Dans une tribune intitulée L’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école contredit la laïcité, publiée dans Le Monde le 17 avril, Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique violemment la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ».

Le titre de la tribune comme le premier paragraphe de celle-ci démontrent une méconnaissance de cette loi, qui, contrairement à ce que l’auteur affirme, ne vise pas les signes ostentatoires, mais les signes ostensibles d’appartenance religieuse. Le mot « ostentatoire » porte une intention de se montrer. Le mot « ostensible », plus général, constate la visibilité.

Dans la même phrase, M. Spitz donne une définition surprenante du principe de laïcité, qui consisterait essentiellement à « proclamer la liberté de croyance et de culte ». Rappelons que la « République assure la liberté de conscience ». La laïcité, c’est cela. Et ce n’est que sous cette condition remplie par la première phrase de l’article 1er de la loi de 1905, que la République garantit le libre exercice du culte, dans des limites précises. Signalons que le verbe « assurer » signifie que c’est un devoir actif de la République de diffuser et de défendre la liberté de conscience.

« Depuis son entrée en vigueur, les incidents liés au port ostensible de signes religieux ont pratiquement disparu des collèges et des lycées »

L’auteur de la tribune appuie son raisonnement sur « la multiplication des incidents liés à l’application de la loi de 2004 ». Or, tous les acteurs de l’Éducation nationale s’accordent à reconnaître à la loi de 2004 une influence pacificatrice quasi-absolue. Depuis son entrée en vigueur, les incidents liés au port ostensible de signes religieux ont pratiquement disparu des collèges et des lycées, mettant fin aux troubles qui ont accompagné l’absence de directive claire entre 1989, date de la première offensive islamiste au collège Gabriel-Havez de Creil, et 2004.

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C’est uniquement dans le cadre de la seconde offensive islamiste, reconnue et définie comme telle, y compris par les services de renseignement du ministère de l’Intérieur, offensive qui a pris en 2022 la forme d’une multiplication des qamis et des abayas, que « les incidents se sont multipliés », suscités par les influenceurs islamistes stipendiés pour exciter la jeunesse des quartiers sur les réseaux sociaux.

On notera que la décision ferme et rapide de M. Attal lors de son bref passage au ministère de l’Éducation nationale, interdisant le port de ces « tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », dans le respect absolu de la loi de 2004, a presque instantanément fait cesser cette deuxième campagne. Même si une regrettable réplique, comme on dit en matière de séismes, suscitée par une élève intégriste, menteuse et manipulatrice, a conduit un proviseur à démissionner.

C’est donc dans la foulée d’une campagne obscurantiste organisée pour faire plier la République, que M. Spitz réclame, comme les intégristes, l’abrogation de cette loi, alors que depuis près de vingt ans, elle assure la tranquillité au sein des établissements publics d’enseignement. Si l’on suit ce raisonnement, il suffirait donc de faire du bruit, de créer des troubles à l’ordre public pendant une durée somme toute assez brève, pour que ces incidents justifient le retrait d’une loi…

« La République ne veut pas connaître le contenu des dogmes, que l’on croie en un dieu révélé ou au grand spaghetti volant. »

Voilà un encouragement particulièrement réjouissant pour tous les fauteurs de troubles. Espérons que les opposants à l’abolition de la peine de mort, à l’IVG, à la contraception, à l’excision, ne s’en empareront pas, sûrs désormais du soutien de Jean-Fabien Spitz, qui, constatant la multiplication des troubles, demanderait sans doute le retrait des lois en question… Outre le sophisme dont nous nous étonnons qu’il apparaisse sous une plume aussi savante, rappelons qu’en droit, nul ne peut se prévaloir de sa turpitude. Une fois affichée sa méconnaissance des termes de la loi, une fois cette faute majeure de raisonnement commise, l’auteur passe au fond, mais sa démonstration continue à pécher par manque de rigueur.

Tout d’abord, M. Spitz nous tympanise avec la « liberté religieuse ». Or, ce concept est absent de la loi française. Celle-ci ne reconnaît que la liberté de conscience et la liberté de culte. C’est essentiel puisque cela signifie que la République ne veut pas connaître le contenu des dogmes, que l’on croie en un dieu révélé ou au grand spaghetti volant. Certes, la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950 en son article 9 et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 en son article 10, toutes deux reconnues et respectées par la France, mentionnent une liberté.

Mais ce n’est pas une liberté religieuse, c’est une liberté de religion. Ceci signifie que les individus ne peuvent être persécutés pour leur foi, quelle qu’elle soit. Cela ne veut pas dire que leur foi serait opposable à la loi démocratique.

C’est d’ailleurs la jurisprudence constante des cours de justice européennes lorsque des Français portent plainte contre la limitation du port des signes religieux, à l’école ou dans les entreprises. Or, c’est cela que signifierait la « liberté religieuse ». Elle reste donc, dans la loi française, un des éléments de la liberté de conscience et non une liberté spécifique opposable.

