Qualifiée lors de son arrivée au pouvoir, en octobre 2022, de « post-fascisme », Giorgia Meloni demeure un objet politique difficile à appréhender. Très conservatrice sur les questions sociétales, notamment sur l'immigration, libérale sur les questions économiques et atlantiste en géopolitique, la présidente du Conseil des ministres italien déroute les analystes.

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Pour le politologue Thibault Muzergues, c'est parce que nos grilles d'analyse actuelles sont dépassées. Si les années 2010 ont été celles de l'émergence du populisme, qu'il soit de gauche ou de droite, les années 2020 pourraient être celle du « post-populisme », qui entend reprendre des thématiques populistes, tout en revenant au clivage gauche-droite, ainsi qu'à un style plus traditionnel.

Marianne : Qu’entendez-vous par « populisme » ?

Thibault Muzergues : Francis Fukuyama, qu’on ne peut pas vraiment accuser de complaisance avec ce mouvement, a dit un jour que le populisme était une « une étiquette utilisée par les élites pour décrire des politiques que ces dernières n’aiment pas mais qui sont soutenues par des citoyens ordinaires ». Cette définition colle assez bien au phénomène populiste, dans la mesure où ce dernier se construit effectivement autour d’un clivage entre peuple et élites – entre populistes et élites. Il est en fait assez difficile de donner une définition plus précise au-delà de cette division, dans la mesure où, malgré le « -isme », le populisme n’est pas une idéologie (il peut être de droite, de gauche, voire du centre), ni une politique publique.

C’est plutôt un style de rupture, une manifestation de la disruption politique, qui se traduit par une citrique fondamentale de la démocratie libérale ou représentative, qu’il cherche à dépasser en proposant un modèle de démocratie plus « direct », basé à gauche sur des assemblées citoyennes (y compris par le biais de réseaux sociaux), soit sur une relation quasi-charnelle entre le peuple et le populiste, chez la plupart des populistes de droite.

Comment expliquer la « vague » populiste de ces quinze dernières années ?

Cette vague correspond à la grande disruption qui a suivi la crise financière de 2008, quand les État occidentaux ont dû faire des choix douloureux pour sauver les banques (puis d’autres États) de la faillite, laissant néanmoins trop souvent les individus se débrouiller seuls. Les deux pays les plus touchés en Europe dans les premières années de la crise, la Hongrie puis la Grèce, ont d’ailleurs été les premières à basculer dans le populisme de gouvernement, avec les victoires de Viktor Orbán en 2010 et d’Alexis Tsipras en 2015.

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Disons simplement que les élites ne s’étant pas exactement couvertes de gloires durant cette période, de la guerre en Irak à la crise des migrants en passant par les crises financières, une vraie cassure s’est opérée entre les élites d’un côté, et l’opinion publique de l’autre. Cela a ouvert une brèche dans lesquelles des élites alternatives populistes se sont empressées de s’engouffrer, prenant rapidement des parts de marché aux partis traditionnels et parvenant même à définir l’agenda politique comme au Royaume-Uni avec le Brexit, ou à gagner des élections et gouverner comme en Hongrie, en Grèce, aux États-Unis, en République tchèque, en Lituanie, etc.

« Populisme » n’est-il pas un terme pour diaboliser les critiques des politiques centristes et libérales et sous-entendre qu’extrême gauche et extrême droite se rejoignent ?

Dans une certaine mesure, et c’est bien là le sens que donnait Fukuyama dans la citation que je vous ai donnée. Durant sa période de domination sans partage du débat public, le libéralisme a lancé trop d’anathèmes et s’est ainsi retrouvé isolé face à des « populistes » qui n’en étaient pas forcément, mais que l’intolérance a poussé dans les rangs des extrémistes – les vrais populistes n’en demandaient pas tant, et ils ont pu forger des majorités de gouvernement à partir de là. Mais ce n’est pas pour autant que la « théorie du fer à cheval » ne fonctionne pas – la coalition italienne Mouvement 5 Étoiles-Lega salvinienne en 2018-2019 le montre d’ailleurs : dans cette période de marée haute populistes, deux partis populistes de gauche et de droite se sont alliés pour faire tomber le système, sans y parvenir toutefois.

