Ces derniers jours ont montré une coïncidence frappante entre la prévention du suicide et sa valorisation médiatique, pour ne pas dire sa peopolisation. D’un côté, le baromètre Santé Publique France indiquait une forte hausse des pensées et des tentatives de suicide chez les jeunes. La crise agricole mettait l’accent sur les suicides des agriculteurs. La semaine nationale de prévention du suicide nous rappelait les efforts entrepris par les pouvoirs publics pour diminuer le taux de suicide en France, un des plus élevés d’Europe.

A LIRE AUSSI : "Le prochain voyage" avec Line Renaud sur France 2 : et le suicide assisté devint glamour

Au même moment, Line Renaud affirmait dans une émission à forte audience : « On a choisi sa vie, on doit pouvoir choisir sa mort », en précisant qu’elle avait prévu le lieu et le déroulement de son départ, ainsi que la « liste des amis » invités à y assister – reconnaissant tout de même qu’elle avait « encore des choses à faire ». Un journaliste, Thomas Misrachi, faisait le tour des médias pour promouvoir son livre dans lequel il révèle avoir assisté au départ programmé de Jacqueline Jencquel, lui-même déclarant planifier sa mort à 75 ans car il « préfère mourir que mal vieillir » et qu’il faut « savoir se fixer une limite ». Cette valorisation médiatique de « l’homicide de soi-même », pour reprendre le terme de Voltaire, est inquiétante – si ce n’est indécente – à bien des égards.

En se faisant les relais de célébrités exprimant leur désir de se supprimer, les médias participent de l’ « effet Werther », un phénomène de contagion suicidaire qui suit la médiatisation du suicide de personnalités. À l’inverse, l’ « effet Papageno » montre que le témoignage de célébrités ayant surmonté une crise suicidaire a un effet protecteur sur les personnes traversées par des pensées similaires. Dans une société pourtant prompte à dénoncer l’âgisme et le culte de la performance, se répand insidieusement l’idée que certaines vies ne valent plus la peine d’être vécues.

A LIRE AUSSI : Changer les mots : comment on a abandonné "euthanasie" et "suicide assisté"

Dans une vidéo aux 18 millions de vues, Jacqueline Jencquel assurait vouloir en finir car « faire l’amour avec un mec qui a un bide énorme (…) ça ne m’intéresse plus ». Loin de ces considérations légères, l’effet mimétique du suicide touche en priorité les plus vulnérables.

L’Observatoire national du suicide fait état d’un « gradient social très marqué » : les taux d’hospitalisation pour gestes auto-infligés (tentatives de suicide) sont plus élevés dans les catégories sociales les plus modestes. Santé Publique France attire aussi l'attention sur le poids de la solitude et l'isolement, facteur déterminant chez des personnes sans emploi, peu diplômées, vivant seules. Oui, il y a bien quelque chose d’indécent dans la promotion du suicide par les nantis et les bien-portants. Le geste suicidaire ne saurait être une actualité glamour : c’est une réalité sordide face à laquelle nous devons tous nous mobiliser.

Il ne nous appartient pas de porter un regard négatif sur ceux qui en viennent à pratiquer le geste suicidaire : chacun peut dire sa détresse et cette souffrance doit être accueillie sans jugement. Ce geste désespéré doit recueillir toute notre empathie tout en nous interpellant sur notre responsabilité collective. D’ailleurs, nos sociétés sont passées d’une attitude de condamnation à une attitude de compassion envers celui qui se donne la mort, considéré avant tout comme une victime de soi qui n’a pas trouvé d’autre issue que de se supprimer.

A LIRE AUSSI : Jean-Claude Delgènes : "Peut-on encore aborder la prévention des suicides dans les médias ?"

Mais, de la même façon, valoriser le geste suicidaire n’est pas acceptable. Conforter autrui dans cette voie, voire glorifier son choix, revient à dévoyer le sens de la fraternité, au nom d’une liberté mal comprise. C’est faire le constat d’une impuissance collective face au mal-être et aux tentations mortifères. Or, ce n’est pas parce que le meurtrier et sa victime sont la même personne qu’il faut nier la violence du geste létal. Ainsi, le suicide doit rester un acte que la morale commune ne condamne pas sans pour autant l’approuver, et encore moins le valoriser.

