Marianne : La violence à l’école fait l’actualité, la question religieuse est à l’origine d’une pression grandissante. Est-ce que c’est quelque chose qu’en tant que professeur de lettres vous avez vu venir ?

Thomas B. Reverdy : En dépit de ce que l'on raconte, la place du professeur n'a pas beaucoup changé : il s'agit toujours de dispenser un cours sur une estrade. J’enseigne depuis le début des années 2000, j'ai toujours été enseignant sur le même territoire, à Bondy. Je perçois donc bien l'évolution dans ce que l'on peut dire ou non, faire ou non, avec une classe. Il est évident que depuis la loi de 2004 (dite « loi sur le voile », qui est une loi dérogatoire au régime de la laïcité à la française), on a fermé la possibilité de parler de religion en cours. Si on impose le fait que la religion n’a plus le droit de citer à l’école, il devient difficile de la faire exister dans le discours. Avant 2004, on étudiait Voltaire puis on parlait de religion pendant des heures, je questionnais les élèves sur leur pratique éventuelle. Aujourd’hui je ne peux plus poser ce genre de questions.

Vous incriminez la loi de 2004 mais ne pensez-vous cependant pas que ce sont les mentalités qui ont évolué, que les jeunes de 2024 ne sont plus ceux de 2004 ?

L’été dernier, j’ai lu le livre de Florence Bergeaud-Blacker (Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, 2023, N.D.L.R.). Cela fait vingt ans que cette directrice de recherche au CNRS travaille sur la question de l’islamisme. Il est honteux qu’elle se soit retrouvée sous protection policière quelques semaines après la parution de son livre et plus encore que la presse n’en ait pas parlé. Il est vrai qu’on vit un peu sous un climat dingue et que les formes religieuses qui progressent, les radicales, sont les plus ineptes. Selon moi, c’est vrai dans l’islam autant que dans le catholicisme (je pense aux manifestations de rue de type chemin de croix avant Pâques : quand j’étais jeune on trouvait beaucoup moins de gens pour se mettre à genoux, c’était réservé aux plus rigoristes).

« J’ai toujours cherché à maintenir une exigence en termes de contenu, de niveau, je refuse de baisser les bras. »

Après, il est toujours possible d’étudier Voltaire à Bondy dans mes classes, parce qu’on est dans un cadre pédagogique. Je construis une relation avec mes élèves, c’est un rapport de confiance qui s’élabore de mois en mois et qui fait qu’à un moment on peut faire de l’humour, on peut faire montre d’ironie, même avec la religion. Si je déclare que Dieu est mort en XIXe siècle, il y aura toujours deux ou trois élèves qui sursauteront mais tout le monde comprendra que je fais référence à la phrase de Rimbaud, car nous l’avons étudiée.

Que faudrait-il mettre en place, selon vous, pour améliorer les situations qui se tendent pour certains de vos collègues et certains élèves, sous le coup de camarades qui tentent d’imposer aux autres leur vision obscurantiste ?

J’ai vraiment tendance à penser que les collèges et les lycées sont les caisses de résonance de la société tout entière. Il est difficile d’envisager des solutions dans un contexte de recrutement d’un personnel de moins en moins qualifié. Il faut pouvoir mettre devant les élèves des adultes sûrs de leur savoir. Je suis agrégé de lettres. Lorsque j’ai passé ce concours, il y avait 150 places. Il était plus difficile d’être reçu à l’agrégation qu’à HEC. Tout ça pour dire que je n’ai jamais eu aucun problème de légitimité dans mes classes, que j’étais fort de mon savoir. J’ai toujours cherché à maintenir une exigence en termes de contenu, de niveau, je refuse de baisser les bras.

