Nous ne sommes que jeudi et c’est déjà le festival d’âneries médiatico-judiciaires ! Nous avons d’abord eu droit à cette psychologue expliquant, à une heure de grande écoute, que la consommation d’alcool entraînait une irresponsabilité pénale du criminel alcoolique. C’est non seulement faux, mais c’est surtout le contraire de ce que notre Code pénal prévoit puisque la consommation d’alcool peut être une « circonstance aggravante » de l’infraction, faisant risquer à son auteur imbibé des peines plus lourdes que s’il avait commis la même infraction en étant sobre. Le téléspectateur aurait pu avoir une bonne information si cette intervenante, psychologue, s’était contentée de parler de psychologie au lieu de tenter de faire du droit pénal, et si sur le plateau, le présentateur avait laissé l’invitée avocate répliquer. Dommage.

L’information en continu et les réseaux sociaux ont révolutionné notre façon de voir le monde. Nous vivons la justice en temps réel pendant qu’au même moment, certains commentent les images, commentent les commentaires des images, et commentent les commentaires des images commentées. En conséquence, tout le monde a un avis immédiat sur tout. Nous sommes passés de la société de l’information à la société du commentaire. Et c’est très différent. L’information suppose un certain sérieux, une certaine déontologie, une vérification des sources, notamment. Tandis que le commentaire n’est soumis à rien, si ce n’est au nombre de téléspectateurs qu’il rapporte.

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L’information devient, au fil du temps et des émissions, un arc-en-ciel d’opinions de gens plus ou moins connus, plus ou moins compétents, heureux de venir chroniquer devant des milliers de téléspectateurs, sur tous les sujets du jour : de la relaxe d’un homme politique sur un délit très technique, au cancer du roi d’Angleterre, en passant par le conflit israélo-palestinien. Des psychologues, des politiques, des avocats, des médecins, des experts en je-ne-sais-quoi, des dirigeants de « think thank » ou d’associations en tout genre. Si j’étais plombier, je dirai que parfois, c’est le tout-à-l’égout dans ma télévision.

Et justement, alors que je rentrais chez moi mardi après avoir appris qu’un jeune homme, atteint de troubles psychiatriques et placé en détention provisoire le temps de son procès en comparution immédiat, venait de se suicider en prison, je suis tombée sur l’intervention de l’une de mes consœurs, également avocate au barreau de Paris : « Pourquoi cette insécurité augmente ? Parce qu’il y a aussi le laxisme judiciaire. Quand on arrive en comparution immédiate, pour des faits assez établis et qu’on a des peines extrêmement clémentes, on a des juges qui sont plutôt de gauche à mon sens qui vous disent : "Est-ce que vous avez des garanties de représentation ?". Évidemment, la personne n’en a pas. Mais il y a peut-être des circonstances atténuantes. Y a un moment, quand on donne des peines qui sont trop faibles à mon sens, que les peines sont pas assez exécutées ou alors qu’on reste chez soi, il ne faut pas s’étonner. Je pense que les conditions de détention en France ne sont pas assez sévères puisque ça ne les gêne pas de revenir. Si c’était si dur que ça, je pense qu’ils ne recommenceraient pas ».

« Les prévenus ont 8 fois plus de chances d’aller en prison à la sortie d’une audience de comparution immédiate que d’une autre audience correctionnelle. »

Alors : commentaire ou information ? Force est d’abord de constater que la notion de « circonstance atténuante » a disparu de notre Code pénal depuis la réforme de 1992, lorsque les peines minimales ont été supprimées. Je n’ose imaginer le fou rire que déclencherait en audience l’évocation de cette notion de « circonstance atténuante » que plus aucun étudiant en droit n’a apprise depuis près de 32 ans… Parlons des audiences de comparution immédiate. Ce sont des audiences correctionnelles ayant vocation à juger des délits punis d’au moins deux ans de prison et des flagrants délits punis d’au moins six mois de prison. Ce sont les audiences correctionnelles au cours desquelles il y a le plus de mandats de dépôt (70 % d’incarcérations immédiates). Les prévenus ont 8 fois plus de chances d’aller en prison à la sortie d’une audience de comparution immédiate que d’une autre audience correctionnelle. C’est dire de la sévérité de ces audiences…

