La disparition de Jean-Luc Laurent a suscité une avalanche de réactions émues. Bien sûr il y a l’homme et les multiples relations nouées tout au long d’une vie riche en rencontres politiques ; et dans « sa » ville, le Kremlin-Bicêtre, l’émotion est particulière tant il a œuvré pour elle. On le regrette déjà comment on aimait ces maires emblématiques de la « ceinture rouge », ces édiles (autrefois souvent communistes) qui symbolisaient la fierté d’une banlieue populaire aux portes d’une riche et arrogante capitale.

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Laurent n’était pas tout à fait cela, puisqu’il incarnait avant tout un courant de la gauche républicaine, celui qui a tant marqué la France des années 1980-1990 avec son chef bien connu et fort en gueule, le « chevènementisme ». D’autres ont bien restitué les différentes étapes de son parcours, sa grande fidélité à Jean-Pierre Chevènement avant la prise de distance, ou encore ses démêlés avec les communistes – à qui il a ravi la circonscription dans le Val-de-Marne – jusqu’à l’insoumise Mathilde Panot qui lui succéda en le battant assez largement. Mais au « KB » il resta maire, solidement enraciné et incontestable. Dans un contexte où nombre de maires de la proche banlieue parisienne considèrent le républicanisme ardent comme un signe précurseur d’une dérive inexorable vers l’ « islamophobie », sa singularité va manquer. Car il incarnait assurément avec quelques autres l’héritage d’une à gauche attachée tant à la « sociale » qu’aux marqueurs fondamentaux de la République – bref ceux pour qui Jean Jaurès continue à nous dire quelque chose sur la France d’aujourd’hui plus que les saillies plus ou moins délirantes du dernier « théoricien » intersectionnel à la mode.

Le maire du Kremlin-Bicêtre faisait partie des militants historiques qui ont accompagné Chevènement bien avant que celui-ci ne devienne l’homme d’État que l’on a connu ensuite. Ils construisent ensemble le « CERES » (Centre d’études, de recherche set d’éducation socialiste) bien oublié aujourd’hui, mais qui fut un des courants les plus intéressants du Parti socialiste à la fin des années 1970, cherchant ardemment l’union avec les communistes tout en combattant la « deuxième gauche » non seulement au nom de la République, mais aussi en mobilisant des références marxistes à l’époque peu connues et hétérodoxe. C’est dans ce groupe chevèmentiste que l’on parlait déjà volontiers d’Antonio Gramsci, à une époque où cela n’était pas si chic de le citer, ou même d’Otto Bauer et de quelques autres théoriciens autrichiens. Cela peut sembler baroque et à des années-lumière de notre réalité contemporaine, mais à l’époque l’Autriche était en effet dirigée par un chancelier de gauche, Bruno Kreisky, qui semblait avoir trouvé une voie socialiste particulière entre l’Est et l’Ouest. À cette époque, le vocabulaire de ce courant mêle donc des références multiples dont la richesse frappe avec le recul… Surtout si l’on le compare à l’indigence théorique de la plupart des courants de gauche aujourd’hui.

Le foisonnement laisse place rapidement à la réalité du pouvoir après la victoire de Mitterrand en 1981. Chevènement, plusieurs fois ministre, joue le rôle que l’on sait jusqu’à la gauche plurielle avec sa singularité républicaine, ses coups d’éclat contre la guerre du Golfe et sur la question du statut de l’île de Beauté. Dans un contexte de débâcle du « socialisme réel », il recentre sa réflexion sur les particularités de l’hexagone, et notamment sur la question de la République. Commence une esquisse de recomposition politique selon lui. Et si dans le contexte de la mondialisation et de la consolidation de la construction européenne, la conservation d’un certain modèle social et politique passait par une défense ferme de la République contre la deuxième gauche libérale (dont Jacques Delors fut bientôt un des représentants les plus emblématiques) mais aussi contre une partie de la droite quittant les rivages gaullistes pour aller chercher du côté d’un atlantisme de plus en plus assumé ?