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De toute façon, ils ne connaissent pas plus Tintin que Gérard de Nerval, alors autant étudier le second. Et puis les auteurs classiques, Balzac, c’est bien, mais c’est patrimonial, c’est de la culture générale. La littérature, c’est ce qui est en train de se faire maintenant. Il nous faut plus d’espace pour permettre aux élèves de se confronter à des enjeux actuels, moins en faire des lettrés que des lecteurs. Je continue moi-même d’apprendre des choses et je leur en fais part. Aujourd’hui on recrute, en cinq minutes d’entretien, des vacataires dans l’Éducation nationale, des gens qui ont à peine bac + 3, qui ne sont plus au niveau. Ils font le job pendant un ou deux ans puis s’en vont en courant parce qu’ils ne sont pas taillés pour. En septembre dernier, le rectorat de Créteil a passé des annonces sur Facebook pour trouver des professeurs. C’est invraisemblable.

« Les communautés se mélangent difficilement, on le voit aussi dans les cours de récréation. »

C’est la figure du professeur, donc, qu’il convient de restaurer ?

J’ai toujours pensé qu’il fallait bien s’habiller devant eux, qu’il fallait que je leur dise que je vivais à Paris et qu’il m’arrivait de partir loin en vacances, qu’il fallait, en somme, faire vivre ce prestige du professeur. En banlieue, on est devant des classes qui sont devenues des ghettos. C’est dû au développement du privé, mais aussi à la pression économique et immobilière. Outre cela, le regroupement communautaire est un fait assez naturel. Il est difficile d’imposer la mixité sociale d’autorité dans ces territoires-là. Les anciens d’origine algérienne qui vivent encore à Bondy nord, ils appellent cette zone Bondy noir. Les communautés se mélangent difficilement, on le voit aussi dans les cours de récréation et ça passe par le rap, qui est très segmenté.

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En me côtoyant, au moins, ils ont accès à autre chose. Il y a cette différence, ce choc de cultures qui existe. Mais le recrutement de vacataires, qui est toujours moins exigeant, ça donne des professeurs qui ressemblent aux élèves. Or on le sait, à cause des problèmes inhérents à l’institution, à cause aussi de la médiocrité des programmes, ce qui se passe de bien dans l’Éducation nationale est toujours à l’initiative des personnes. Tout le monde peut le vérifier dans sa propre histoire : c’est un professeur qui un jour nous a fait aimer la littérature, ou les maths ou l’anglais, c’est une personnalité. L’exigence en termes de recrutement est donc fondamentale.

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Communautarisme à l’école : "L’exigence en matière de recrutement est fondamentale dans l’Éducation nationale"

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09.04.2024

Marianne : La violence à l’école fait l’actualité, la question religieuse est à l’origine d’une pression grandissante. Est-ce que c’est quelque chose qu’en tant que professeur de lettres vous avez vu venir ?

Thomas B. Reverdy : En dépit de ce que l'on raconte, la place du professeur n'a pas beaucoup changé : il s'agit toujours de dispenser un cours sur une estrade. J’enseigne depuis le début des années 2000, j'ai toujours été enseignant sur le même territoire, à Bondy. Je perçois donc bien l'évolution dans ce que l'on peut dire ou non, faire ou non, avec une classe. Il est évident que depuis la loi de 2004 (dite « loi sur le voile », qui est une loi dérogatoire au régime de la laïcité à la française), on a fermé la possibilité de parler de religion en cours. Si on impose le fait que la religion n’a plus le droit de citer à l’école, il devient difficile de la faire exister dans le discours. Avant 2004, on étudiait Voltaire puis on parlait de religion pendant des heures, je questionnais les élèves sur leur pratique éventuelle. Aujourd’hui je ne peux plus poser ce genre de questions.

Vous incriminez la loi de 2004 mais ne pensez-vous cependant pas que ce sont les mentalités qui ont évolué, que les jeunes de 2024 ne sont plus ceux de 2004 ?

L’été dernier, j’ai lu le livre de Florence Bergeaud-Blacker (Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, 2023, N.D.L.R.). Cela fait vingt ans que cette directrice de recherche au CNRS travaille sur la question de l’islamisme. Il est honteux qu’elle se soit retrouvée sous protection policière quelques semaines après........

© Marianne


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