnage m’intéresse particulièrement, c’est Bertrand Russel, cet anglais qui a eu mille occupations. Il dit dans une phrase amusante que je cite : « Au début j’étais quelqu’un de sérieux qui faisait des mathématiques et de la logique, en vieillissant je me suis laissé aller à faire de la philosophie, un peu plus vieux j’ai fait de la littérature et tout à fait cacochyme j’ai fait de la politique. »

« On peut faire des choses extrêmement fortes et utiles, tout en étant très âgé, mais aussi, qu’à chaque âge correspond une occupation, une forme de pensée. »

Passé 80 ans, il s’est élevé contre le nucléaire et a épousé un certain nombre de causes, très importantes, dans les années soixante. Il a même fait de la prison pour cela, à 89 ans. Cet exemple nous montre qu’on peut faire des choses extrêmement fortes et utiles, tout en étant très âgé, mais aussi, qu’à chaque âge correspond une occupation, une forme de pensée.

La clé, l’obstination ?
C’est un beau terme, l’obstination – ce n’est pas être têtu ; c’est ne pas lâcher l’affaire, et pour citer Bernard Pivot, qui a écrit un joli texte sur la vieillesse, dont je cite une phrase : « la vieillesse c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien ». Ni à jouer au tennis, ni à marcher, ni à penser, ni à lire des romans… Telle est la philosophie du livre !

***
Philippe Thureau-Dangin, Au sommet de la vie, Les Presses de la cité, 208 P., 19 €

QOSHE - Philippe Thureau-Dangin : "La vieillesse n’est pas que décrépitude, sénilité, elle a beaucoup d’atouts" - Isabelle Vogtensperger
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Philippe Thureau-Dangin : "La vieillesse n’est pas que décrépitude, sénilité, elle a beaucoup d’atouts"

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10.04.2024

Au fil d’un essai alerte, mâtiné d’un certain agacement et surtout de tendresse, Philippe Thureau-Dangin dans Au sommet de la vie (Les Presses de la cité) a décidé de nous faire changer de regard sur la vieillesse, trop souvent réduite au déclin et vue comme un grand malheur. Sans nier la réalité de cette période de la vie où, pour les plus âgés, les codes de la société ont changé (priorité au jeunisme, au présentéisme…), l’écrivain rend hommage, dans une galerie de portraits jouissifs, à ceux qui se sont interdit d’être vieux. Il évoque ainsi Georges Clemenceau, quand, après avoir vécu mille vies comme homme d’État, journaliste, critique d’art, « le père la victoire » et infatigable séducteur, noue à 82 ans une idylle avec Marguerite, de 40 ans sa cadette.

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Viennent ensuite les figures du peintre de la « vague » Hokusai qui dit avoir commencé à comprendre le monde à 73 ans, et de tant d’autres écrivains, penseurs, scientifiques, qui restent des modèles d’une grande richesse pour l’humanité. Ils n’ont pourtant jamais dételé et ont, jusque dans les dernières années de leur vie, fait preuve d’une obstination et d’une création remarquable. Ce regard stimulant et plein de vie nous invite à résister et à faire nôtre le bon mot de Bernard Pivot : « ne renoncez à rien ! ».

Marianne : Vous faites l’éloge de la vieillesse, à travers l’exemple des très âgés qui ont su rester jeunes. N’y a-t-il pas un paradoxe ?

Philippe Thureau-Dangin : La posture de ces aînés qui veulent singer la jeunesse à tout prix, est souvent ridicule. Ce que j’ai mis en exergue dans mon livre, ce sont des gens très âgés qui ont continué à œuvrer, à faire des choses remarquables, sans toutefois nier la réalité de leur condition. La vieillesse n’est pas que décrépitude, sénilité, elle a beaucoup d’atouts. Je cite à la fin de mon essai un rabbin, qui dit : « il est interdit d’être vieux, de se dire vieux », parce que les cellules se renouvellent sans cesse. Je crois qu’il ne faut pas se résigner, se laisser enfermer dans une catégorie, en faire une essence, une sorte d’identité. Il faut être un humain plein.

La vieillesse, une question d’âge ?

La frontière entre la jeunesse et la vieillesse dépend de votre condition physique et non de votre âge. Prenez, par exemple, le philosophe Gilles Deleuze. Atteint d’une grave insuffisance respiratoire qui lui laissait finalement très peu de temps dans la journée pour travailler, il était vieux avant l’âge. On meurt par petits bouts lorsqu’on perd la santé, et cela peut arriver à tout âge ! Quels sont les privilèges du grand âge ? Le fait de résister, comme Clemenceau ou Stéphane Hessel, qui ont gardé intacte la capacité de dire non, de s’indigner. J’évoque à ce sujet Tolstoï, alors octogénaire, et qui a mis au point sa doctrine de la résistance non violente, passive, face au mal, à l’inéluctable. Je crois que c’est propre aux gens très âgés.

Qu’est-ce qui rend les personnes âgées plus aptes à résister ?

Le philosophe Vladimir........

© Marianne


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