Ultimement, la faculté de se suicider est une décision (ou impulsion ?) relevant d’un choix personnel de l’individu qui est le propre de sa liberté – certes paradoxale car elle s’abolit là même où elle prétend se réaliser. Notre droit actuel se borne pour l’essentiel à s’abstenir, en affirmant une liberté du bout des lèvres – seules la provocation, la propagande ou la publicité en faveur du suicide sont punies par la loi.

En légalisant une forme de suicide assisté, le législateur viendrait approuver le suicide. Or, le droit n’est jamais neutre, en ce qu’il légitime ce qu’il institue. Le législateur devrait alors préciser les conditions dans lesquelles il est légitime de considérer qu’une vie n’est pas digne d’être vécue. Ce message ne s’adresserait alors pas seulement aux personnes concernées mais il dirait à tous que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue au-delà d’une certaine dégradation physique ou mentale. Quelles que soient les précautions prises, l’assistance au suicide viendrait avaliser ce choix. Or, nous l’avons vu, le suicide ne peut être cantonné à une sphère strictement individuelle. La fraternité à l’égard des plus vulnérables passe par le regard du proche et par celui du corps social, qui l’exprime au travers de sa législation et de l’accompagnement procuré par les soignants.

A LIRE AUSSI : "Le moment est venu" : militante du suicide assisté, Jacqueline Jencquel a mis fin à ses jours

Dans ce contexte, on ne peut que rester pantois face à l’effarant « secourisme à l’envers » présent dans l’avant-projet de loi sur la fin de vie du gouvernement. Alors que certains soignants sont tenus de ranimer ceux qui tentent de se suicider, d’autres devraient contribuer à « hâter le décès » de ceux qui souhaitent s’administrer la mort.

Comme le soulignait Robert Badinter auditionné à l’Assemblée nationale en 2008, « en votant une nouvelle loi, le législateur aurait l’impression de répondre à une attente sociale qui traduit, en réalité, une émotion collective parfaitement légitime. Mais encore devrait-il mesurer les conséquences collectives d’un tel choix ». Le suicide est une tragédie. Les médias, les célébrités comme les pouvoirs publics ne sauraient décemment s’en faire les promoteurs.

QOSHE - Laurent Frémont : "Il y a quelque chose d’indécent dans la promotion du suicide par les nantis" - Laurent Frémont
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Laurent Frémont : "Il y a quelque chose d’indécent dans la promotion du suicide par les nantis"

11 0
01.03.2024

Ces derniers jours ont montré une coïncidence frappante entre la prévention du suicide et sa valorisation médiatique, pour ne pas dire sa peopolisation. D’un côté, le baromètre Santé Publique France indiquait une forte hausse des pensées et des tentatives de suicide chez les jeunes. La crise agricole mettait l’accent sur les suicides des agriculteurs. La semaine nationale de prévention du suicide nous rappelait les efforts entrepris par les pouvoirs publics pour diminuer le taux de suicide en France, un des plus élevés d’Europe.

A LIRE AUSSI : "Le prochain voyage" avec Line Renaud sur France 2 : et le suicide assisté devint glamour

Au même moment, Line Renaud affirmait dans une émission à forte audience : « On a choisi sa vie, on doit pouvoir choisir sa mort », en précisant qu’elle avait prévu le lieu et le déroulement de son départ, ainsi que la « liste des amis » invités à y assister – reconnaissant tout de même qu’elle avait « encore des choses à faire ». Un journaliste, Thomas Misrachi, faisait le tour des médias pour promouvoir son livre dans lequel il révèle avoir assisté au départ programmé de Jacqueline Jencquel, lui-même déclarant planifier sa mort à 75 ans car il « préfère mourir que mal vieillir » et qu’il faut « savoir se fixer une limite ». Cette valorisation médiatique de « l’homicide de soi-même », pour reprendre le terme de Voltaire, est inquiétante – si ce n’est indécente – à bien des égards.

En se faisant les relais de célébrités exprimant leur désir de se supprimer, les médias participent de l’ « effet Werther », un phénomène de........

© Marianne


Get it on Google Play