Ces derniers temps, il était sombre et inquiet. Non pas pour lui. Jean-Michel Quatrepoint était de ces hommes pour qui les spasmes tragiques de l’histoire ont plus de valeur que les états d’âme personnels. Il voyait les va-t-en-guerre prendre partout le pas, aux États-Unis et en Europe comme au Kremlin. Il voyait tout ce qu’il avait prédit se mettre en place, tous les périls qu’il avait vu venir, tous les renoncements qu’il avait dénoncés, s’imposer peu à peu sous les applaudissements des uns et dans le déni des autres.

Jean-Michel Quatrepoint était un journaliste au sens où ne s’entend plus ce mot : un homme qui se fait un devoir de maîtriser les sujets dont il parle aussi bien que les spécialistes qu’il va devoir interroger, tout en élargissant en permanence la focale pour inscrire chaque fait, chaque information, dans un cadre plus vaste. Dégager les lignes de forces. Comprendre les grands mouvements. Ne jamais se cantonner dans un rôle de petit télégraphiste des pouvoirs économiques ou politiques.

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La vision qu’il avait de son métier, il la tenait de ses années passées au Monde entre 1973 et 1984. Onze années dont il tirait une certitude : le journalisme jouait son rôle quand les médias étaient aux mains, non de milliardaires à la tête d’empires industriels mais de véritables patrons de presse, pas davantage versés dans la lutte des classes mais passionnés par cette matière vivante qu’est un journal. Le Monde de ces années-là comptait dans son service économique des personnalités incontournables que les grands patrons respectaient, et parfois craignaient. C’était avant, disait-il, qu’Edwy Pleyel ne casse ce qu’il considérait comme des bastions pour imposer sa vision d’un journalisme d’investigation consistant à inventorier des malversations sur la base de dénonciations plutôt que d’analyser et comprendre les grandes politiques économiques.

Car l’enjeu était là. Le premier livre de Jean-Michel Quatrepoint, cosigné avec le journaliste des Échos Jacques Jublin en 1976, portait sur le plan Calcul, ce projet gaullien d’ordinateurs français pour contrer – déjà – les visées hégémoniques américaines après le rachat de Bull par General Electric, projet qui fut à la fois victime de dissensions entre les industriels français et des choix politiques de Valéry Giscard d’Estaing. Un premier livre, à l’âge de 32 ans, qui portait en lui toutes ses réflexions futures sur la destruction de l’outil industriel français. Parce qu’avoir vécu de l’intérieur et décortiqué inlassablement l’histoire industrielle de la France dans les années 1970 et 1980 lui avait donné cette conscience aiguë des rapports de force géopolitiques et de l’importance de ce concept qui allait disparaître du discours politique pendant plus de quarante ans : la souveraineté.

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C’était toute la force de Jean-Michel : ne pas se contenter de commenter l’actualité économique, mais utiliser son extraordinaire esprit de synthèse pour faire œuvre de pédagogie. Quiconque l’écoutait comprenait tout à coup les dynamiques à l’œuvre dans les grands phénomènes économiques, la vague néolibérale des années 1970, le réveil des empires dans les années 2000, qu’il fut l’un des premiers à diagnostiquer. De La crise globale en 2008 à Mourir pour le Yuan en 2011, avant Le Choc des empires en 2014, il n’a cessé de démontrer avec toute la force de son immense culture et toute l’expérience que lui conféraient ses nombreux voyages, que la vulgate propagée avec complaisance par les politiques et les journalistes sur une mondialisation heureuse et une construction européenne idéale étaient contredite par les faits. La guerre commerciale était déclarée entre la Chine et les États-Unis, l’Allemagne jouait sa partition en développant un modèle mercantiliste incompatible avec toute forme de solidarité européenne et la France avançait à grands pas vers le gouffre.

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Lui qui connaissait si bien l’industrie et les enjeux énergétiques, lui qui savait ce que représentait la filière nucléaire pour garantir à la France son indépendance énergétique, fut le premier, et trop longtemps le seul, à dénoncer le dépeçage d’Alstom et la vente à General Electric des turbines Arabelle. Son livre Alstom, scandale d’État (Fayard, 2015) est un modèle de travail journalistique et d’intelligence politique. Car il y démontait avec précisions les mécanismes de l’extraterritorialité du droit américain et la façon dont notre « allié » d’outre-Atlantique imposait à l’Europe un impérialisme économique décomplexé. Lui, l’ami et le compagnon de route de l’ancien ministre de l’Industrie et de la Défense Jean-Pierre Chevènement, lui, le souverainiste assumé, c’est-à-dire défenseur d’une indépendance qu’il voyait comme la condition de la démocratie et de la liberté, avait un coup d’avance sur les faux naïfs et les vrais idéologues. Pourquoi ? Parce que son esprit pragmatique nourrissait ses intuitions ; comme lorsqu’en 2016, il diagnostiquait une guerre avec la Russie en cas de victoire d’Hillary Clinton. Ou lors du retour des démocrates au pouvoir.

J’ai rencontré Jean-Michel en 2015. Il est venu me chercher pour prendre la tête d’un club qu’il voulait fonder. Un groupe de réflexion sur le journalisme pour contrer l’unanimisme de la corporation et la chape de plomb médiatique autour des questions économiques et géopolitiques ; une pensée unique faite d’atlantisme béat et d’adoration du libre-échange. Ce fut le Comité Orwell. C’est lui qui fut à l’initiative de ce livre collectif, Bienvenue dans le pire des mondes, dans lequel il voulait décrypter ce phénomène pour lequel il forgea le concept de soft totalitarism, comme il y a un soft power, tout aussi efficace mais moins perceptible que le hard power. Par là, il entendait tous les modes de contournement de la démocratie par des mécanismes économiques et des instances internationales œuvrant à mettre en place un système d’enrichissement faramineux de multinationales déterritorialisées.

