Marianne :Le rire est-il le propre de l’homme ?

Olivia Gazalé : C’est ce qu’on a longtemps cru, mais contrairement à ce qu’avait affirmé Rabelais, et avant lui, Aristote, certains animaux rient, notamment les grands singes. Ce qu’observent aujourd’hui les primatologues, c’est que ce rire animal a une fonction d’apprentissage. Les jeunes chimpanzés poussent les petits cris que nous assimilons au rire lorsqu’ils sont dans une forme d’interaction jugée non dangereuse avec l’homme ou avec leurs congénères, notamment lorsqu’ils jouent entre eux. C’est un rire ludique, un rire d’excitation, qui jaillit lorsqu’ils se livrent entre eux à des taquineries ludiques (mordillements, culbutes, chatouilles, farces…). Le rire sert ici à signaler que c’est « pour de faux », que l’agression est simulée, que c’est une parodie d’attaque. Grâce à ce rire de jeu, les singes apprennent ainsi à se battre et à se défendre sans se sentir menacés. On retrouve ce rire ludique d’apprentissage chez les jeunes enfants. Notre rire humain est en effet en partie l’héritage du rire animal.

Quels rapports le rire a-t-il entretenus dans l’histoire et entretient-il toujours avec la peur et la mort ?

À ce rire naturel, essentiellement ludique, hérité de l’animalité, l’humanité a ajouté un rire proprement culturel. Sa fonction première est d’être une armure psychique contre la peur et l’angoisse, à commencer par la terreur de la mort. Dans l’Antiquité, le rire était intégré à de nombreux rituels religieux, notamment les cultes de fécondité en l’honneur de Déméter et de Dionysos. Il y apparaissait comme un symbole de vitalité, de renaissance et de régénérescence. Il servait à conjurer la peur de la mort.

Cette fonction a traversé le temps. Celles et ceux qui sont, par leur métier, en contact avec la mort (militaires, pompiers, croque-morts, médecins…) le savent : le rire est une protection contre la submersion émotionnelle. L’humour dit carabin tire d’ailleurs son nom de l’escarabin, qui désignait au Moyen Âge le préposé à l’ensevelissement des pestiférés.

Cette corporation avait développé une culture de la plaisanterie crue ou macabre, que l’on retrouvera à toute époque dans la salle de garde de l’hôpital et qui constitue même aujourd’hui un élément important de la formation des futurs médecins. Le rire est un anxiolytique puissant et l’humour noir est, comme l’a écrit Romain Gary, « l’arme blanche des hommes désarmés ».

« Le rire est une forme essentielle du sentiment de connivence. »

De quelle manière la plaisanterie permet-elle de transgresser l’ordre, le conforme, nos propres limites ?

Le rire possède une dimension intrinsèquement subversive, voire transgressive. On rit de la subversion ou de la transgression incongrue des règles comportementales (vices, grimaces, chutes…), des lois morales (moquerie, humiliation), des préceptes religieux (blasphème, dégradation du sacré…), des normes sociales (inversion des hiérarchies, grossièreté, scatologie…), des principes logiques (absurde, invraisemblance, non-sens…), des conventions du langage (calembour, lapsus…), des codes de la représentation (caricature, art ludique…) et des règles de la communication (ironie, exagération, répétition…).

A LIRE AUSSI : Jérémie Peltier : "Le rire n’a jamais été aussi peu présent dans nos cœurs et dans nos vies"

Bref, d’une manière générale, on rit de ce qui est incongru, outrancier, surprenant, excessif, de ce qui dérange, perturbe ou renverse un ordre. C’est pour cette raison que ce qui fait rire les uns peut aussi offenser ou scandaliser les autres. C’est ce que j’ai appelé le « paradoxe du rire ». Pour que le rire se déclenche, il faut qu’il y ait à la fois de l’incongruité et de l’innocuité, il faut que cela perturbe, mais sans causer de tort à autrui. C’est toute la difficulté…

Vous dites que le rire est à la fois un facteur de cohésion sociale et de division. Pourquoi ?

« Dis-moi si tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es », écrivait l’historien Jacques Le Goff, dans son « Enquête sur le rire » publiée dans la revue des Annales en 1997. Il soulignait ici la dimension profondément identitaire du rire : ce dont nous rions ou ne rions pas n’a rien d’anodin, mais contribue à définir notre identité, qui nous sommes et qui nous ne sommes pas. Le rire traduit l’appartenance à un groupe social ou une communauté (ceux et celles avec qui nous rions) en nous positionnant contre un groupe social ou une communauté rivale (ceux et celles dont nous rions).

