Temps de lecture: 9 min

Au début, j'ai cru que c'était juste moi.

Je vieillis, je suis une boomeuse, il est donc logique que je devienne intolérante au monde qui m'entoure, à la modernité, aux jeunes, au bruit, aux cons, aux wokes, aux serveurs qui souhaitent une bonne continuation de dégustation, aux gamins qui se roulent par terre dans les supermarchés, aux restaus de quartier qui disparaissent pour céder la place à des «artisans kébabiers» ou à des «abattoirs végétaux», tout cela n'étant en réalité que des stratagèmes de la nature pour m'aider à quitter avec moins de regrets cette vallée de larmes que je n'ai que trop foulée (j'ai 50 ans, je ne le souhaite à personne).

Mais lorsque j'ai commencé à faire part de mon allergie, que dis-je, de mon intolérance épidermique, totale et absolue aux gens qui téléphonent fort dans les lieux publics et font profiter tout leur entourage de leur conversation, j'ai constaté qu'à une seule exception près (ma fille, blasée, après avoir été vendeuse chez Decathlon pendant trois ans pour payer ses études, m'ayant raconté que c'était tellement répandu parmi les clients qu'elle n'y faisait plus attention), TOUT LE MONDE ÉTAIT DANS MON CAS.

Jeunes et vieux, Parisiens et régioniens, Français et étrangers, mâles et femelles. J'ai même très souvent vu une étincelle de haine s'allumer dans l'œil de mon interlocuteur quand j'évoquais la question. Alors bien sûr, mon enquête n'est pas exhaustive et il y a sûrement des gens qui s'en foutent. Si c'est votre cas, il est fort probable que vous fassiez partie du problème. Continuez à lire.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

La manie de téléphoner bruyamment dans un lieu public est une nouvelle plaie de la modernité. Déjà, il reste des gens pour téléphoner avec leur smartphone, ce qui prouve qu'ils n'ont rien compris à son usage. Chacun sait que cet appareil sert à aller sur les réseaux sociaux, à envoyer des messages et à acheter des fringues d'occasion sur Vinted, à regarder des vidéos en boucle («doomscroller», comme ils disent) sur TikTok, à écraser des petits bonbons multicolores pour soulager son cerveau de la pression après avoir regardé trente vidéos de chatons sur Instagram. Éventuellement à lire le journal (mais c'est écrit petit. Trop petit. Oui, même si on n'est pas presbyte, C'EST ÉCRIT TROP PETIT). Pourtant, il reste des irréductibles qui se servent encore de leur téléphone pour téléphoner. Comme à l'époque de Graham Bell, voilà. Non mais allô, quoi.

À l'époque où les téléphones ne servaient qu'à ça, il n'était pas possible de les délocaliser, ou alors il fallait un long, très long fil, pour les faire passer du salon à la chambre, pouvoir fermer la porte et avoir une conversation privée. Ou alors si on voulait partager les informations, voire parler à plusieurs (enfin à deux maximum), il y avait un petit écouteur rond (pour une personne uniquement; enfants, allez regarder des images vintage de téléphones à cadran sur internet).

Puis sont venus les téléphones à touche avec la fonction «haut-parleur» et là, ce fut le bonheur familial de pouvoir chanter «Joyeux anniversaire» à mamie à plusieurs, réunis autour de l'appareil. Mais ces fonctionnalités restaient en somme tout à fait privées et s'exerçaient dans un cadre strictement familial –ou professionnel. Mais dans un cadre. C'était bien, ça, le cadre.

À LIRE AUSSI

Le téléphone fixe, relique d'un temps où la voix était d'or

Et le XXIe siècle advint, charriant son lot de nouveautés et de merveilles, telles que l'euro et ses billets moches, le 11-Septembre et ses guerres sans fin, internet et son monde virtuel qui n'allait pas tarder à remplacer le réel dans bon nombre de vies, le porno accessible à tous, un baby-boom qui mit les crèches, puis les maternelles, puis les écoles primaires, puis les collèges, puis les lycées, puis les facs en tension (car qui aurait pu prévoir et anticiper en construisant davantage d'infrastructures éducatives?), la prise de conscience que la planète était en train de surchauffer, la saga Harry Potter, les trottinettes électriques, le terrorisme barbu et la vapoteuse, mais aussi, et surtout, le smartphone, le kit mains-libres et la conversation à tue-tête n'importe quand et n'importe où.

