Citéphilo est une manifestation hors du commun qui prend ses quartiers chaque mois de novembre dans les Hauts-de-France. Cette année, à Lille, jusqu'à elle a revêtu un caractère particulier du fait des incertitudes concernant l’issue de la guerre en Ukraine, qui oppose un pays agressé à un pays agresseur. Car s’il est probable qu’elle puisse durer, au vu de la désillusion provoquée par le relatif échec de la contre-offensive ukrainienne, et les atermoiements des Occidentaux, absorbés par le conflit israélo-palestinien, elle n’en demeure pas moins une question névralgique pour l’avenir de l’Europe.

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Quand on sait que Boris Johnson, au centième jour de la guerre, a tenté d’impliquer « les pays de l’Europe de l’Est, en essayant de créer une structure paneuropéenne qui inclurait l’Ukraine sous les auspices de Londres », comme le rappelle Serhii Plokhy dans La guerre russo-ukrainienne (2023), on est en droit de s’interroger sur cet avenir, que l’on soit un ami de Bruxelles ou pas.

L’ennui avec la guerre, c’est qu’elle bouscule nos habitudes de pensée, et qu’elle chamboule nos convictions autant que nos réactions les plus immédiates. Comme l’affirme le philosophe Christian Godin, « la guerre est inhumaine, mais comme tout ce qui est inhumain, elle est une spécificité humaine ».

Connaissez-vous une espèce capable de se détruire à ce point ? Il n’est pas de guerre dont on sache comment elle finit. On peut s’efforcer d’en connaître les causes, on ignore le plus souvent, comme disait Pascal, la raison des effets qu’elle engendre.

Il faut rendre hommage à Citéphilo de l’avoir compris. Tous les sujets ont été abordés. À commencer par l’importance du courage en temps de guerre. Né en 1962, le philosophe Constantin Sigov, fidèle disciple de Václav Havel, a insisté sur la capacité de résistance du peuple ukrainien. Son fils Alexis était sur la place Maïdan en novembre 2013. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre l’importance de « la révolution de la dignité ». Il a rejoint spontanément son fils sur la place. Et cela, a-t-il dit, « a totalement changé mon rapport au livre ». La guerre nous reconduit à l’expérience. De même que la philosophie de la justice commence par le cri : c’est injuste. De même, le courage commence par : « Je ne peux pas faire autrement. »

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Les deux réalisatrices, de la génération post-Maïdan, présentes à Lille, ne disaient pas autre chose. Masha Kondakova et Alsisa Kovalenko ont tourné dans le Donbass avant l’invasion russe. Elles ont pris la guerre de plein fouet, l’une fut blessée durant son tournage, évacuée en 2017, l’autre a rejoint une unité bénévole de l’armée ukrainienne après février 2022, durant quatre mois, ne sachant sous le choc comment aider ses compatriotes avec une caméra.

Les films qu’elles ont finalement réalisés l’une et l’autre sont en tous points admirables. L’une a suivi le parcours de trois femmes dans le Donbass – elles sont 46 000 dans l’armée aujourd’hui –, l’autre a suivi cinq adolescents dans la région de Louhansk. Toutes deux ont retenu la leçon de Rossellini dans Allemagne année zéro (1947). Comment croire au monde, quand règne la désolation, la destruction ? Comment imaginer le monde de l’après-guerre quand la guerre gronde au-dessus de vos têtes ? L’ensemble de la programmation cinématographique conçu par Jacques Lemière était largement à la hauteur de ces interrogations. Le documentaire ukrainien a de beaux jours devant lui.

Il y avait par ailleurs à Lille tout ce que la planète des philosophes, diplomates, spécialistes du monde russe et ukrainiens, économistes, géopoliticiens, pouvait contenir. Les citer serait trop long. Tous étaient des connaisseurs de l’Ukraine. Le géographe et diplomate Michel Foucher, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, et de jeunes chercheuses aguerries. La journaliste Florence Aubenas a déclaré avec sincérité qu’elle ignorait tout de l’Ukraine avant d’y avoir été envoyée par son journal. Le journaliste de Libération Stéphane Siohan s’est étonné de l’absence de mémoire historique dans les rédactions. Le post-communisme ne les intéresse que lorsqu’il se rappelle à nous sous une forme guerrière. Le jour où la Moldavie sera envahie par les Russes, elle sera à la une.

