C’est l’histoire d’une fétichisation menée pour la bonne cause, celle qui pousse une autrice de romans aux prises avec des détritus à s’interroger sur la valeur de la matière et sur le caractère fugace que revêt son importance lorsque, face à nos possessions, nous passons de l’illumination au reniement.

À l’automne 2022, Gaëlle Obiégly tombe, en faisant son jogging, sur un « petit tas d’ordures » gisant sur le trottoir, qui l’intrigue et l’émeut. Il comporte notamment un ticket de PMU, promesse de gain, et le livre Une vie bouleversée d’Etty Hillesum, ce journal qu’une jeune femme hollandaise a tenu de 1941 à 1943 avant d’être déportée, publié à titre posthume. Une bizarre équation se joue entre l’espoir d’un mieux, sous-tendu par le ticket de loterie et la certitude du malheur, en suspension dans l’esprit du lecteur d’Etty Hillesum. Tout cela, réuni dans le même tas d’ordures.

Quelques jours plus tard, alors qu’elle se prépare à déménager – donc à trier et à se délester du trop – elle décide de se saisir de « cette pagaille de détritus », touchée en premier lieu par le « caractère personnel » des documents qu’il contient. « J’ai décidé de le prendre en charge », écrit-elle. Avec le « petit tas d’ordures », qui comporte aussi des tirages photos, apparaît à l’autrice le grand écart du réel inventorié : « Il y a tant de choses qui se ressemblent tout en différant fondamentalement ».

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Car qu’est-ce qui distingue, finalement, l’archive du déchet ? À la fois usé et neuf, produits de la civilisation (un excrément civilisationnel, pourrait-on dire) et dénuement vulnérable, l’amas de matière qui retient son attention permet une réflexion sur le sens paradoxal que nous donnons aux objets selon leur usage, l’espace et le temps où nous les considérons, la société dans laquelle ils sont conçus, évoluent puis sont sommés de disparaître. Exactement comme le seraient des corps d'humains, de la naissance à la mort.

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Quand Gaëlle Obiégly nous rappelle l’existence du chiffonnier qui « ne se résout à la mort de rien », on pense au documentaire d’Agnès Varda sorti en l’an 2000, Les glaneurs et la glaneuse, sur la récupération de la nourriture (fruits et légumes dans les champs, denrées issues des poubelles de supermarchés, des fins de marchés ou des boulangeries).

Sans valeur est un livre ready-made. Sur le modèle de l’urinoir de Duchamp, il est une œuvre d’art qui procède d’une interprétation, d’une volonté. Que faire avec l’existant ? semble demander le livre. « Le réemploi des déchets pour faire apparaître du nouveau » est une rengaine connue, qui révèle, en fait, caractère profondément humain des méfaits du capitalisme : produire, surproduire dans l’unique but du profit et de l’accroissement du capital permet ironiquement permis l’accouchement du sensible. Le « trop », le « plus », c’est en effet la marque du vécu. Dans le papier, le carton, le plastique, l’affection prend racine sans crier gare. Nous nous attachons aux objets mais, surtout, à ce que les objets finissent par dire de nous, à la manière dont ils parviennent à raconter notre histoire.

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Sans valeur, c’est l’histoire de déchets devenus aimés, l’occasion d’un regard neuf sur la matière. On trouvait déjà cette tension dans le traitement que Georges Perec avait réservé à ses Choses : dans son premier roman, paru en 1965, les objets devenaient vecteurs de bonheur. « Ceux qui se sont imaginé que je condamnais la société de consommation n’ont vraiment rien compris à mon livre », précisait alors l’auteur, car son livre exprimait, comme celui de Gaëlle Obiégly, le bonheur d’avoir, de gagner tout autant que celui de perdre.

Sans valeur, de Gaëlle Obiégly, Bayard, 80 p., 14 €

QOSHE - "Sans valeur" : la romancière Gaëlle Obiégly explore nos vies en fouillant nos poubelles - Solange Bied-Charreton
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"Sans valeur" : la romancière Gaëlle Obiégly explore nos vies en fouillant nos poubelles

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23.02.2024

C’est l’histoire d’une fétichisation menée pour la bonne cause, celle qui pousse une autrice de romans aux prises avec des détritus à s’interroger sur la valeur de la matière et sur le caractère fugace que revêt son importance lorsque, face à nos possessions, nous passons de l’illumination au reniement.

À l’automne 2022, Gaëlle Obiégly tombe, en faisant son jogging, sur un « petit tas d’ordures » gisant sur le trottoir, qui l’intrigue et l’émeut. Il comporte notamment un ticket de PMU, promesse de gain, et le livre Une vie bouleversée d’Etty Hillesum, ce journal qu’une jeune femme hollandaise a tenu de 1941 à 1943 avant d’être déportée, publié à titre posthume. Une bizarre équation se joue entre l’espoir d’un mieux, sous-tendu par le ticket de loterie et la certitude du malheur, en suspension dans l’esprit du lecteur d’Etty Hillesum. Tout cela, réuni dans le même tas d’ordures.

Quelques jours plus tard, alors qu’elle se prépare à déménager – donc à trier et à se délester du trop........

© Marianne


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