Aux « César » 2024 ont donc « triomphé », c’est-à-dire ont été placés au sommet d’une hiérarchie, deux films critiquant l’idée de hiérarchie : hiérarchie des genres pour Anatomie d’une chute, hiérarchie des espèces pour Le Règne animal.

Certes, on peut lever ce paradoxe en arguant d’une différence entre, d’une part, une hiérarchie esthétique bien inoffensive, et, d’autre part, deux hiérarchies catégorielles dont l’histoire a montré les méfaits. Mais ce serait méconnaître le projet philosophique dans la lignée duquel se situent pourtant clairement nos deux films : la « déconstruction » de Jacques Derrida. Si Derrida a en effet questionné l’opposition homme/femme dès Glas en 1974, et l’opposition humain/animal dans L’Animalque donc je suis en 2002, c’est que pour lui toutes les oppositions binaires – y compris donc celles du bon et du mauvais, du beau et du laid, sur lesquelles se fonde une cérémonie comme les « César » – sont d’origine métaphysique, et, à ce titre, portent en germe une « hiérarchisation violente ».

En outre, la « déconstruction » a pour visée ultime non de remplacer une hiérarchie par une autre, mais de dépasser le concept même de binarité, de « structure oppositionnelle ». Si on suit Derrida jusqu’au bout, on ne saurait donc préférer la hiérarchie esthétique des « César » à celle que nos films sont censés critiquer. On en arriverait bien plutôt à douter de la portée « déconstructrice » de ceux-ci : « règne » animal, une « chute » dans un couple – leurs titres ne suggèrent-ils pas le simple remplacement d’une catégorie par une autre dans le rapport de domination ?

Quelle que soit la réponse qu’on apporte à cette question, le fait même d’être conduit à se la poser met en évidence la confusion régnant aujourd’hui autour de l’usage – artistique, politique – qui est fait d’entreprises critiques telles que celle de Jacques Derrida. Ce qui est ainsi mis en évidence, tout particulièrement à travers l’exemple de la dernière cérémonie des « César », c’est ce que l’universitaire Rita Felski, dans un ouvrage influent paru en 2015, a appelé les « limites de la critique » (The Limits of Critique).

Les enjeux, sinon les termes de cette question sont connus de tous. Quand on se plaint ici de ce que la cérémonie des « César » est trop politisée, qu’elle relègue le cinéma au second plan derrière les préoccupations du jour – quand on répond là que le cinéma n’est qu’un reflet, ou un miroir grossissant, de la société, et qu’on ne saurait faire de cinéma sans faire de politique : nous y sommes. Et d’autant plus qu’il s’agit de cinéma, donc d’un art du spectacle, de l’image, de la vision. Car il s’agit précisément avec la critique de révéler ce qui se cache derrière ce qui s’offre à voir, de faire surgir la vérité dissimulée sous l’apparence. À son origine, en effet, il y a ce que Paul Ricoeur a appelé l’« herméneutique du soupçon », dont les figures tutélaires – les « maîtres du soupçon » – sont Marx (l’idéologie cache la lutte des classes), Freud (le conscient cache l’inconscient), et, ultimement, Nietzsche (tout cache la volonté de puissance, tout n’est qu’interprétation, geste critique). Toujours, la portée de cette révélation est proprement révolutionnaire. Une première « limite à la critique », visant à préserver un domaine réservé pour l’art, est ainsi celle que les conservateurs voudraient poser en reprenant le fameux mot de Freud : « Parfois, un cigare est seulement un cigare » ; « Parfois, un film est seulement un film ».

Mais, dès lors que cette position peut aussi être conçue comme une « critique de la critique », la « limite de la critique » peut être entendue en un autre sens : c’est qu’il est aisé de la retourner contre elle-même. C’est ce que j’ai fait en commençant, jouant Derrida contre ses épigones ; plus généralement, c’est ce que relevait Bruno Latour en notant que « l’herméneutique du soupçon » n’était plus aujourd’hui l’arme de la gauche progressiste, mais plutôt des « théories du complot », ou encore du « climatoscepticisme », dans des visées conservatrices : n’entendent-ils pas en effet révéler ce que les discours progressistes cachent (intérêts privés, oligarchie, etc.) ?

C’est précisément la possibilité de ce retournement que la dernière cérémonie des « Césars » a mis en lumière, nous permettant ainsi de comprendre pourquoi l’animosité entre « révolutionnaires » et « conservateurs » semble aller s’avivant.

