Le 5 mars dernier, devant la commission d’enquête parlementaire au Sénat sur l'impact du narcotrafic en France, une magistrate du tribunal judiciaire de Marseille tenait les propos suivants :

« Je pense qu’il faut encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours qui paralyse le cours de l’instruction (...). Nous devons pouvoir instruire nos dossiers sans la remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis par une certaine défense qui n’est pas constructive. Les délinquants payent très cher une défense qui ne va pas se battre sur le fond du dossier et pour cause, il est souvent accablant, mais sur la procédure, avec pour ligne de mire la détention, en multipliant des remises en cause systématiques de certains actes d’enquête ou bien en utilisant carrément des stratagèmes pour au final obtenir des remises en liberté des délinquants. La grande aisance financière de ces délinquants, du haut du spectre, qui n’ont pas payé un euro d’impôt en France, est évidente lors de leur interpellation, lorsqu’ils apparaissent en capacité de rémunérer plusieurs avocats, et non des moindres, pour leur défense. La corrélation entre l’absence de justification de ressources légales et la capacité de rémunérer très cher sa défense, interroge ».

« L’avocat défend les intérêts de son client. Sinon, la défense n’existe plus et l’avocat devient policier. »

Visiblement donc, faire son métier conformément à la loi et être payé pour l’avoir fait, « interroge » cette juge d’instruction. Une interrogation pleine de sous-entendus, laissant clairement penser que certains avocats, ceux-là mêmes qui viennent contester la légalité de son travail, seraient également des voyous. Comme leurs clients. Ne tournons pas autour du pot : c’est exactement ce qu’elle a voulu dire et c’est purement scandaleux. En conséquence, il faudrait, selon elle, restreindre la liberté de défense des avocats de voyous. Tout cela, devant des sénateurs qui n’ont pas moufté.

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J’ai évidemment été choquée, et je n’ai pas été la seule. De nombreux barreaux, au premier rang desquels celui de Marseille, ont fait part de leur colère. Maître Vanessa Bousardo, la vice-bâtonnière du barreau de Paris, porte-voix de la moitié des avocats de France, entendue au Sénat quelques heures plus tard, a rappelé que la défense pénale était libre et qu’elle n’avait pas à être constructive. L’avocat ne collabore pas avec les magistrats : il défend les intérêts de son client. Sinon, la défense n’existe plus et l’avocat devient policier.

Je me suis donc demandé comment diable nous pouvions en être arrivés là, c’est-à-dire à reprocher à des avocats de ne pas collaborer avec des magistrats dans une défense « constructive ». Comment diable une magistrate exerçant tous les jours dans des dossiers délicats, peut à ce point mépriser le travail de la défense pénale ? J’imagine d’ailleurs les relations détestables qu’elle doit entretenir avec les avocats qui défilent tous les jours dans son bureau pour défendre ceux qu’elle traite de voyous et qui n’ont donc même pas droit au respect de la présomption d’innocence.

Pour que vous compreniez de quoi il retourne, je vais vous raconter une anecdote. En décembre dernier, j’ai été désignée par un jeune étudiant jamais condamné et surtout, parfaitement inconnu des services de police. Il avait été férocement interpellé durant ce qu’on a appelé les « émeutes urbaines ». Ce jeune homme avait été arrêté alors qu’il aurait dû être chez lui à l’heure du couvre-feu. Il risquait (et méritait) donc une contravention. Et seulement une contravention.

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Dans leur procès-verbal, les policiers avaient indiqué qu’il avait fui à leur vue, raison pour laquelle ils l’avaient interpellé. Lors de sa fouille, il était porteur d’un briquet, d’un masque chirurgical et de gants. À l’évidence pour ces policiers de la BRI, du matériel de bandit. Placé en garde à vue pendant 48 heures, dans une cellule pourrie, puis remis en liberté jusqu’à son procès, il devait donc répondre quelques mois plus tard de ces faits, qualifiés de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Il risquait la prison. Il disait n’avoir rien fait d’autre que d’être dehors malgré le couvre-feu. Il disait n’avoir pas commis de violences.

J’ai évidemment soulevé la nullité de son interpellation puisque la violation du couvre-feu ne pouvait pas, en droit, fonder son arrestation et sa garde à vue. Fuir en courant à la vue de la police n’est pas un délit, n’en déplaise à certains. Le parquet s’est opposé à cette nullité, sans aucune surprise. Le tribunal correctionnel ne l’a pas suivi et a annulé la totalité du dossier. Mon client a été relaxé. Son interpellation a été jugée illégale, tout comme son placement en garde à vue.