Bien sûr, le rire est d’abord inclusif, il est une forme essentielle du sentiment de connivence et un important facteur de cohésion, voire de communion, au sein d’un groupe. C’est à la fois un révélateur de connivence (si nous rions des mêmes choses, nous avons forcément des complicités préexistantes) et un créateur de connivence (nous fabriquons ensemble des complicités humoristiques, des private jokes).

Mais en créant de l’identité commune, le rire fabrique du même coup de l’altérité commune, il opère comme un outil d’exclusion. Si nous éprouvons tant de sympathie les uns pour les autres, c’est que nous avons des antipathies et des mépris en commun. Le rôle de cohésion sociale du rire ne se comprend donc qu’en miroir à son rôle de division.

« Tandis que l’humour est ludique, rassembleur et pacificateur, la satire est polémique et clivante ; quant au sarcasme, il est porteur de mépris, de violence, voire de haine. »

« Castigat ridendo mores », dit la locution latine, corriger les mœurs en riant : le rire peut-il donc être punitif ?

Dans Le Rire, Bergson indique que le rire est « une espèce de geste social » agissant comme une sanction symbolique pour réprimer toute déviance. De fait, le rire est un outil de normalisation des conduites ; il peut être utilisé comme une arme de coercition et de punition. Il opère comme une police du ridicule, ce qu’observait déjà Molière dans le Tartuffe : « On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule ».Le rire rappelle à chacun l’obligation de se soumettre à la norme, de s’intégrer, de ne pas se démarquer, d’accepter les règles communes.

A LIRE AUSSI : Didier Bourdon : "Le rire est menacé aujourd’hui"

Ce rire moralisateur et désapprobateur s’est longtemps exprimé de manière publique et violente, à travers certaines peines, très infamantes, comme la peine de pilori, qui frappait notamment les coupables de vol, de faux témoignages ou de transgression sexuelle. Conduits sur la place publique pour y être soumis à la vindicte collective, ils devaient endurer, parfois pendant plusieurs jours, insultes, grimaces, obscénités, jets de boue et de pierres, le tout dans l’hilarité générale. Justice était faite par le rire vengeur.

Le rire peut aussi servir à exclure certaines catégories : les femmes, les homosexuels, les étrangers…

Il existe en effet des rires de dénigrement, des rires d’attaque et de dévalorisation. Les femmes sont depuis toujours la cible de plaisanteries sexistes : certains ne s’en lassent pas, mais, en ramenant obsessionnellement les femmes à leurs attributs sexuels et leur attractivité érotique, ces blagues ont un effet délétère. Leur répétitivité contribue à délégitimer les compétences intellectuelles des femmes.

La même remarque peut s’appliquer à toutes les catégories stigmatisées, qu’il s’agisse de blagues homophobes, grossophobes, racistes, etc. Leur multiplicité contribue à la consolidation des stéréotypes dégradants dont ces catégories sont les victimes. Le rire peut même prendre parfois la forme de la persécution par le ricanement, comme dans le phénomène, hélas massif, du harcèlement scolaire.

Existe-t-il un bon et un mauvais rire ?

L’histoire de la philosophie nous a toujours enseigné qu’il y avait un bon rire, le rire de joie, et un mauvais rire, le rire de moquerie. Mais ce clivage me semble réducteur. La moquerie n’est pas nécessairement mauvaise : la satire du pouvoir et des religions, la caricature des puissants, de Voltaire aux chroniqueurs d’aujourd’hui, est salutaire et indispensable.

A LIRE AUSSI : Humour inclusif ou oppressif : on peut rire de tout mais… pas avec la gauche

La distinction à opérer, d’après moi, n’est pas entre bon et mauvais rire, puisque le rire a précisément vocation à bousculer la morale, mais entre l’humour et les autres formes de comique, en particulier la satire et le sarcasme. Tandis que l’humour est ludique, rassembleur et pacificateur, la satire est polémique et clivante ; quant au sarcasme, il est porteur de mépris, de violence, voire de haine.

Pensez-vous qu’on puisse rire de tout ?

Si l’on répond « oui, pourvu que ce soit drôle », on se perd dans les abîmes du subjectivisme. En revanche, si l’on répond « oui, pourvu que ce soit avec humour », le jugement devient un peu plus objectif. Cela revient à dire : oui, on peut rire et se moquer de tout, de toutes et de tous, s’autoriser transgressions, outrances et obscénités, on peut aller jusqu’à dire des horreurs, pour autant qu’un certain type de relation, un pacte tacite, soit scellé entre les protagonistes. La difficulté vient du fait que l’humour n’est pas une affaire d’énoncé, mais d’énonciation : dans quel contexte ? En présence de qui ? Dans quel état d’esprit ? Qui s’exprime ? Qui est la cible ?

