Depuis une semaine, les agriculteurs mènent des actions de blocages, afin de protester contre des conditions de plus en plus difficiles, liées à un enchevêtrement de causes complexes. Partie du sud-ouest, la colère s'est intensifiée et diffusée à tout l'Hexagone. Spécialiste du monde agricole, Pierre Bitoun fait le point avec Marianne sur la situation.

Marianne : Comment expliquer la mobilisation actuelle des agriculteurs ?

Pierre Bitoun : On est face à une nouvelle crise de l’agriculture productiviste, probablement encore plus dense et aiguë que par le passé. Tous les ingrédients de la course sans fin à la « modernisation » (disparition des fermes, financiarisation, technicisation et normalisation croissantes du travail agricole, prix non rémunérateurs, tyrannie des industries agricoles et alimentaires et de la grande distribution, mise en concurrence sur les marchés nationaux, européens ou mondiaux, difficultés voire impossibilité à transmettre, manque de reconnaissance et perte de sens du métier, etc.) sont, comme d’habitude, à l’œuvre. Mais le processus est maintenant si accéléré, violent, mortifère qu’une part grandissante (majoritaire ?) des agriculteurs pris dans la spirale productiviste, perçoit désormais que c’est leur peau qui se joue. Leur peau et celle des territoires ruraux auxquels ils sont attachés.

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D’où l’explosion des colères, la rébellion presque générale, à laquelle se sont joints d’autres agriculteurs qui ont depuis longtemps rompu avec ce modèle, les « paysans » de la Confédération paysanne. Et d’autres secteurs et couches de la population paraissent aussi vouloir s’y mettre. Quoi qu’il arrive, le moment fera date.

En quoi le modèle agricole est-il en cause ?

Il n’y a pas, comme je viens de le rappeler, un seul modèle mais, au moins, deux. Celui du productivisme illimité, de l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage, avec ses traités internationaux de libre-échange, ses fermes-usines à généraliser, sa malbouffe déjà là et sa viande in vitro à venir, ses brevets sur le vivant et ses robots et, par conséquent, des profits en expansion pour les multinationales de l’amont, de l’aval et la grande distribution. Celui de « l’agriculture paysanne », prudent et solidaire, qui promeut pas ou peu d’endettement, pas ou peu d’intrants chimiques, s’appuie sur la vente directe, les circuits courts et veut, simplement accompagné d’un revenu décent, la multiplication des petites fermes.

« Une impasse à tous points de vue, écologique, économique, sanitaire, social, humain. »

Depuis des années, les gouvernants européens et nationaux, les industriels et la grande distribution, les dirigeants de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et des Jeunes agriculteurs (JA) nous servent le discours de « l’agriculture duale », en vertu duquel ces deux agricultures pourraient cohabiter, l’une performante et exportatrice, l’autre de niche, de terroir, produisant des biens de qualité pour ceux qui peuvent se les payer. Or, avec cette crise, c’est précisément cette peinture, gentillette et mensongère, qui est en train d’exploser sous nos yeux.

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D’un côté le modèle industrialiste se manifeste clairement comme ce qu’il n’a jamais cessé d’être : une impasse à tous points de vue, écologique, économique, sanitaire, social, humain. De l’autre, le modèle de l’agriculture paysanne ne peut réussir, seul, sans une vaste et efficace politique de soutien, à faire système, à incarner l’alternative, générale, au modèle productiviste qui n’en finit pas d’étendre sa domination et de faire mourir ses propres enfants.

La FNSEA a adressé au gouvernement une liste de 120 demandes, dont plus de moyens et la suppression des contraintes environnementales. Est-ce que le syndicat majoritaire a raison ?

Il ne faut surtout pas faire confiance à la FNSEA, aux JA, et tout particulièrement à leurs dirigeants. D’abord, depuis un bon demi-siècle, ce syndicalisme cogestionnaire, en position hégémonique dans les organismes d’encadrement de l’agriculture, accompagne « pacifiquement » la concentration des producteurs : il contribue au tri entre ceux qui restent et ceux qui doivent partir. Le coup, ensuite, des 120 demandes, est facile à décrypter : il s’agit de faire croire aux « troupes » qu’on les défend toutes et de préparer les revendications qu’on devra « forcément » abandonner.