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En mars 2023, Mathieu Quinquis, avocat et président de la section française de l’OIP, l'Observatoire International des prisons, expliquait : « Dans les années quatre-vingt, les peines d’emprisonnement prononcées étaient en moyenne de 5 à 6 mois de détention. En 2023, elles sont passées à 10,7 mois. La durée moyenne de détention a quasiment été multipliée par deux en vingt ans. La part de l'incarcération dans les jugements pénaux est passée de 13 % en 2012 à 18 % aujourd’hui ». Les juges incarcèrent de plus en plus et les chiffres ne mentent pas. D’ailleurs, les prisons françaises n’ont jamais été aussi remplies. Au 1er janvier 2024, 75 897 personnes étaient incarcérées en France pour 61 767 places de prison. Le 1er janvier 2023, ils étaient 72 173. Il y a de plus en plus de détenus, et il y a plus de détenus que de places de prison. Là encore, les chiffres ne mentent pas.

« C’est enfin dans les prisons que l’on compte le plus de suicides en France, en moyenne un tous les trois jours. »

Quant aux conditions de détention, elles sont régulièrement dénoncées et la France a été condamnée par la CEDH dans deux décisions retentissantes, le 31 janvier 2020 puis le 6 juillet 2023. La Cour a évoqué des conditions indignes et a condamné la France à indemniser les détenus requérants. Fresnes, les Baumettes, Bordeaux, Ducos. Ces prisons font la honte de la France et il suffit d’y mettre les pieds pour le constater. Je ne parle même pas des cafards qui envahissent régulièrement les cellules, comme l’année dernière à Poitiers-Vivonne où mes clients se scotchaient les oreilles la nuit pour éviter que des bestioles n’entrent en eux. C’est enfin dans les prisons que l’on compte le plus de suicides en France, en moyenne un tous les trois jours.

La situation de nos prisons ne doit pas être prise à la légère comme c’est trop souvent le cas des commentateurs cherchant un moment de gloire télévisée. L’état de nos prisons est inquiétant. Il n’y a pas que des avocats qui le disent, ou des juges : il y a aussi des surveillants pénitentiaires qui travaillent dans des conditions lamentables de violences et d’insalubrité. Encore faut-il s’y rendre et leur parler pour le savoir. L’information est là. Bien différente du commentaire.

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"Laxiste", la justice ? "Les juges incarcèrent de plus en plus et les chiffres ne mentent pas"

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08.02.2024

Nous ne sommes que jeudi et c’est déjà le festival d’âneries médiatico-judiciaires ! Nous avons d’abord eu droit à cette psychologue expliquant, à une heure de grande écoute, que la consommation d’alcool entraînait une irresponsabilité pénale du criminel alcoolique. C’est non seulement faux, mais c’est surtout le contraire de ce que notre Code pénal prévoit puisque la consommation d’alcool peut être une « circonstance aggravante » de l’infraction, faisant risquer à son auteur imbibé des peines plus lourdes que s’il avait commis la même infraction en étant sobre. Le téléspectateur aurait pu avoir une bonne information si cette intervenante, psychologue, s’était contentée de parler de psychologie au lieu de tenter de faire du droit pénal, et si sur le plateau, le présentateur avait laissé l’invitée avocate répliquer. Dommage.

L’information en continu et les réseaux sociaux ont révolutionné notre façon de voir le monde. Nous vivons la justice en temps réel pendant qu’au même moment, certains commentent les images, commentent les commentaires des images, et commentent les commentaires des images commentées. En conséquence, tout le monde a un avis immédiat sur tout. Nous sommes passés de la société de l’information à la société du commentaire. Et c’est très différent. L’information suppose un certain sérieux, une certaine déontologie, une vérification des sources, notamment. Tandis que le commentaire n’est soumis à rien, si ce n’est au nombre de téléspectateurs qu’il rapporte.

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L’information devient, au fil du temps et des émissions, un arc-en-ciel........

© Marianne


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