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Ensemble, nous avons fondé et fait vivre le Comité Orwell. Ensemble, nous avons créé ce qui allait en être l’outil, Orwell TV, devenu par la force des choses PolonyTV puis Marianne TV. Jean-Michel, à travers ses chroniques, y déployait toute l’ampleur de ses analyses, toute la précision de son verbe, jusqu’à séduire des centaines de milliers d’usagers de TikTok pour ses vidéos sur l’arme que constituait le gaz dans la stratégie russe. D’un entrefilet dans le New York Times, qu’il lisait tous les matins, il tirait l’idée d’une enquête ou le début d’une réflexion sur la pensée stratégique américaine. L’esprit toujours en éveil, il savait déceler dans la plus anodine information les effets de cette dérégulation financière dont il documentait les méfaits.

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À partir de 2018, il a nourri Marianne de ses articles et porté les hors-séries sur la réindustrialisation, la dette, l’écologie ou l’immigration, des sommes intelligentes et passionnantes qu’il concevait comme autant de programmes politiques pour qui aurait eu la clairvoyance de s’en saisir. Ce qu’il voulait par-dessus tout était agir pour enrayer la mécanique mortifère du déclassement et de l’impuissance. Ce qui le portait était le souci du bien commun et la perpétuation de la France et de la République.

C’est ce souci du bien commun qui lui faisait regarder avec méfiance un progressisme dévoyé pour qui le mâle blanc de plus de cinquante ans qu’il était devenait l’ennemi. Lui qui avait fait toute sa vie main dans la main avec son épouse Dany, qui était à la fois une complice, une compagne, une partenaire intellectuelle, en parfaite égalité, il s’agaçait de cette prétention de certains à condamner son sexe à être du mauvais côté de l’histoire. Mais il n’allait pas se morfondre ou se cacher. Lui, le sportif, lui, le battant qui toute sa vie avait pris des risques, il n’allait pas se mettre à geindre quand ce qui l’énervait par-dessus tout était cette propension de l’époque à laisser s’épancher les narcissiques et les geignards.

Surtout, il voulait une fois de plus comprendre. Rattacher ce mouvement à ce qu’il savait des soubresauts du système américain. Nous en fîmes un livre à quatre mains, Délivrez-nous du Bien, qui analysait, bien avant que le « wokisme » n’envahisse l’espace médiatique, le minoritarisme américain, cette tyrannie des minorités, fruit de la culture politique et du puritanisme états-uniens, versant culturel du néolibéralisme économique. Toujours, ce lien essentiel entre l’économie et les évolutions des sociétés. Toujours, cette vision synthétique, quand le conformiste dit « je ne vois pas le rapport »…

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Il est rare, dans une vie, de croiser quelqu’un qui vous nourrit de son savoir et vient, comme miraculeusement, compléter vos propres connaissances comme s’emboîtent des briques pour former un édifice. Jean-Michel Quatrepoint était pour Marianne plus qu’un compagnon de route, un pilier. Il était pour sa directrice un ami, un maître et un père.

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Jean-Michel Quatrepoint : la clairvoyance et la fougue pour l’amour de la France

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27.01.2024

Ces derniers temps, il était sombre et inquiet. Non pas pour lui. Jean-Michel Quatrepoint était de ces hommes pour qui les spasmes tragiques de l’histoire ont plus de valeur que les états d’âme personnels. Il voyait les va-t-en-guerre prendre partout le pas, aux États-Unis et en Europe comme au Kremlin. Il voyait tout ce qu’il avait prédit se mettre en place, tous les périls qu’il avait vu venir, tous les renoncements qu’il avait dénoncés, s’imposer peu à peu sous les applaudissements des uns et dans le déni des autres.

Jean-Michel Quatrepoint était un journaliste au sens où ne s’entend plus ce mot : un homme qui se fait un devoir de maîtriser les sujets dont il parle aussi bien que les spécialistes qu’il va devoir interroger, tout en élargissant en permanence la focale pour inscrire chaque fait, chaque information, dans un cadre plus vaste. Dégager les lignes de forces. Comprendre les grands mouvements. Ne jamais se cantonner dans un rôle de petit télégraphiste des pouvoirs économiques ou politiques.

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La vision qu’il avait de son métier, il la tenait de ses années passées au Monde entre 1973 et 1984. Onze années dont il tirait une certitude : le journalisme jouait son rôle quand les médias étaient aux mains, non de milliardaires à la tête d’empires industriels mais de véritables patrons de presse, pas davantage versés dans la lutte des classes mais passionnés par cette matière vivante qu’est un journal. Le Monde de ces années-là comptait dans son service économique des personnalités incontournables que les grands patrons respectaient, et parfois craignaient. C’était avant, disait-il, qu’Edwy Pleyel ne casse ce qu’il considérait comme des bastions pour imposer sa vision d’un journalisme d’investigation consistant à inventorier des malversations sur la base de dénonciations plutôt que d’analyser et comprendre les grandes politiques économiques.

Car l’enjeu était là. Le premier livre de Jean-Michel Quatrepoint, cosigné avec le journaliste des Échos Jacques Jublin en 1976, portait sur le plan Calcul, ce projet gaullien d’ordinateurs français pour contrer – déjà – les visées hégémoniques américaines après le rachat de Bull par General Electric, projet qui fut à la fois victime de dissensions entre les industriels français et des choix politiques de Valéry Giscard........

© Marianne


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