En Grèce aussi, Alexis Tsipras s’est allié avec un petit parti populiste de droite pour assurer une coalition de gouvernement, une pratique qu’on a retrouvé ailleurs dans le monde, en Amérique latine par exemple. Cette pratique n’est d’ailleurs pas si incroyable que cela, dans la mesure où le populisme s’appuie sur un clivage élite-peuple qui se substitue au clivage gauche-droite. Pour faire tomber le système et remplacer les élites corrompues, une alliance des populistes a du sens.

Qu’est-ce que le « postpopulisme » ? Comment se manifeste-t-il ?

Le postpopulisme est d’abord un moment, qui s’inscrit dans la suite du début des années 2020, au cours desquelles quatre événements ont radicalement changé la donne, signant ainsi l’échec du populisme d’origine.

La crise du Covid-19 a mis sur un pied d’égalité anciennes élites et populistes, et au final tous ont mis en place plus ou moins la même politique : mise sous cloche des populations (au prix d’une répression des libertés publiques et économiques de la population), fermeture totale des frontières (au prix d’une disruption folle des lignes d’approvisionnement), mise en place de fait d’un revenu citoyen universel avec des injections massives d’argent public (au prix d’une inflation qu’on commence tout juste à maîtriser), et enfin pari payant sur les vaccins pour sortir de la crise, au prix là aussi de choix durs sur la restriction des libertés, y compris celle de ne pas se faire vacciner. À ce petit jeu-là, les populistes ne se sont pas vraiment montrés plus efficaces que les anciennes élites, et cela leur a coûté en crédibilité.

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À cet évènement majeur, ajoutons en trois autres : le Brexit, qui a montré que les politiques populistes avaient un coût économique ; les événements de Washington le 6 janvier 2021 qui ont également montré le potentiel coût démocratique à payer lorsqu’on laisse les clés du pouvoir aux populistes, et enfin la guerre en Ukraine qui a mis fin à l’image de Vladimir Poutine comme un modèle à suivre pour les populistes – l’homme fort joueur d’échec qui avait toujours un coup d’avance s’est soudain transformé en petit dictateur joueur de poker, un joueur invétéré qui, après avoir perdu sa veine, continue à jouer en espérant pouvoir la retrouver pour finalement emporter la mise.

Le postpopulisme semble-t-il être avant tout une doctrine de droite ou d’extrême droite ?

Elle apparaît effectivement d’abord à droite – même si elle commence également à émerger aussi à gauche, mais de manière moins claire. On retrouve ce postpopulisme de droite chez Giorgia Meloni, ou encore les Démocrates de Suède – tous deux arrivant de l’extrême droite mais centrisant leur discours pour coller aux nouvelles attentes d’une opinion fatiguée par les tragicomédies constantes de la période populiste, mais aussi chez les partis plus au centre comme la CDU (chrétiens-démocrates) allemande ou le PP (Parti populaire, droite) espagnol qui droitisent leur discours pour coller aux attentes de l’électorat, et parce qu’ils ont compris qu’ils ne peuvent pas revenir au statu quo ante.

Le postpopulisme est en fait une fusion entre des politiques populistes qu’on avait auparavant associée à l’extrême droite (lutte contre l’immigration, protectionnisme affiché, opposition virulente à la gauche culturelle) et des valeurs fondamentales défendues par l’establishment (respect des institutions et de l’État de droit, attachement ou au moins conversion à l’Europe – même si c’est d’abord pour des raisons civilisationnelles, et enfin atlantisme assumé).

Il semble difficile de voir émerger un postpopulisme de gauche… Pourtant, vous pensez que le wokisme pourrait donner la colonne vertébrale d’une telle doctrine. Pourquoi ?

Pas seulement le wokisme, mais c’est effectivement une option. L’autre étant de voir une nouvelle gauche « nordique » émerger, qui aurait repris certains des arguments des populistes de droite, notamment sur l’immigration. C’est ce qui fait dire à la Première ministre Mette Frederiksen que le Danemark devait fermer la porte à l’immigration extra-européenne pour « sauver l’État-providence danois », suivant ainsi en cela l’avis de nombre de vieux sociaux-démocrates qui pensent qu’on peut avoir la diversité ou la solidarité, mais pas les deux en même temps.

