« Les suspects ont été interpellés. Tout semble à croire, bien sûr, qu’ils ont été torturés, fortement passés à tabac : est-ce que ça vous choque ça, vous ?

-Moi, pas du tout, alors là, honnêtement, pas du tout. Ça ne me choque pas, il faut les faire parler.

Moi, je suis d’accord avec vous ».

Voilà donc où nous en sommes, chers lecteurs, à force de donner la parole à n’importe qui, à n’importe quelle heure et sur n’importe quel sujet : nous en sommes à entendre que la torture serait acceptable dans certains cas.

Effectivement, la torture ça fait parler, ça fait avouer à chaque fois, tout. Qui n’avouerait pas après avoir subi une presque noyade ? Qui n’avouerait pas après avoir été laissé durant des jours, sans dormir, maintenu debout sans pouvoir s’allonger et avec de la lumière dans les yeux ? Qui n’avouerait pas après avoir eu les petits doigts de pieds brûlés ? Personne en plateau ne s’est posé ces questions évidentes. Personne non plus ne s’est demandé ce qu’il se passerait si le suspect torturé était finalement innocent… Très certainement inutile d’aller jusque-là dans le raisonnement. En réalité, il faut « faire parler » à tout prix pour trouver les coupables.

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En plateau ce soir-là, une petite voix contradictoire s’est élevée pour tenter de prononcer le mot « démocratie ». En vain. Il est dorénavant incongru de rappeler certaines évidences et d’en appeler à l’intelligence collective. À tout le moins à la réflexion. J’en viens à croire que la démocratie, c’est bien que lorsque ça arrange certains.

Depuis que j’ai entendu ces mots, j’ai une nausée médiatique persistante. Et pour tout vous dire, je ne pensais pas devoir expliquer que nous ne sommes pas des animaux et que nous devons répondre à la barbarie par la justice. Je pensais que certaines grandes valeurs étaient acquises à ma génération. Je me suis trompée.

Voilà où nous en sommes : apporter une once de contradiction à des propos odieux entendus par des milliers de téléspectateurs à une heure de grande écoute.

J’ai lu, avec des haut-le-cœur, certains tweets publiés sous la vidéo de l’émission :

« Applaudir la torture des terroristes, aucun problème et sans état d’âme ! Ce sont des monstres donc on les traite en monstres ».

« C’était pas de la torture mais un interrogatoire légèrement musclé ».

« Cessez d’être choqués de ce qui ne doit pas l’être : ce ne sont pas des criminels en col blanc mais des terroristes ».

« Bravo aux russes, c’est encore pas assez ».

Alors voilà où nous en sommes : apporter une once de contradiction à des propos odieux entendus par des milliers de téléspectateurs à une heure de grande écoute.

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L’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que : « personne ne peut infliger à quiconque des blessures ou des tortures. Même en détention, la dignité humaine doit être respectée ». La Cour européenne a eu l’occasion de rappeler que cet article consacre l’une des valeurs fondamentales de notre société démocratique : l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine (arrêt Bouyid c/ Belgique - 2015).

Une « valeur de civilisation »... C’est donc bien de cela qu’il s’agit. Le Code pénal français contient un paragraphe spécialement dédié à ces crimes gravissimes (article 222-1 et suivants) : les peines encourues en cas d’actes de torture et de barbarie vont de 15 ans de prison à la réclusion criminelle à perpétuité. C’est dire de la sévérité de la France face à ces actes barbares incompatibles avec notre civilisation.

Les choses sont donc claires : nous avons, collectivement, estimé qu’il ne fallait pas répondre à l’horreur par la barbarie. Qu’il ne fallait pas répondre à l’atroce par la torture. Qu’il ne fallait pas répondre à la criminalité par la vengeance.

Face à celui qui n’a pas réussi à se contrôler et s’est comporté comme un barbare, nous devons maîtriser notre violence et nos émotions primaires, et lui répondre par la justice en le condamnant pénalement.

Pourquoi renonçons-nous petit à petit, à notre civilisation ?

Tandis que des millions de gens dans le monde souhaiteraient bénéficier d’un système de droit comme le nôtre, certains ici le piétinent allègrement et ne saisissent pas la chance qu’ils ont d’être protégés par cette démocratie dont il ne faut plus prononcer le nom. J’en suis affligée.

Pourquoi renonçons-nous petit à petit, à notre civilisation ? Comment peut-on décemment être « d’accord » avec des actes de torture, même commis à l’étranger ? Comment peut-on finalement, sous couvert de justice, vouloir adopter les mêmes comportements que ceux que nous devons sanctionner ? Je n’en sais rien. Mais je m’interroge : peut-on être un bon barbare qui torture le mauvais barbare ?

Je ne le crois pas. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise torture. Il n’y a pas une torture acceptable et une torture inacceptable. Il n’y a pas de raisons valables de torturer. Il n’y a pas de contexte qui expliquerait que la torture devienne compréhensible dans un cas et pas dans l’autre. Il n’y a que des actes de torture qui, dans tous les cas, nous écartent de la civilisation que nous avons choisie. Et qui font de nous des bourreaux.

QOSHE - Débat télé : quand le soutien à la torture devient une opinion comme une autre - Julia Courvoisier
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Débat télé : quand le soutien à la torture devient une opinion comme une autre

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05.04.2024

« Les suspects ont été interpellés. Tout semble à croire, bien sûr, qu’ils ont été torturés, fortement passés à tabac : est-ce que ça vous choque ça, vous ?

-Moi, pas du tout, alors là, honnêtement, pas du tout. Ça ne me choque pas, il faut les faire parler.

Moi, je suis d’accord avec vous ».

Voilà donc où nous en sommes, chers lecteurs, à force de donner la parole à n’importe qui, à n’importe quelle heure et sur n’importe quel sujet : nous en sommes à entendre que la torture serait acceptable dans certains cas.

Effectivement, la torture ça fait parler, ça fait avouer à chaque fois, tout. Qui n’avouerait pas après avoir subi une presque noyade ? Qui n’avouerait pas après avoir été laissé durant des jours, sans dormir, maintenu debout sans pouvoir s’allonger et avec de la lumière dans les yeux ? Qui n’avouerait pas après avoir eu les petits doigts de pieds brûlés ? Personne en plateau ne s’est posé ces questions évidentes. Personne non plus ne s’est demandé ce qu’il se passerait si le suspect torturé était finalement innocent… Très certainement inutile d’aller jusque-là dans le raisonnement. En réalité, il faut « faire parler » à tout prix pour trouver les coupables.

A LIRE AUSSI : Attentat à Moscou : pourquoi la Russie affiche-t-elle la torture subie par les terroristes présumés ?

En plateau ce soir-là, une petite........

© Marianne


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