Dans un deuxième temps, l’auteur répète à l’envi que la loi de 1905 n’est qu’une loi de neutralité, une sorte de vide, d’abstention. Comme si, dans l’esprit et dans la lettre de cette loi ne s’exprimait pas la volonté émancipatrice de la laïcité, portée par tous les artisans de cette loi.

Il rejoint en cela les positions étroitement juridistes de tous les adversaires de la laïcité, qui ont une obsession, restreindre la loi de séparation et jeter la confusion sur la laïcité en lui donnant toutes sortes de qualificatifs. La laïcité concernerait l’État mais pas la société…

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Comme si une loi pouvait à ce point marquer les Français de son empreinte sans avoir été entièrement adoptée, habitée par les citoyens… Jaurès le disait en 1908, dans ses textes sur la neutralité scolaire, démontrant qu’elle était – déjà – un mensonge et que l’Église et les républicains conservateurs cherchaient par là à neutraliser le caractère émancipateur de l’enseignement public : « Il n'y a que le néant qui soit neutre ».

Mais outre que l’interprétation « neutraliste » de M. Spitz est un marqueur réactionnaire, elle manque son objet. En effet, l’auteur passe complètement à côté d’un élément crucial de la laïcité scolaire. C’est que, si elle est confortée par la loi de séparation de 1905, elle lui est antérieure. Elle est fondée sur la loi de 1882 instituant l'enseignement public laïque, dite loi Ferry et sur la loi de 1886 confiant à un personnel exclusivement laïque l'enseignement dans les écoles publiques, dite loi Goblet.

Ce corpus laïque scolaire est renforcé par les circulaires Jean Zay de 1936-1937 qui interdisent le port de tout insigne et la manifestation de tout prosélytisme en matière politique. Dans la dernière de ces circulaires, celle du 15 mai 1937, le ministre précise : « Ma circulaire du 31 décembre 1936 a attiré l’attention de l’administration et des chefs d’établissements sur la nécessité de maintenir l’enseignement public de tous les degrés à l’abri des propagandes politiques. Il va de soi que les mêmes prescriptions s’appliquent aux propagandes confessionnelles. L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements, je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance. »

« M. Spitz fait mine de trouver normale et appelle même de ses vœux l’autorisation de prosélytisme dans l’enceinte scolaire ».

Ainsi, faire peser sur la loi de 2004 un double opprobre, en l’accusant de dévoyer la loi de 1905 alors qu’elle ne lui est pas organiquement liée et en l’accusant de réprimer le prosélytisme et les signes religieux, alors que ces prescriptions – évidentes pour tout laïque – datent de 1937 dans leur forme la plus explicite, démontre une méconnaissance préoccupante de la laïcité scolaire et de son originalité.

M. Spitz fait mine de trouver normale et appelle même de ses vœux l’autorisation de prosélytisme dans l’enceinte scolaire. C’est à ce moment de la lecture de sa tribune que l’on prend conscience d’une forme de radicalité militante… L’auteur continue à développer ses raisonnements surprenants en nous annonçant froidement que la laïcité a pour objet de permettre aux religions de coexister… Voilà encore un magnifique contresens. La laïcité ne connaît pas les religions, elle n’en connaît que la manifestation matérielle et positive, le culte.

La République laïque, justement, ne connaît que des individus et son objectif consiste à assurer la fraternité des citoyens sur la base d’un contrat social et non un vague et oxymorique vivre-ensemble fondé sur l’appartenance des individus à des groupes essentialisés autour d’un dogme. La République laïque est exactement le contraire de ce que M. Spitz réclame.

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En conclusion, l’auteur appelle de ses vœux une loi qui prenne la mesure du fait que la France est devenue un pays multiconfessionnel… Mais cette loi existe. C’est la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Elle fut élaborée pour permettre aux Français qui pratiquaient une autre religion ou qui n’en pratiquaient pas de ne pas être des citoyens de seconde zone, tolérés dans leur foi ou leurs positions philosophiques par la religion d’État. Et elle était même destinée par ses concepteurs à s’appliquer aux quatre millions de musulmans qui peuplaient les départements d’Algérie. Il fallut toute la puissance manœuvrière du lobby colonial et du gouvernorat de l’Algérie pour empêcher que cela se produisît.

M. Spitz essentialise nos compatriotes musulmans et ne peut imaginer qu’ils soient suffisamment entrés dans la modernité pour faire prévaloir les lois de la République sur le dogme religieux. Il faudrait donc, dans une vision paternaliste et coloniale où ces « indigènes » ne sauraient accéder aux Lumières, éteindre ces Lumières pour les satisfaire. Raisonnement à la Gribouille.

