Marianne : Que signifie « écologie intégrale » ?

Martin Kopp : Le mot « écologie » provient d’oikos, qui veut dire « maison » en grec. L’écologie, c’est donc l’étude de la Terre comme habitat pour les vivants. Il y a dès le départ un sens de la totalité, d’un système terrestre complexe interdépendant, comprenant du non vivant et du vivant où tout est lié, où rien n’est isolé. Malheureusement, aujourd’hui souvent le regard sur l’écologie est parcellaire.

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D’abord, quand le climat devient l’arbre qui cache la forêt, et qu’on ne voit pas tous les lieux de la dégradation de l’habitabilité de la planète, et leurs liens. Ensuite, quand l’analyse des causes du bouleversement se limite au matériel ou au visible, sans voir les déterminants immatériels, par exemple culturels. Enfin, quand l’approche est purement environnementale, sans y inclure les enjeux sociétaux et de justice.

L’écologie intégrale, c’est ainsi, par opposition, une écologie qui regarde la totalité de la situation, des causes et des enjeux. La formule renvoie à une complétude, à un relier. Ce qui nous fait, je pense, cruellement défaut.

Pourquoi reprendre un terme aujourd’hui si polémique ?

Parce qu’elle est belle et qu’elle dit une chose fondamentale ! Certes, en France, la formule a été associée à un catholicisme conservateur. Mais je suis protestant. On peut espérer qu’on ne m’y liera pas d’emblée et qu’au contraire, cela interpellera. Et que ce soit en paroisse, dans l’interreligieux ou dans le monde militant non chrétien, dans mon expérience finalement peu de gens sont au courant de cela.

« Il est dangereux de minorer la force du système et de ses leviers. »

Or, c’est avant tout pour elles et eux que j’ai écrit ce livre. De plus, j’ai constaté que pour beaucoup, la formule parle tout de suite : on voit qu’on sera dans un discours qui relie la profondeur et la surface, l’environnemental et le social, le matériel et le spirituel…

Même dans l’encyclique Laudato Si’ du pape François, qui l’a popularisée, l’écologie intégrale désigne d’abord le lien entre écologie et justice, d’abord pour les pauvres. On gagnera à se réapproprier et à redéfinir la formule !

Selon vous, la crise écologique a des responsables. Le capitalisme n’est-il pas le règne de ce que Karl Marx appelle le « sujet automate » ? La responsabilité n’est-elle pas systémique ?

Elle est à la fois systémique, collective et personnelle. Je ne pense pas, d’un point de vue anthropologique et éthique, que dans le système ou ce que l’historien Lewis Mumford a appelé la « mégamachine », les personnes soient réduites à l’état de rouages. Qu’elles n’ont plus d’espace de liberté ni de responsabilité. Les sciences sociales documentent de nombreux cas de résistances, de constructions d’alternatives à la marge ou au sein même des systèmes, de ruptures.

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Je crois qu’il demeure toujours une ouverture, du jeu, un interstice où peuvent souffler l’autonomie, la conscience et la révolte. À l’inverse, il est dangereux de minorer la force du système et de ses leviers, par exemple l’industrie invasive de la publicité créatrice de désirs. La théologie pense d’ailleurs le « péché structurel ». Il serait dramatique de se laisser prendre à la ruse du système, qui est de vouloir disparaître derrière la responsabilité des individus.

Vous inspirant de Cornelius Castoriadis, vous accordez une grande place à l’importance de l’imaginaire dans la crise écologique. En quoi joue-t-elle un rôle ? Ne sont-ce pas avant tout les bases matérielles qu’il faut interroger ?

On ne manque pas de plumes qui identifient ces bases, notamment économiques et techniques. Dans un effort de pensée commun, le rôle de la théologie est de braquer le projecteur aussi ailleurs. L’imaginaire, c’est l’ensemble des significations qui définissent la vision du monde, de la vie et l’orientation d’une société. Il est clef et sous-travaillé.

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Il n’y aurait pas eu de défi écologique si, en remplaçant de religiosités de la nature, un certain christianisme n’avait pas promu une vision anthropocentrique du monde, où toute chose et tout être vivant sont au service d’un humain séparé et supérieur. Il y a, dans un Occident aujourd’hui largement sécularisé mais héritier de ces vues chrétiennes, un imaginaire à renouveler.

La nouvelle théologie verte le fait, pour les personnes qui partagent la même foi. On peut ensuite débattre de la primauté de l’idéel ou du matériel. Personnellement, je vois plutôt la codétermination ou l’évolution réciproque.

En quoi le christianisme a-t-il servi l’imaginaire productiviste ?