À la différence du sarcasme, l’humour dessine une éthique minimale, l’éthique humoristique, qui se résume à deux maximes simples. La première consiste à ne pas causer de préjudice à des cibles vulnérables. J’insiste sur l’adjectif « vulnérable », car offenser les puissants ne leur cause pas de préjudice réel, tandis qu’humilier les faibles les affaiblit encore davantage.

La seconde, c'est savoir rire de soi-même. L’art de rire de soi joue un rôle essentiel dans la résolution du paradoxe du rire. Si l’on veut rire de tout, alors nous, qui sommes partie intégrante de ce tout, devons nous inscrire nous-mêmes dans la sphère du risible. Si tout est ridicule, nous le sommes aussi. L’autodérision est la condition de départ de l’humour : il faut être prêt à regarder au fond de soi si l’on veut s’octroyer le droit de regarder au fond des autres. En ce sens, l’humour n’est pas seulement une tournure d’esprit, ou une humeur, mais une sagesse, une philosophie.

Le paradoxe du rire, d’Olivia Gazalé, Seghers, 416 p., 22 €

[1]J. Le Goff, « Une enquête sur le rire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52e année, n° 3, 1997.

QOSHE - "Le rôle de cohésion sociale du rire ne se comprend qu’en miroir à son rôle de division" - Solange Bied-Charreton
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

"Le rôle de cohésion sociale du rire ne se comprend qu’en miroir à son rôle de division"

6 0
26.03.2024

Marianne :Le rire est-il le propre de l’homme ?

Olivia Gazalé : C’est ce qu’on a longtemps cru, mais contrairement à ce qu’avait affirmé Rabelais, et avant lui, Aristote, certains animaux rient, notamment les grands singes. Ce qu’observent aujourd’hui les primatologues, c’est que ce rire animal a une fonction d’apprentissage. Les jeunes chimpanzés poussent les petits cris que nous assimilons au rire lorsqu’ils sont dans une forme d’interaction jugée non dangereuse avec l’homme ou avec leurs congénères, notamment lorsqu’ils jouent entre eux. C’est un rire ludique, un rire d’excitation, qui jaillit lorsqu’ils se livrent entre eux à des taquineries ludiques (mordillements, culbutes, chatouilles, farces…). Le rire sert ici à signaler que c’est « pour de faux », que l’agression est simulée, que c’est une parodie d’attaque. Grâce à ce rire de jeu, les singes apprennent ainsi à se battre et à se défendre sans se sentir menacés. On retrouve ce rire ludique d’apprentissage chez les jeunes enfants. Notre rire humain est en effet en partie l’héritage du rire animal.

Quels rapports le rire a-t-il entretenus dans l’histoire et entretient-il toujours avec la peur et la mort ?

À ce rire naturel, essentiellement ludique, hérité de l’animalité, l’humanité a ajouté un rire proprement culturel. Sa fonction première est d’être une armure psychique contre la peur et l’angoisse, à commencer par la terreur de la mort. Dans l’Antiquité, le rire était intégré à de nombreux rituels religieux, notamment les cultes de fécondité en l’honneur de Déméter et de Dionysos. Il y apparaissait comme un symbole de vitalité, de renaissance et de régénérescence. Il servait à conjurer la peur de la mort.

Cette fonction a traversé le temps. Celles et ceux qui sont, par leur métier, en contact avec la mort (militaires, pompiers, croque-morts, médecins…) le savent : le rire est une protection contre la submersion émotionnelle. L’humour dit carabin tire d’ailleurs son nom de l’escarabin, qui désignait au Moyen Âge le préposé à l’ensevelissement des pestiférés.

Cette corporation avait développé une culture de la plaisanterie crue ou macabre, que l’on retrouvera à toute époque dans la salle de garde de l’hôpital et qui constitue même aujourd’hui un élément important de la formation des futurs médecins. Le rire est un anxiolytique puissant et l’humour noir est, comme l’a écrit Romain Gary, « l’arme blanche des hommes désarmés ».

« Le rire est une forme essentielle du sentiment de connivence. »

De quelle manière la plaisanterie permet-elle de transgresser l’ordre, le conforme, nos propres limites ?

Le........

© Marianne


Get it on Google Play