Quel que soit le sujet concerné, Emmanuel Macron respecte un principe de base : il décide seul, et ensuite il explique le sens de son action à ceux qui auraient éventuellement mal compris. En temps ordinaire, cette vision jupitérienne de l’action publique est déjà gênante, vu qu’en démocratie, il existe des institutions élues qui souhaitent être respectées, et des contre-pouvoirs qui ambitionnent d’être écoutées. Mais quand il s’agit de la guerre, le hiatus devient encore plus flagrant. À preuve la question ukrainienne, à propos de laquelle le président reçoit les chefs de partis, après avoir annoncé, sans la moindre concertation, que la France était prête à envoyer des troupes.

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« Je pense que ça clarifiera », glissait voici peu le chef de l’État à quelques journalistes. Dans la foulée, la Parlement aura droit à un débat sur le sujet la semaine prochaine, à croire que l’inverse – le débat puis la prise de position – est chose impossible. Ainsi va la vie en Macronie. Le présidentialisme autoritaire a des raisons que la démocratie parlementaire n’a pas. Tant de légèreté a de quoi interroger, d’autant que le président de la République a un objectif que l’un de ses proches a résumé d’une phrase limpide : « On verra qui est pour l’Ukraine ou qui est pour Poutine ». Et toc. Voilà qui est carré, manichéen à souhait, et piégeux au possible. C’est oui ou non, blanc ou noir. Pas de nuance possible. Choisis ton camp, camarade !

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Enfermer le débat dans un tel canevas, c’est le clore avant de l’ouvrir. Cela revient à dire que si l’on est pour l’Ukraine, on est d’office pour la guerre ouverte contre la Russie, sauf à être aussitôt traité de « lâche », ainsi que l’a dit le président de la République, ou de « collabo », comme on l’entend ici ou là, ou d’« agent de Moscou », voire les trois à la fois, pour qu’il n’y ait pas de jaloux. Question clarification, il y a mieux. Or, la situation est éminemment plus complexe que ce raisonnement machiavélique. On peut être pour l’Ukraine sans pour autant encourager une guerre sanguinaire en plein cœur de l’Europe. On peut être pour l’Ukraine sans jeter de l’huile sur un feu où se consument les restes des soldats et des civils morts sur le front, dans les deux camps.

On peut être pour l’Ukraine sans pour autant évacuer le risque nucléaire. On peut être pour l’Ukraine sans ignorer les récriminations russes à propos de l’extension de l’Otan à ses frontières. On peut être pour l’Ukraine sans diaboliser la Russie et ses représentants, quoi qu’on pense de ces derniers. On peut soutenir l’Ukraine sans s’exonérer d’un rappel historique attestant que, dès le lendemain de l’effondrement de l’URSS, l’Occident a entrepris d’affaiblir la Russie par tous les moyens. On peut soutenir l’Ukraine sans ignorer que depuis 2008, il est question d’intégrer Kiev dans l’Otan. On peut être pour l’Ukraine sans créer l’illusion sur un écrasement militaire de Moscou, aussi incertain que dangereux.

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On peut soutenir l’Ukraine sans l’encourager à refuser toute négociation, sauf à jouer la carte d’une guerre éternelle et sanguinaire. On peut soutenir l’Ukraine sans s’aligner sur la soldatesque médiatique régnant sur les plateaux télévisés, où quiconque ne se dit pas prêt à monter au front sur le Donbass est suspecté d’être un pacifiste bêlant ou un poutiniste beuglant. Bref, rien n’est plus périlleux que l’enfermement diabolique dans un schéma à sens unique interdisant toute nuance, toute prise en compte d’une réalité qui échappe par définition aux raisonnements prédéterminés.

Tel est pourtant le piège tendu par Emmanuel Macron, à des fins non dénuées de calcul électoraliste à (très) courte vue. En effet, le président de la République entend profiter de sa pseudo « clarification » pour focaliser les prochaines élections européennes sur la seule question ukrainienne, afin de transformer le Rassemblement national (mais pas que) en porte-voix de Poutine, ce qui est d’autant plus tentant que l’on connaît la séduction qu’exerce le maître du Kremlin chez les descendants de Jean-Marie Le Pen.

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C’est de bonne guerre, si l’on ose dire. Mais ce n’est pas forcément la meilleure manière de redonner une quelconque visibilité à une Europe tellement alignée sur les États-Unis qu’elle finit par perdre toute crédibilité. Ce n’est pas davantage le meilleur moyen de trouver une issue acceptable à un conflit qui ne peut se régler sur le seul terrain militaire. Qu’on aime ou pas Vladimir Poutine (et il n’y a aucune raison de le porter dans son cœur), il faudra bien négocier avec lui, ou l’un de ses successeurs, qui ne sera pas forcément plus présentable. Autant de raisons de ne pas jouer sur les mots et de ne pas déclencher d’affrontements verbaux qui ne présagent rien de bon.

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Pour l'Ukraine ou pour Poutine ? "Enfermer le débat dans un tel canevas, c'est le clore avant de l'ouvrir"

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07.03.2024

Quel que soit le sujet concerné, Emmanuel Macron respecte un principe de base : il décide seul, et ensuite il explique le sens de son action à ceux qui auraient éventuellement mal compris. En temps ordinaire, cette vision jupitérienne de l’action publique est déjà gênante, vu qu’en démocratie, il existe des institutions élues qui souhaitent être respectées, et des contre-pouvoirs qui ambitionnent d’être écoutées. Mais quand il s’agit de la guerre, le hiatus devient encore plus flagrant. À preuve la question ukrainienne, à propos de laquelle le président reçoit les chefs de partis, après avoir annoncé, sans la moindre concertation, que la France était prête à envoyer des troupes.

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« Je pense que ça clarifiera », glissait voici peu le chef de l’État à quelques journalistes. Dans la foulée, la Parlement aura droit à un débat sur le sujet la semaine prochaine, à croire que l’inverse – le débat puis la prise de position – est chose impossible. Ainsi va la vie en Macronie. Le présidentialisme autoritaire a des raisons que la démocratie parlementaire n’a pas. Tant de légèreté a de quoi interroger, d’autant que le président de la République a un objectif que........

© Marianne


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