« Je n’ai pas à m’excuser d’être payée pour faire mon métier. »

Justice a été rendue. Elle a été rendue par des magistrats, et non par moi, contrairement à ce que laisse penser leur collègue de Marseille lors de son audition au Sénat. Les avocats ne font que défendre, râler, plaider, réclamer, voire quémander pour que la loi soit aussi appliquée à ceux qui sont pointés du doigt, mais ce sont les juges qui ont toujours le dernier mot. Et soyez certains que les nullités de procédure sont plus souvent rejetées que retenues par les tribunaux !

Mais c’est à cela qu’elles servent : à rétablir la justice, à nous protéger contre l’arbitraire, contre le pouvoir des policiers et des magistrats enquêteurs, nous, qui sommes présumés innocents tant que nous n’avons pas été condamnés. C’est un roc devant le rouleau compresseur que peut être la justice pénale. C’est à cela que sert la défense pénale. Et je comprends que, parfois, souvent même, elle ne plaise pas.

Je n’ai absolument aucun scrupule à faire mon métier tel que je le fais. Aucun. Et je n’ai pas non plus à m’excuser d’être payée pour le faire. Comme tous les avocats. Si je déplais à un magistrat parce que je défends mon client uniquement sur la procédure, peu m’importe. C’est mon métier, aussi. Et je le fais conformément au droit. Et avec tous mes clients.

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Si le grand public peut avoir des difficultés à saisir cet aspect-là de la profession d’avocat, je le comprends parfaitement et je continuerai d’ailleurs de l’expliquer, encore et encore, car la procédure pénale fait partie de notre état de droit et surtout, elle est garante du respect des libertés. Et des libertés de chacun d’entre nous, quel qu’il soit et quoiqu’on lui reproche.

Mais qu’une magistrate sous-entende que le problème du trafic de stupéfiants à Marseille est aussi le fait de certains avocats qui ne collaboraient pas avec elle, c’est indigne. Et très dangereux. « La profession d'avocat est une profession libérale et indépendante quel que soit son mode d’exercice » (article 2 du décret du 30 juin 2023). Mettre en cause la liberté de la défense, vouloir la museler ou la contrôler n’est ni plus ni moins qu’une contestation ouverte et assumée de la démocratie. Ce n’est pas tolérable et les avocats ne le toléreront pas.

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"Non, un avocat n'a pas à collaborer avec les magistrats"

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29.03.2024

Le 5 mars dernier, devant la commission d’enquête parlementaire au Sénat sur l'impact du narcotrafic en France, une magistrate du tribunal judiciaire de Marseille tenait les propos suivants :

« Je pense qu’il faut encadrer de manière plus contraignante la possibilité de recours qui paralyse le cours de l’instruction (...). Nous devons pouvoir instruire nos dossiers sans la remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis par une certaine défense qui n’est pas constructive. Les délinquants payent très cher une défense qui ne va pas se battre sur le fond du dossier et pour cause, il est souvent accablant, mais sur la procédure, avec pour ligne de mire la détention, en multipliant des remises en cause systématiques de certains actes d’enquête ou bien en utilisant carrément des stratagèmes pour au final obtenir des remises en liberté des délinquants. La grande aisance financière de ces délinquants, du haut du spectre, qui n’ont pas payé un euro d’impôt en France, est évidente lors de leur interpellation, lorsqu’ils apparaissent en capacité de rémunérer plusieurs avocats, et non des moindres, pour leur défense. La corrélation entre l’absence de justification de ressources légales et la capacité de rémunérer très cher sa défense, interroge ».

« L’avocat défend les intérêts de son client. Sinon, la défense n’existe plus et l’avocat devient policier. »

Visiblement donc, faire son métier conformément à la loi et être payé pour l’avoir fait, « interroge » cette juge d’instruction. Une interrogation pleine de sous-entendus, laissant clairement penser que certains avocats, ceux-là mêmes qui viennent contester la légalité de son travail, seraient également des voyous. Comme leurs clients. Ne tournons pas autour du pot : c’est exactement ce qu’elle a voulu dire et c’est purement scandaleux. En........

© Marianne


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