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Le chevènementisme chercha sa voie à partir de ce constat, connaissant ici et là quelques succès d’estime, sans jamais vraiment parvenir à percer. La traduction politique la plus concrète fut la fondation Mouvement des citoyens (MDC), ancêtre du MRC dont Jean-Luc Laurent est resté le président jusqu’à sa mort. Mais après avoir été résolument ancré à gauche et attaché à la République sociale, le « Che » tenta le dépassement en 2002 autour d’un programme républicain réunissant des morceaux de la gauche et de la droite. Un échec électoral, dont il ne se relèvera pas vraiment. Laurent le suivit dans toutes ses tentatives mais son cœur penchant à gauche, il y resta courageusement et finalement contre son maître qui alla jusqu’à soutenir, certes avec quelques nuances, l’actuel président de la République… désarçonnant nombre de ses fidèles et admirateurs. Gramsci, Bauer et Jaurès semblent désormais bien loin !

Pourtant ce qui peut nous rester de ce courant vaut mieux que les sarcasmes ou ironies dont nous affublent certains commentateurs. D’abord en raison de l’existence de la Fondation Res Publica, fondé à l’initiative de l’ancien chef du CERES, qui produit un nombre important de réflexions que l’on ne perd pas de temps à lire. Mais au-delà un certain esprit qui mêle intelligemment la défense d’une certaine conception de la nation avec un esprit progressiste et universaliste.

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Il existe bien un certain héritage à faire fructifier, fût-ce pour en faire un inventaire critique pour mieux aller de l’avant. Il semble même nécessaire de le défendre contre ceux pour qui toute référence à cette histoire renvoie immanquablement à un « nationalisme » mortifère. Pour qui lit à chaque rentrée – il ne faut pas craindre les redondances – l’ouvrage rituel d’Edwy Plenel, on sait que pour l’illustre fondateur de Mediapart le chevènementisme est quasiment devenu synonyme de zemmourisme ; dans le meilleur des cas le premier prépare le second. On peut s’en étonner, éclater de rire ou tout simplement trouver que tout cela n’est pas très sérieux… Ça ne l’est assurément pas. Mais Plenel ne donne pas des cours d’histoire et ne prétend pas établir des filiations subtiles – pour le moins ! Il veut convaincre ses troupes à travers des raccourcis simplistes.

Et cela fonctionne, participant d’un mouvement plus global qui considère que toute référence (même minimale) au cadre national pour défendre quoi que ce soit constitue la voie royale vers le fascisme. Aussi le meilleur hommage à rendre à l’ancien maire du Kremlin-Bicêtre est bien de faire vivre une tradition républicaine qui mérite mieux que les anathèmes caricaturaux dont on l’affuble.

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"Le meilleur hommage à rendre à Jean-Luc Laurent est de faire vivre la tradition républicaine"

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15.01.2024

La disparition de Jean-Luc Laurent a suscité une avalanche de réactions émues. Bien sûr il y a l’homme et les multiples relations nouées tout au long d’une vie riche en rencontres politiques ; et dans « sa » ville, le Kremlin-Bicêtre, l’émotion est particulière tant il a œuvré pour elle. On le regrette déjà comment on aimait ces maires emblématiques de la « ceinture rouge », ces édiles (autrefois souvent communistes) qui symbolisaient la fierté d’une banlieue populaire aux portes d’une riche et arrogante capitale.

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Laurent n’était pas tout à fait cela, puisqu’il incarnait avant tout un courant de la gauche républicaine, celui qui a tant marqué la France des années 1980-1990 avec son chef bien connu et fort en gueule, le « chevènementisme ». D’autres ont bien restitué les différentes étapes de son parcours, sa grande fidélité à Jean-Pierre Chevènement avant la prise de distance, ou encore ses démêlés avec les communistes – à qui il a ravi la circonscription dans le Val-de-Marne – jusqu’à l’insoumise Mathilde Panot qui lui succéda en le battant assez largement. Mais au « KB » il resta maire, solidement enraciné et incontestable. Dans un contexte où nombre de maires de la proche banlieue parisienne considèrent le républicanisme ardent comme un signe précurseur d’une dérive inexorable vers l’ « islamophobie », sa singularité va manquer. Car il incarnait assurément avec quelques autres l’héritage d’une à gauche attachée tant à la « sociale » qu’aux marqueurs fondamentaux de la République – bref ceux pour qui Jean Jaurès continue à nous dire quelque chose sur la France d’aujourd’hui plus que les saillies plus........

© Marianne


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