Au XXe siècle, lorsqu'on voyait quelqu'un parler seul dans la rue, on changeait de trottoir. C'était le signal à peu près infaillible d'un trouble mental et nul n'avait envie d'être soumis à la moindre interaction avec un humain tellement barré qu'il tenait une conversation à haute voix avec les habitants de sa tête. Aujourd'hui c'est normal, puisque les écouteurs et les micros étant devenus à peu près invisibles, il est possible de téléphoner en marchant/en conduisant/en travaillant/dans les transports/dans les salles d'attente et dans les clubs de gym sans matériel ostentatoire.

Il va falloir trouver un nom à ce malaise. À ces importuns qui racontent leur vie comme si elle intéressait les autres. Qui clament leur autobiographie tel un griot de la ligne 13, sans se soucier le moins du monde de l'auditoire contraint qui l'entoure. Car c'est bien de cela qu'il s'agit: d'une contrainte. D'un forçage. Dans une société qui revendique à tort et à travers le droit à ne pas être meurtri par les paroles d'autrui, il est temps de faire cesser cette tyrannie exercée par ceux qui nous forcent à écouter leurs conversations qui sont dans 99% des cas nulles et inintéressantes, quand elles ne sont pas carrément dans une langue étrangère et alors là comment voulez-vous qu'on s'en sorte.

Quand, dans le métro, le wagon est pris en otage par un passager indélicat qui beugle que ça va mieux ma jambe, mais quand même j'ai mal et que je ne reprendrai pas le sport tout de suite et tu sais que le Doliprane c'est vraiment de la daube, c'est agaçant mais on peut toujours changer de wagon. Quand c'est dans le TGV et que mitrailler du regard ne suffit pas à faire migrer le mufle sur la plateforme prévue à cet effet, et si aucun voyageur ne se sacrifie pour lui faire une remarque désobligeante, il y a toujours les toilettes ou le wagon-bar, mais sur trois heures de voyage, c'est long (note aux contrôleurs: merci d'utiliser le prestige de votre uniforme pour leur dire de la boucler). Quand ça arrive au cinéma –situation de l'extrême, certes, mais c'est arrivé, j'ai des témoins–, on peut dans le meilleur des cas compter sur des huées collectives (il est toujours plus facile d'être courageux à plusieurs), mais pas question de sortir de la salle, on a payé pour voir Barbie, on veut voir Barbie.

Il faudrait leur trouver un nom, car on ne peut combattre que ce qu'on sait nommer. Au départ, j'ai pensé à «les emmerdeurs», mais ce n'était pas assez précis. Les smartocons. Les phonolourds. Les interloculés. Les mobilochieux? Le débat est ouvert.

À LIRE AUSSI

Un nombre ahurissant de gens regardent leur smartphone pendant qu'ils font l'amour

C'est clairement dans les transports que le phénomène est le plus courant. Bus, métro, RER, tram, train... Quel est donc cet envoûtement qui laisse croire à ces acharnés du blabla qu'ils sont seuls dans leur bulle? Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Chacun d'entre nous, quand il entame une conversation, crée immédiatement une bulle mentale et concentre toute son attention (en principe) sur son échange. Et là, l'environnement disparaît, le monde n'existe plus, on est seul avec celui ou celle à qui l'on parle, c'est beau comme de l'amour et le plus fort, c'est que ça marche à tous les coups, même si au bout du fil ce n'est pas la princesse de son cœur ou le pipoudoux de sa vie, mais la belle-doche, le banquier ou le directeur de l'école du petit dernier qui s'est encore coincé la tête dans les toilettes.

Seulement, voilà un scoop: cette bulle n'existe pas. Contrairement à ce que semble croire cette charmante personne qui raconte en détail les croûtes d'eczéma de son dernier plan cul, ou Séverine qui va préparer des lasagnes ce soir, ou Karim qui a trouvé du boulot et invite toute la famille au restau pour fêter ça, ou Lucie qui soupçonne que Théo la trompe parce que là, vraiment, il sentait «La vie est belle» et c'est pas mon parfum du tout tu vois, je suis sûre que c'est l'autre pouffe, Y A PAS DE BULLE. On entend tout. Et on profite. Et parce que le cerveau humain est complètement tordu, entendre un seul côté de la conversation nous est insupportable.

