Si on observe attentivement la ville et ses boulevards du haut d’un mirador, on sent bien que c’est la fin pour les petites autos, que l’on vit nos derniers moments avec elles. On les prend d’ailleurs en photo afin qu’on puisse les regarder avec nostalgie dans dix ans, à l’occasion d’une de ces soirées où plus personne ne fumera et durant laquelle on se remémorera quelques souvenirs des temps anciens.

Je fais attention à ne pas te cabosser, histoire que tu puisses toi aussi avoir une belle mort. On prend bien soin de la fin de vie des animaux, alors pourquoi on ne ferait pas de même avec ma petite auto, avec qui j’ai passé autant sinon plus de temps qu’avec mon chien ?

Je suis désolé, ma petite auto. On aura beau dire, on aura beau faire, on n’arrivera pas à te sauver dans les grandes villes malheureusement. Tu vas disparaître petit à petit, t’envoler de la chaussée comme les cabines téléphoniques se sont évaporées des trottoirs.

Tu me diras, tu t’es déjà fait la malle en partie. Alors que 86 % des ménages en France possèdent encore une petite auto, ils ne sont plus que 34 % à Paris (contre 46 % en 1990).

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Pour toi, ma petite auto, la ville, c’est bientôt fini. Direction le garage. De toute façon, on te demande depuis un certain temps de ralentir et d’arrêter de foncer. Si tu veux avoir droit de cité, il faut que tu roules au pas pour protéger petit Playmobil qui prend soin de lui en frottant tes rétros sur son vélo. Même toi tu commences à t’ennuyer, à te demander en troisième depuis une heure : « À quoi bon ? Le jeu en vaut-il encore la chandelle ? »

Ce qui est fou, c’est qu’on n’a pourtant pas abusé de la situation. On garde nos autos beaucoup plus longtemps qu’avant (l'âge moyen des 36 millions de véhicules détenus par les particuliers était de 9,8 ans en 2022, contre 6,1 ans en 1992). Et on fait gaffe, avec le prix du gazole, à ne pas les utiliser à tout bout de champs. Dans nos vies au rabais, on a en effet dû abandonner quelques trajets moins essentiels.

Alors oui, d’accord, ce n’est peut-être pas la meilleure partie de nous-même qui s’exprime quand on prend place dans la petite auto. On se la raconte tous pas mal, c’est vrai : 97 % des conducteurs pensent qu’ils conduisent bien, mais 85 % considèrent que les autres sont de mauvais conducteurs.

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Il y a des menteurs dans l’histoire, assurément. Malgré tout, il y a une forme de lucidité : 68 % avouent se montrer injurieux envers les autres quand ils sont dans les autos (les habitants du sud plus nombreux que la moyenne des Français), 59 % disent klaxonner de façon intempestive quand un conducteur les énerve (les habitants de l’agglomération parisienne sont les champions), et 35 % disent coller délibérément les automobilistes qui les énervent.

Malgré tout, même si je devenais parfois franchement con quand je prenais ton volant, je vais te regretter, ma petite auto. Toi qui m’as accompagné à toutes les étapes de ma vie, tu étais encore l’un des rares espaces où on pouvait être seul et avoir la paix dans le bordel ambiant. Ce que j’aimais bien avec toi ma petite auto, c’est qu’on pouvait tout faire sans que personne ne vienne nous emmerder : manger, boire, chanter, fumer, dormir, écouter des CD. Tu étais, avec la librairie, l’un des derniers lieux de silence de la ville.

Je vois que des gens écrivent des livres sur la mort de leur chien, se remémorant leur odeur après la pluie, nous expliquant à quel point c’est triste de ne plus le voir le soir de Noël en train de déballer ses cadeaux déposés au pied du sapin comme un membre à part entière de la famille. Moi j’aimerais bien qu’on écrive un livre sur toi ma petite auto. Ça s’appellerait « Son odeur après la route ». Ça serait mérité, tant tu nous as bien protégés de l’extérieur durant toutes ces années.

QOSHE - "Pour toi, ma petite auto, la ville, c’est bientôt fini" - Jérémie Peltier
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"Pour toi, ma petite auto, la ville, c’est bientôt fini"

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30.11.2023

Si on observe attentivement la ville et ses boulevards du haut d’un mirador, on sent bien que c’est la fin pour les petites autos, que l’on vit nos derniers moments avec elles. On les prend d’ailleurs en photo afin qu’on puisse les regarder avec nostalgie dans dix ans, à l’occasion d’une de ces soirées où plus personne ne fumera et durant laquelle on se remémorera quelques souvenirs des temps anciens.

Je fais attention à ne pas te cabosser, histoire que tu puisses toi aussi avoir une belle mort. On prend bien soin de la fin de vie des animaux, alors pourquoi on ne ferait pas de même avec ma petite auto, avec qui j’ai passé autant sinon plus de temps qu’avec mon chien ?

Je suis désolé, ma petite auto. On aura beau dire, on aura beau faire, on n’arrivera pas à te sauver dans les grandes villes malheureusement. Tu vas disparaître petit à petit, t’envoler de la chaussée comme les cabines téléphoniques se sont évaporées des trottoirs.

Tu me diras, tu t’es déjà fait la malle en partie.........

© Marianne


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