On connaît la thèse de Max Weber d’une « affinité élective » entre une certaine éthique protestante (puritaine et adossée à une certaine doctrine du salut) et l’esprit du capitalisme. Elle a été souvent simplifiée en : le protestantisme est la cause du capitalisme. Historiquement, le dossier est plus complexe.

« La pertinence de la théologie relève aussi des questions qu’elle soulève. »

Il y a des textes bibliques qui prêtent le flanc à des interprétations croissancistes, et qui y ont servi. On peut penser à la parole des talents ou à des passages de l’Ancien Testament qui valorisent l’enrichissement, fruit de la bénédiction de Dieu. Cela donne, par exemple, la théologie de la prospérité. Mais pour reprendre la formule du sociologue et théologien protestant Jacques Ellul, c’est une subversion du christianisme.

Jésus n’a cessé d’interpeller les riches en les appelant à la conversion et à la justice. Il a appelé à accumuler des trésors auprès de Dieu plutôt que sur terre. Il a mis en garde contre l’Argent, puissance spirituelle : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Luc 16.3). Un geste vital aujourd’hui est de profaner l’Argent, en le donnant et en le rabaissant au rang de moyen.

En quoi la théologie peut-elle fournir des ressources pour combattre la crise écologique ?

La réponse pragmatique, c’est que si la théologie écologique touchait le cœur et la vie des 2,2 milliards de chrétiennes et de chrétiens, c’est plus d’un quart de l’humanité qui penserait, agirait et voterait différemment. D’ailleurs, plus de 80 % de l’humanité déclarent appartenir à une tradition religieuse. Nous sommes la plus grande ONG du monde, et nous sommes oubliés dans la lutte pour la sauvegarde de l’habitabilité de notre belle Terre partagée. La pertinence de la théologie relève aussi des questions qu’elle soulève. L’écologie, ce n'est pas simplement les questions des énergies fossiles ou de la taxe carbone, aussi importantes soient-elles.

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Plus fondamentalement, plus humainement, l’écologie interroge le sens de notre être-au-monde. Et ce dans les trois sens du mot « sens » : les sens, les significations et la direction. Les sens, car nous nous délions du monde, dont nous voyons moins les étoiles, touchons moins les fourrures et sentons moins l’humus. Les significations, car nous héritons de visions de la « nature », de la « valeur » ou du « bonheur » écocidaires. La direction, car si la norme est l’American way-of-life, le récit du « développement » est suicidaire. Et si nous relisions tout cela ? Le retour au sens n’est pas un luxe. Il est vital. Et il peut mener à des vies toutes, oui toutes épanouies.

***

Martin Kopp, Vers une écologie intégrale. Théologie pour des vies épanouies, Labor et Fides, 210 p., 19 €

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"L’écologie ne se résume pas aux questions des énergies fossiles ou de la taxe carbone"

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19.12.2023

Marianne : Que signifie « écologie intégrale » ?

Martin Kopp : Le mot « écologie » provient d’oikos, qui veut dire « maison » en grec. L’écologie, c’est donc l’étude de la Terre comme habitat pour les vivants. Il y a dès le départ un sens de la totalité, d’un système terrestre complexe interdépendant, comprenant du non vivant et du vivant où tout est lié, où rien n’est isolé. Malheureusement, aujourd’hui souvent le regard sur l’écologie est parcellaire.

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D’abord, quand le climat devient l’arbre qui cache la forêt, et qu’on ne voit pas tous les lieux de la dégradation de l’habitabilité de la planète, et leurs liens. Ensuite, quand l’analyse des causes du bouleversement se limite au matériel ou au visible, sans voir les déterminants immatériels, par exemple culturels. Enfin, quand l’approche est purement environnementale, sans y inclure les enjeux sociétaux et de justice.

L’écologie intégrale, c’est ainsi, par opposition, une écologie qui regarde la totalité de la situation, des causes et des enjeux. La formule renvoie à une complétude, à un relier. Ce qui nous fait, je pense, cruellement défaut.

Pourquoi reprendre un terme aujourd’hui si polémique ?

Parce qu’elle est belle et qu’elle dit une chose fondamentale ! Certes, en France, la formule a été associée à un catholicisme conservateur. Mais je suis protestant. On peut espérer qu’on ne m’y liera pas d’emblée et qu’au contraire, cela interpellera. Et que ce soit en paroisse, dans l’interreligieux ou dans le monde militant non chrétien, dans mon expérience finalement peu de gens sont au courant de cela.

« Il est dangereux de minorer la force du système et de ses leviers. »

Or, c’est avant tout pour elles et eux que j’ai écrit ce livre. De plus, j’ai constaté que pour beaucoup, la formule parle tout de suite : on voit qu’on sera dans un........

© Marianne


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