#MieuxVivreEnsemble
Pour la tranquillité de tous, ne pas parler trop fort dans la rame !
Ce n'est pas que savoir que vous préparez des lasagnes ce soir ou que vous partez en week-end du 3 au 6 août ne nous intéresse pas, mais un peu quand même...#ParceQuOnEstTousDansLeMêmeTrain pic.twitter.com/5ykhQ6ZY2b

Rien à voir avec deux personnes qui discutent dans le wagon, même si c'est pour dire strictement la même chose. Là, ça passe, ça se fond dans le décor sonore, ça fait brouhaha, bruit de fond. Mais quand c'est une conversation téléphonique, notre cerveau a l'impression que c'est à lui qu'on s'adresse. Alors les neurones se mettent au garde-à-vous et toutes affaires cessantes, il écoute. Il veut répondre. Et en même temps il sait que non, il ne faut pas, c'est à quelqu'un d'autre que ce type explique que papa a de nouveau des problèmes de prostate.

Et là, deuxième niveau de torture: nous voici plongés dans l'intimité de quelqu'un qu'on ne connaît pas, qu'on n'a pas envie de connaître, dont on n'a rien à faire et qui nous oblige à écouter quand même les bribes de sa vie alors qu'on s'en tamponne le coquillard, on a déjà bien assez de la nôtre. Nous ce qu'on veut c'est consulter SILENCIEUSEMENT notre smartphone, voire, dans les cas les plus délirants, lire un livre.

Quelles solutions? Y a-t-il un remède, une panacée, un moyen d'en finir de façon brève et définitive chaque fois qu'une morue ou un malotru nous impose le récit de la castration de son chat ou du naufrage que fut le pot de départ de Jocelyne? Le plus courant, et le plus inefficace, c'est le mitraillage du regard accompagné de gros soupirs agacés. Il est bien rare que cela suffise à transpercer la bulle. Les plus courageux interviennent dans la conversation. Il m'arrive de répondre «Ben écoute, pas mal» quand j'entends des «Tu vas bien?» un peu sonores. Solution qui, au mieux, fait baisser le chieur d'un ton, mais n'est jamais garantie sur le moyen terme et nécessite une bonne dose d'audace.

Une méthode invasive consiste à se placer juste à côté du blablateur et à passer soi-même un coup de fil en parlant encore plus fort, ou à diffuser une vidéo aussi sonore que gênante (du porno, par exemple). (Le visionnage de vidéo sans écouteurs est une autre plaie de ce siècle, à peu près équivalente, à cela près que les gens qui le font sont généralement conscients qu'ils font chier tout le monde. Et là, il n'y a rien à faire.) Inconvénient de la méthode: gros risque de rébellion de la part des autres passagers; prévoir une musculature conséquente et/ou de bonnes baskets en cas de nécessité de fuir.

À LIRE AUSSI

Ce qui se cache derrière les «incidents d'exploitation» de la RATP

Évidemment, la solution qui pourrait sembler la plus évidente et la plus facile serait d'aller voir la personne et de lui demander de se taire. Seulement voilà, vous le savez et elle le sait aussi: ce n'est pas interdit, de téléphoner dans les lieux publics. Ce n'est pas dangereux. Ça ne met pas en danger la sécurité de l'entourage, c'est juste une question de confort et de tolérance au parasitage. Comme il n'est pas interdit non plus, d'ailleurs, de mastiquer la bouche pleine, de roter ou de péter. Pourtant, la majorité d'entre nous s'en abstient, par courtoisie, par gêne, tant nous sommes empêtrés dans un carcan social qui, bêtement, nous incite à ne pas trop emmerder nos voisins.