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Enfin, qui peut croire à la parole du président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, qui se veut le défenseur de la grande famille agricole française tout en présidant également le conseil d’administration d’Avril, l’un des plus importants groupes agro-industriels français présent dans les huiles, l’alimentation des animaux d’élevage, les agrocarburants, etc. Sans oublier son parcours initiatique dans le négoce international des matières premières agricoles, son exploitation de grande culture de 700 hectares ou ses positions répétées en faveur des OGM, des pesticides ou des mégabassines. Se révolter contre l’UE, l’État, la grande distribution, c’est évidemment salutaire, indispensable. Mais à quand une rébellion contre le chef ?

Comment sauver le modèle agricole français ?

Cette question, au moins dans sa formulation, me paraît trop restrictive, sectorielle, et elle a un petit accent de cocorico souverainiste qui élude l’essentiel. Je poserai donc différemment le problème.

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Contrairement à l’antienne, la France n’est pas une exception et elle se trouve, à l’instar de presque tous les pays dans le monde, soumise à un capitalisme productiviste qui s’empare de l’agriculture comme des autres secteurs productifs. Sans cesse promu par les classes dirigeantes et leurs politiques néolibérales, relayé par tous ceux qui y trouvent leurs intérêts ou en sont dupes, ce capitalisme productiviste transforme tout en ressource, matériau, marchandise, et il colonise et bouleverse le moindre compartiment ou moment de nos vies, que nous soyons agriculteur, paysan ou de tout autre milieu. Il est ainsi frappant de constater que bien des revendications portées par les agriculteurs concernent également la majorité de la population.

Trop de taxes, trop de bureaucratie, pas assez d’argent pour vivre (revenus, salaire ou retraite), trop de mises en concurrence de tous contre tous, trop de précarité et d’épuisement physique et psychique, on voit là combien nous avons intérêt à nous joindre à la rébellion pour exercer la pression maximale sur les lanceurs de miettes de l’État et du Capital réunis. C’est ainsi que nous « sauverons le modèle agricole français » en nous sauvant nous-mêmes.

QOSHE - Pierre Bitoun : "Bien des revendications des agriculteurs concernent la majorité de la population" - Kevin Boucaud-Victoire
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Pierre Bitoun : "Bien des revendications des agriculteurs concernent la majorité de la population"

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26.01.2024

Depuis une semaine, les agriculteurs mènent des actions de blocages, afin de protester contre des conditions de plus en plus difficiles, liées à un enchevêtrement de causes complexes. Partie du sud-ouest, la colère s'est intensifiée et diffusée à tout l'Hexagone. Spécialiste du monde agricole, Pierre Bitoun fait le point avec Marianne sur la situation.

Marianne : Comment expliquer la mobilisation actuelle des agriculteurs ?

Pierre Bitoun : On est face à une nouvelle crise de l’agriculture productiviste, probablement encore plus dense et aiguë que par le passé. Tous les ingrédients de la course sans fin à la « modernisation » (disparition des fermes, financiarisation, technicisation et normalisation croissantes du travail agricole, prix non rémunérateurs, tyrannie des industries agricoles et alimentaires et de la grande distribution, mise en concurrence sur les marchés nationaux, européens ou mondiaux, difficultés voire impossibilité à transmettre, manque de reconnaissance et perte de sens du métier, etc.) sont, comme d’habitude, à l’œuvre. Mais le processus est maintenant si accéléré, violent, mortifère qu’une part grandissante (majoritaire ?) des agriculteurs pris dans la spirale productiviste, perçoit désormais que c’est leur peau qui se joue. Leur peau et celle des territoires ruraux auxquels ils sont attachés.

A LIRE AUSSI : "Pire que le mépris" : à l'origine de l'abandon du monde paysan avec l'historien Jérôme Fehrenbach

D’où l’explosion des colères, la rébellion presque générale, à laquelle se sont joints d’autres agriculteurs qui ont depuis longtemps rompu avec ce modèle, les « paysans » de la Confédération paysanne. Et d’autres secteurs et couches de la population paraissent aussi vouloir........

© Marianne


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