Dans le milieu du cinéma, le potentiel implosif de la critique a en effet été décuplé ces dernières années par sa combinaison avec un autre « geste critique », que le très remarqué discours de Judith Godrèche a enfin pleinement libéré : c’est bien sûr le mouvement #MeToo. « Geste critique », #MeToo l’est en effet en ce qu’il s’agit bien avec lui de mettre en lumière, de révéler, les violences sexistes et sexuelles qui étaient jusqu’à présent cachées derrière l’écran — mais aussi dans les films eux-mêmes. Le discours de Judith Godrèche reprend tous ses tropes : quête de vérité derrière l’apparence (« le cinéma est fait de notre désir de vérité », mais il nous faut « regarder la vérité en face », « on ne peut pas ignorer la vérité », « ayons le courage de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas » : il est aussi « une couverture – je souligne – pour un trafic de jeunes filles »), ce dans une visée révolutionnaire (après avoir invité ses auditeurs à devenir « les acteurs, et les actrices, d’un univers qui se remet en question », après avoir noté que « depuis quelque temps l’image de nos pères idéalisés s’écorche, le pouvoir semble presque tanguer », Judith Godrèche conclut : « Nous sommes à l’aube d’un jour nouveau »).

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Or, dans le monde du cinéma, ce qui fait la force de ce projet révolutionnaire fait aussi sa faiblesse : sa visibilité, le fait que sa parole se donne non seulement à entendre mais à voir. En intervenant en tant qu’actrice, sur une scène devant une audience, après les plateaux de télévision, Judith Godrèche vérifie ce que disait Michel Foucault de la Révolution dans l’un de ses cours au Collège de France de 1984 : qu’elle « importe avant tout non comme événement mais comme spectacle, par la manière dont elle est perçue par des spectateurs qui n’y participent pas, mais la regardent, en témoignent, et, pour le meilleur ou pour le pire, se laissent entraîner par elle ». La libération de la parole que porte Godrèche est cette Révolution. Mais, dans son cas, cela revient à critiquer le cinéma par les moyens du cinéma. D’où la facilité avec laquelle ses détracteurs retournent son geste critique, laissant libre cours au soupçon que son combat n’est lui-même qu’une apparence susceptible de cacher une autre vérité (les déboires personnels de Judith Godrèche, un complot féministe dans le monde du cinéma, un détournement de l’attention du peuple par le spectacle, etc.).

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Comment sortir de ce cercle vicieux ? Judith Godrèche nous a déjà donné la réponse : il faut que ceux qui l’écoutent et la regardent deviennent à leur tour « acteurs et actrices ». Ou, dirait Derrida, dépasser le couple binaire : acteur/spectateur.


QOSHE - Judith Godrèche aux Césars et la crise de la critique - Pierre Azou
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Judith Godrèche aux Césars et la crise de la critique

8 0
26.02.2024

Aux « César » 2024 ont donc « triomphé », c’est-à-dire ont été placés au sommet d’une hiérarchie, deux films critiquant l’idée de hiérarchie : hiérarchie des genres pour Anatomie d’une chute, hiérarchie des espèces pour Le Règne animal.

Certes, on peut lever ce paradoxe en arguant d’une différence entre, d’une part, une hiérarchie esthétique bien inoffensive, et, d’autre part, deux hiérarchies catégorielles dont l’histoire a montré les méfaits. Mais ce serait méconnaître le projet philosophique dans la lignée duquel se situent pourtant clairement nos deux films : la « déconstruction » de Jacques Derrida. Si Derrida a en effet questionné l’opposition homme/femme dès Glas en 1974, et l’opposition humain/animal dans L’Animalque donc je suis en 2002, c’est que pour lui toutes les oppositions binaires – y compris donc celles du bon et du mauvais, du beau et du laid, sur lesquelles se fonde une cérémonie comme les « César » – sont d’origine métaphysique, et, à ce titre, portent en germe une « hiérarchisation violente ».

En outre, la « déconstruction » a pour visée ultime non de remplacer une hiérarchie par une autre, mais de dépasser le concept même de binarité, de « structure oppositionnelle ». Si on suit Derrida jusqu’au bout, on ne saurait donc préférer la hiérarchie esthétique des « César » à celle que nos films sont censés critiquer. On en arriverait bien plutôt à douter de la portée « déconstructrice » de ceux-ci : « règne » animal, une « chute » dans un couple – leurs titres ne suggèrent-ils pas le simple remplacement d’une catégorie par une autre dans le rapport de domination ?

Quelle que soit la réponse qu’on apporte à cette question, le fait même d’être conduit à se la poser met en évidence la confusion régnant aujourd’hui autour de l’usage – artistique, politique – qui est fait........

© Marianne


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