Il est temps de mettre les discussions téléphoniques invasives officiellement au ban de la société. Avec des campagnes officielles. Deux heures hebdomadaires de formation obligatoires à l'école. Un permis à points qui, lorsqu'il serait épuisé, interdirait au contrevenant de fréquenter les lieux publics pendant un mois. Des peines de travaux d'intérêt général. S'il le faut, un numéro vert. Ç'aurait forcément du succès: un sondage OpinionWays publié en novembre 2023 et relayé par Le Figaro révèle que les incivilités qui agacent le plus les Franciliens dans les transports sont les personnes qui parlent fort au téléphone (35% des personnes interrogées), et que «88% se disent prêts à ne plus téléphoner en parlant fort».

Vous avez bien lu. 88%, ça veut dire qu'à peu près tout le monde le fait. Donc vous, qui finissez de lire cet article, vous le faites aussi. Arrêtez. Parce que l'enfer, c'est les autres, certes, mais pas que.

QOSHE - Parler fort au téléphone dans les transports, le fléau de notre époque - Bérengère Viennot
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Parler fort au téléphone dans les transports, le fléau de notre époque

7 2
14.01.2024

Temps de lecture: 9 min

Au début, j'ai cru que c'était juste moi.

Je vieillis, je suis une boomeuse, il est donc logique que je devienne intolérante au monde qui m'entoure, à la modernité, aux jeunes, au bruit, aux cons, aux wokes, aux serveurs qui souhaitent une bonne continuation de dégustation, aux gamins qui se roulent par terre dans les supermarchés, aux restaus de quartier qui disparaissent pour céder la place à des «artisans kébabiers» ou à des «abattoirs végétaux», tout cela n'étant en réalité que des stratagèmes de la nature pour m'aider à quitter avec moins de regrets cette vallée de larmes que je n'ai que trop foulée (j'ai 50 ans, je ne le souhaite à personne).

Mais lorsque j'ai commencé à faire part de mon allergie, que dis-je, de mon intolérance épidermique, totale et absolue aux gens qui téléphonent fort dans les lieux publics et font profiter tout leur entourage de leur conversation, j'ai constaté qu'à une seule exception près (ma fille, blasée, après avoir été vendeuse chez Decathlon pendant trois ans pour payer ses études, m'ayant raconté que c'était tellement répandu parmi les clients qu'elle n'y faisait plus attention), TOUT LE MONDE ÉTAIT DANS MON CAS.

Jeunes et vieux, Parisiens et régioniens, Français et étrangers, mâles et femelles. J'ai même très souvent vu une étincelle de haine s'allumer dans l'œil de mon interlocuteur quand j'évoquais la question. Alors bien sûr, mon enquête n'est pas exhaustive et il y a sûrement des gens qui s'en foutent. Si c'est votre cas, il est fort probable que vous fassiez partie du problème. Continuez à lire.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

La manie de téléphoner bruyamment dans un lieu public est une nouvelle plaie de la modernité. Déjà, il reste des gens pour téléphoner avec leur smartphone, ce qui prouve qu'ils n'ont rien compris à son usage. Chacun sait que cet appareil sert à aller sur les réseaux sociaux, à envoyer des messages et à acheter des fringues d'occasion sur Vinted, à regarder des vidéos en boucle («doomscroller», comme ils disent) sur TikTok, à écraser des petits bonbons multicolores pour soulager son cerveau de la pression après avoir regardé trente vidéos de chatons sur Instagram. Éventuellement à lire le journal (mais c'est écrit petit. Trop petit. Oui, même si on n'est pas presbyte, C'EST ÉCRIT TROP PETIT). Pourtant, il reste des irréductibles qui se servent encore de leur téléphone pour téléphoner. Comme à l'époque de Graham Bell, voilà. Non mais allô, quoi.

À l'époque où les téléphones ne servaient qu'à ça, il n'était pas possible de les délocaliser, ou alors il fallait un long, très long fil, pour les faire passer du salon à la chambre, pouvoir fermer la porte et avoir une conversation privée. Ou alors si on voulait partager les informations, voire parler à plusieurs (enfin à deux maximum), il y avait un petit écouteur rond (pour une personne uniquement; enfants, allez regarder des images vintage de téléphones à cadran sur internet).

Puis sont venus les téléphones à touche avec la fonction «haut-parleur» et là, ce fut le bonheur familial de pouvoir chanter «Joyeux........

© Slate


Get it on Google Play