L’auteur décrit un monde qui n’est pas réel. Où l’entrisme islamiste n’existerait pas. Où l’apparition soudaine des hidjabs, des abayas, des qamis ne serait qu’un effet de hasard. Où les pressions seraient du côté des « islamophobes », alors même que les dernières semaines nous ont apporté, après Samuel Paty, après Dominique Bernard, de nouvelles preuves de l’intimidation islamiste par le tabassage parfois jusqu’à la mort, de collégiens ou lycéens qui refusent de se soumettre à l’orthopraxie ou aux normes de comportements civils salafistes.

« L’école de la République est la chance donnée aux élèves de se construire librement et de s’intégrer à la seule communauté qui vaille. »

C’est dans cette version radicale de l’islam que réside l’intolérance. On ne peut à notre tour la tolérer, comme on l’a fait pourtant par exemple en fermant les yeux sur l’éviction des élèves juifs qu’elle menaçait. Surtout, l’auteur ne comprend pas le mécanisme de l’émancipation, qui ne consiste pas à convaincre les élèves d’abandonner leur foi mais à leur donner cet espace de liberté, cette « respiration laïque » vantée par Catherine Kintzler, qui leur permettra de construire leurs choix sur la base d’une distance critique et rationnelle, objectif essentiel de la laïcité renforcée de l’école.

L’école de la République est la chance donnée aux élèves de se construire librement et de s’intégrer à la seule communauté qui vaille, lorsqu’on est dans son rôle de citoyen, la communauté politique.

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L’enfant n’appartient pas à sa famille, encore moins à une communauté. Il appartient à l’adulte qu’il sera plus tard, comme le dit élégamment Pierre-Henri Tavoillot. C’est à l’école de la République que revient de remettre à cet adulte en devenir le patrimoine inestimable de sa liberté de conscience. À lui, de le faire fructifier ou pas. À l’école de la République, on ne vient pas comme on est et espérons-le, on ne repart pas comme on était. Pour cela, il y a McDonald's ou les lieux de cultes.

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Jean-Pierre Sakoun : "À l’école de la République, on ne vient pas comme on est ; pour cela, il y a McDo"

15 30
27.04.2024

Dans une tribune intitulée L’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école contredit la laïcité, publiée dans Le Monde le 17 avril, Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique violemment la loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ».

Le titre de la tribune comme le premier paragraphe de celle-ci démontrent une méconnaissance de cette loi, qui, contrairement à ce que l’auteur affirme, ne vise pas les signes ostentatoires, mais les signes ostensibles d’appartenance religieuse. Le mot « ostentatoire » porte une intention de se montrer. Le mot « ostensible », plus général, constate la visibilité.

Dans la même phrase, M. Spitz donne une définition surprenante du principe de laïcité, qui consisterait essentiellement à « proclamer la liberté de croyance et de culte ». Rappelons que la « République assure la liberté de conscience ». La laïcité, c’est cela. Et ce n’est que sous cette condition remplie par la première phrase de l’article 1er de la loi de 1905, que la République garantit le libre exercice du culte, dans des limites précises. Signalons que le verbe « assurer » signifie que c’est un devoir actif de la République de diffuser et de défendre la liberté de conscience.

« Depuis son entrée en vigueur, les incidents liés au port ostensible de signes religieux ont pratiquement disparu des collèges et des lycées »

L’auteur de la tribune appuie son raisonnement sur « la multiplication des incidents liés à l’application de la loi de 2004 ». Or, tous les acteurs de l’Éducation nationale s’accordent à reconnaître à la loi de 2004 une influence pacificatrice quasi-absolue. Depuis son entrée en vigueur, les incidents liés au port ostensible de signes religieux ont pratiquement disparu des collèges et des lycées, mettant fin aux troubles qui ont accompagné l’absence de directive claire entre 1989, date de la première offensive islamiste au collège Gabriel-Havez de Creil, et 2004.

A LIRE AUSSI : 20 ans après la loi de 2004 : une loi d'apaisement, d'émancipation et de liberté

C’est uniquement dans le cadre de la seconde offensive islamiste, reconnue et définie comme telle, y compris par les services de renseignement du ministère de l’Intérieur, offensive qui a pris en 2022 la forme d’une multiplication des qamis et des abayas, que « les incidents se sont multipliés », suscités par les influenceurs islamistes stipendiés pour exciter la jeunesse des quartiers sur les réseaux sociaux.

On notera que la décision ferme et rapide de M. Attal lors de son bref passage au ministère de l’Éducation nationale, interdisant le port de ces « tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », dans le respect absolu de la loi de 2004, a presque instantanément fait cesser cette deuxième campagne. Même si une regrettable réplique, comme on dit en matière de séismes, suscitée par une élève intégriste, menteuse et manipulatrice, a conduit un proviseur à démissionner.

C’est donc dans la foulée d’une campagne........

© Marianne


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