En Occident, l’idée du Beau nous vient de la Grèce antique et Platon avait posé son équivalence avec le Bon et le Vrai. « Kalos kagathos », disait-on alors pour désigner ce qui était bel et bon. Dans Réenchanter le monde, Étienne Barilier interroge brillamment cette triple identité en mobilisant une vaste culture littéraire et artistique, avec beaucoup d’à-propos, sans jamais verser dans l’étalage de sa propre érudition. En effet, les références nombreuses sont toujours au service du déploiement de sa pensée. S’il faut « réenchanter le monde », c’est parce que la civilisation occidentale, qui est celle, entre autres, de la critique, a refusé depuis longtemps l’identité stricte du Bien et du Vrai.

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« Et ce refus, nous l’avons progressivement étendu aux mythes et aux récits fondateurs des religions, à commencer par celui de la religion chrétienne. Nous reconnaissons que le Beau puisse révéler le Vrai, non qu’il doive s’y substituer. Cependant, il ne faut pas se cacher que le prix à payer est lourd : le désenchantement du monde. » Le constat de cette séparation frappe l’homme d’une profonde mélancolie, mélancolie qui s’incarne exemplairement, pour Étienne Barilier, dans l’Acis et Galatée de Claude Lorrain, tableau qui a inspiré aussi bien Dostoïevski que Nietzsche ou Goethe.

Chez l’auteur des Démons et de l’Adolescent, l’œuvre représente une forme d’Eden perdu où le Beau et le Vrai étaient indissociables : « Stavroguine, voyant ce paradis, cet amour partagé, est rejeté dans l’enfer de son crime. La lumière du tableau vient éclairer son gouffre. La puissance de la même œuvre, par le même effet de contraste violent, suscite en Versilov la vision de l’Europe à feu et à sang. » Dans un chapitre intitulé « La beauté du diable », Étienne Barilier analyse également des figures littéraires qui associent le Beau et le Mal : la Marianne Charpillon de Casanova à la « physionomie douce » mais « cruelle, intéressée, menteuse, manipulatrice », la duchesse de Langeais de Balzac qui a fait « voir la lumière » au héros « avant de lui crever les yeux » et, bien sûr, la célèbre Milady de Dumas dont Athos dira qu’elle est « un démon échappé de l’enfer ».

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Mais les pages les plus intéressantes, et les plus troublantes, sont peut-être celles où l’auteur se penche sur l’écriture de Céline et sur la musique de Wagner afin de montrer les limites de la thèse du « grand-artiste-méchant-homme ». En s’appuyant notamment sur un des ballets de danse décrit dans le pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre, Étienne Barilier souligne : « Tout cela pour dire que cette envie de mourir de beauté est bien réelle, et que chez Céline, la menace du néant plane sur les extases les plus pures, les adorations les plus dévotes. » Et d’ajouter : « Il n’y a pas d’un côté le grand écrivain et de l’autre l’homme odieux, et les différentes parties de Bagatelles pour un massacre ne sont que des manifestations dissemblables mais nullement antagonistes ou contradictoires, d’une même appréhension nihiliste du monde. »

Concernant Wagner, l’important ne réside pas dans ses obscurs écrits racistes et antisémites, mais dans sa musique même qui est, pour Nietzsche, un « art de mentir » et « d’hypnotiser » et, pour notre auteur, « moins l’aspiration à la mort que la soif et l’exercice du pouvoir ». Dès lors, que faire si le Beau peut servir les plus noirs desseins et les plus grands mensonges ? Renoncer à la beauté elle-même comme ont semblé le vouloir les peintres modernistes ? Pourtant, même Picasso qui affirmait détester les gens « qui parlent du beau » n’a pas réussi à s’en affranchir… L’immortalité de la Beauté serait-elle donc son ultime vérité ?

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Étienne Barilier, Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté, PUF, 176 pages, 14 euros

QOSHE - Le Beau disséqué : on a lu "Réenchanter le monde" d'Étienne Barilier - Matthieu Giroux
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Le Beau disséqué : on a lu "Réenchanter le monde" d'Étienne Barilier

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03.01.2024

En Occident, l’idée du Beau nous vient de la Grèce antique et Platon avait posé son équivalence avec le Bon et le Vrai. « Kalos kagathos », disait-on alors pour désigner ce qui était bel et bon. Dans Réenchanter le monde, Étienne Barilier interroge brillamment cette triple identité en mobilisant une vaste culture littéraire et artistique, avec beaucoup d’à-propos, sans jamais verser dans l’étalage de sa propre érudition. En effet, les références nombreuses sont toujours au service du déploiement de sa pensée. S’il faut « réenchanter le monde », c’est parce que la civilisation occidentale, qui est celle, entre autres, de la critique, a refusé depuis longtemps l’identité stricte du Bien et du Vrai.

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« Et ce refus, nous l’avons progressivement étendu aux mythes et aux récits fondateurs des religions, à commencer par celui de la religion chrétienne. Nous reconnaissons que le Beau puisse révéler le Vrai, non qu’il doive s’y........

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