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Une autre possibilité est actuellement étudiée par le Parti démocrate italien d’Elly Schlein, il s’agit là d’un postpopulisme qui met la barre à gauche, en reprenant tout du moins en partie les thèses de justice sociale et d’identité des universités américaines. Nous verrons dans les années à venir laquelle de ces deux gauches sera la mieux à même de produire des résultats électoraux, à moins qu’une fusion entre ces deux courants émerge à terme.

Selon vous, le populisme n’est pas pour autant mort et va cohabiter encore un moment avec le postpopulisme…

Oui, de même que les post-païens que sont les chrétiens ont coexisté pendant quelques siècles après la conversion de Constantin au IVe siècle. Tant qu’il existera des sections de la population fondamentalement insatisfaites de la démocratie représentative et de leurs élites, il y aura un terreau fertile pour les populistes.

Les post-populistes peuvent éloigner les populistes du pouvoir ou les tenir en laisse grâce à des résultats électoraux supérieurs, mais ils ne peuvent pas non plus d’un seul coup mettre fin à la révolte populiste. Celle-ci prendra beaucoup de temps à se résorber, car il existe encore aujourd’hui une crise de confiance fondamentale entre les élites et les gouvernés.

***

Thibault Muzergues, Postpopulisme. La nouvelle vague qui va secouer l'Occident, L'observatoire, 256 p., 21 €.

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Thibault Muzergues : "Les post-populistes peuvent éloigner les populistes du pouvoir mais pas arrêter la révolte"

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25.03.2024

Qualifiée lors de son arrivée au pouvoir, en octobre 2022, de « post-fascisme », Giorgia Meloni demeure un objet politique difficile à appréhender. Très conservatrice sur les questions sociétales, notamment sur l'immigration, libérale sur les questions économiques et atlantiste en géopolitique, la présidente du Conseil des ministres italien déroute les analystes.

A LIRE AUSSI : Italie : "La droite de Giorgia Meloni n'est pas populiste mais post-populiste"

Pour le politologue Thibault Muzergues, c'est parce que nos grilles d'analyse actuelles sont dépassées. Si les années 2010 ont été celles de l'émergence du populisme, qu'il soit de gauche ou de droite, les années 2020 pourraient être celle du « post-populisme », qui entend reprendre des thématiques populistes, tout en revenant au clivage gauche-droite, ainsi qu'à un style plus traditionnel.

Marianne : Qu’entendez-vous par « populisme » ?

Thibault Muzergues : Francis Fukuyama, qu’on ne peut pas vraiment accuser de complaisance avec ce mouvement, a dit un jour que le populisme était une « une étiquette utilisée par les élites pour décrire des politiques que ces dernières n’aiment pas mais qui sont soutenues par des citoyens ordinaires ». Cette définition colle assez bien au phénomène populiste, dans la mesure où ce dernier se construit effectivement autour d’un clivage entre peuple et élites – entre populistes et élites. Il est en fait assez difficile de donner une définition plus précise au-delà de cette division, dans la mesure où, malgré le « -isme », le populisme n’est pas une idéologie (il peut être de droite, de gauche, voire du centre), ni une politique publique.

C’est plutôt un style de rupture, une manifestation de la disruption politique, qui se traduit par une citrique fondamentale de la démocratie libérale ou représentative, qu’il cherche à dépasser en proposant un modèle de démocratie plus « direct », basé à gauche sur des assemblées citoyennes (y compris par le biais de réseaux sociaux), soit sur une relation quasi-charnelle entre le peuple et le populiste, chez la plupart des populistes de droite.

Comment expliquer la « vague » populiste de ces quinze dernières années ?

Cette vague correspond à la grande disruption qui a suivi la crise financière de 2008, quand les État occidentaux ont dû faire des choix douloureux pour sauver les banques (puis d’autres États) de la faillite, laissant néanmoins trop souvent les individus se débrouiller seuls. Les deux pays les plus touchés en Europe dans les premières années de la crise, la Hongrie puis la Grèce, ont d’ailleurs été les premières à........

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