S’il fut beaucoup discuté à Lille des forces morales à l’œuvre dans la guerre d’indépendance de l’Ukraine, des violences de guerre, de la solidarité européenne etc. il y eut aussi des interventions proches de l’angoisse. Alors qu’une guerre de position menace de se transformer en conflit gelé et que la Russie n’a pas faibli économiquement, se réarme, attend son heure, nombre d’intervenants ont rappelé qu’il n’existait pas de plan B pour l’Ukraine. L’Ukraine peut-elle gagner la guerre ? La Russie peut-elle la perdre ? La Russie qui pose 5 mines par mètre carré sait se défendre. Elle ne craint pas de sacrifier ses soldats. Michel Foucher l’a souligné, la moyenne d’âge des soldats ukrainiens étant de 43 ans, l’Ukraine est limitée en armée de réserve, et les soldats ukrainiens ne peuvent se laisser enfermer dans les tranchées. L’Ukraine devra s’équiper de robots pour changer la donne.

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Autre ombre au tableau : les profiteurs de guerre. Ils n’ont pas disparu. Le géographe Ivan Savchuk a souligné que les grandes agro-holdings sont les premières à profiter de la guerre. Tenu par des oligarques qui s’enrichissent, le gouvernement qui avait promis de créer un registre des oligarchies, n’a pas tenu sa promesse. « Ce sont les agro-holdings qui contrôlent la production et l’exportation des produits agricoles du pays. La situation actuelle rappelle à bien des égards celle du début du XX siècle lorsque le grenier à blé d’Ukraine ne profitait qu’à un petit groupe de grands propriétaires exportateurs», a conclu le chercheur dont les chiffres étaient à jour.

Retour à la guerre impériale d’un côté. Nouvelle guerre d’indépendance de l’autre. La victoire de l’Ukraine, on le sait maintenant, ne sera pas seulement au bout du fusil. L’expression fut souvent employée à Lille et elle résume bien ce qu’il en est de la guerre dans cette partie de l’Europe. On assiste à une « guerre existentielle ». Nous n’en voyons pas la fin, a affirmé le philosophe Étienne Balibar. Soit. Mais il est acquis que si la défaite de l’Ukraine advenait, ce ne serait pas uniquement une défaite politique, ouvrant la porte à d’autres guerres. La Russie ne rêve que de cela. Ce serait comme l’a martelé Constantin Sigov une défaite morale. Une défaite aux mains sales pour l’Europe.

QOSHE - À la Citéphilo, l'hommage de Lille aux Ukrainiens - Philippe Petit
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À la Citéphilo, l'hommage de Lille aux Ukrainiens

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05.12.2023

Citéphilo est une manifestation hors du commun qui prend ses quartiers chaque mois de novembre dans les Hauts-de-France. Cette année, à Lille, jusqu'à elle a revêtu un caractère particulier du fait des incertitudes concernant l’issue de la guerre en Ukraine, qui oppose un pays agressé à un pays agresseur. Car s’il est probable qu’elle puisse durer, au vu de la désillusion provoquée par le relatif échec de la contre-offensive ukrainienne, et les atermoiements des Occidentaux, absorbés par le conflit israélo-palestinien, elle n’en demeure pas moins une question névralgique pour l’avenir de l’Europe.

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Quand on sait que Boris Johnson, au centième jour de la guerre, a tenté d’impliquer « les pays de l’Europe de l’Est, en essayant de créer une structure paneuropéenne qui inclurait l’Ukraine sous les auspices de Londres », comme le rappelle Serhii Plokhy dans La guerre russo-ukrainienne (2023), on est en droit de s’interroger sur cet avenir, que l’on soit un ami de Bruxelles ou pas.

L’ennui avec la guerre, c’est qu’elle bouscule nos habitudes de pensée, et qu’elle chamboule nos convictions autant que nos réactions les plus immédiates. Comme l’affirme le philosophe Christian Godin, « la guerre est inhumaine, mais comme tout ce qui est inhumain, elle est une spécificité humaine ».

Connaissez-vous une espèce capable de se détruire à ce point ? Il n’est pas de guerre dont on sache comment elle finit. On peut s’efforcer d’en connaître les causes, on ignore le plus souvent, comme disait Pascal, la raison des effets qu’elle engendre.

Il faut rendre........

© Marianne


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