Temps de lecture: 9 min

Les convergences entre Moscou et Pyongyang, amplement médiatisées par leurs dirigeants respectifs ces derniers mois, ont culminé avec la mise sur orbite d'un satellite d'observation par la Corée du Nord, le 21 novembre dernier, probablement avec l'aide de la Russie. Ce rapprochement ressuscite-t-il «l'axe du mal», concept popularisé en 2002 par le président américain George W. Bush pour stigmatiser l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord?

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

En annonçant le succès du lancement du satellite d'observation Malligyong-1 depuis la base de Sohae à Tongchang-ri, sur la côte occidentale de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), le mardi 21 novembre 2023, l'agence de presse officielle nord-coréenne KCNA a suscité l'émoi à Séoul et bien au-delà.

En effet, cette mise en orbite réussie intervient après deux essais infructueux de la part de Pyongyang et surtout après la rencontre au sommet entre le président russe Vladimir Poutine et le dirigeant suprême nord-coréen Kim Jong-un, le 13 septembre sur le cosmodrome Vostotchny, dans l'Extrême-Orient russe. Leurs relations bilatérales ont pris un tournant spatial très marqué.

Pour les parlementaires de la République de Corée, au sud de la péninsule, la cause est entendue et instruite par leurs services de renseignement. La fédération de Russie et la RPDC ont lancé une coopération dans le domaine spatial qui, à terme, dotera le régime du nord de moyens techniques propices non seulement à l'espionnage régional mais également à l'acquisition de moyens balistiques fiables.

Depuis la guerre froide au moins, on sait combien les programmes spatiaux et satellitaires sont directement liés à l'acquisition de capacités balistiques. La course à l'espace relancée entre toutes les puissances asiatiques ne s'explique pas autrement. Dans le domaine spatial, c'est la capacité à disposer de vecteur, à les contrôler et à les orienter qui est en jeu, de la propulsion au guidage.

À LIRE AUSSI

Conquête de l'espace: États-Unis et Chine fourbissent leurs armes

Le rapprochement entre la fédération de Russie et la Corée du Nord est désormais un trait de force sur la scène régionale de l'Asie du Nord. Non seulement, Sergueï Choïgou, ministre de la Défense russe, s'est rendu en Corée du Nord le 27 juillet 2023, pour les célébrations du 70e anniversaire de l'armistice de la guerre de Corée. Mais en outre, le dirigeant suprême nord-coréen a déclaré publiquement que les liens bilatéraux avec la Russie seraient la «priorité absolue» de sa politique extérieure.

Quelle est la portée de cette alliance? S'agit-il d'un rapprochement inévitable entre les deux États parias les plus sanctionnés au monde? Met-elle en jeu uniquement un troc sectoriel (munitions contre spatial)? Ou bien a-t-elle une portée plus large pour la stabilité de la région? Un axe Moscou-Pékin-Pyongyang est-il en train de se former en Asie du Nord, pour contrer le renforcement des liens militaires entre l'administration de Joe Biden, la présidence sud-coréenne de Yoon Suk-yeol et la primature japonaise de Fumio Kishida?

Le rapprochement russo-nord-coréen est moins récent et moins circonstanciel qu'il pourrait y paraître. Les deux pays partagent plusieurs éléments de culture politique rappelés dans leur épaisseur historique. Le déplacement du ministre de la Défense russe à Pyongyang pour les grandes célébrations de la «victoire» nord-coréenne en 1953 n'est ni purement symbolique ni simplement protocolaire. En effet, la sphère publique des deux États est saturée par des commémorations de guerres fondatrices contre l'Occident.

La fédération de Russie est depuis longtemps engagée dans une refondation mémorielle officielle sur la célébration héroïsante et doloriste de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 et sur l'opposition à l'Occident au fil d'une guerre froide qui ne se serait jamais arrêtée. La RPDC et son régime sont, quant à eux, ancrés dans l'obsession de la guerre de Corée (1950-1953) et la lutte contre l'impérialisme occidental. À tel point que la lignée des Kim (Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un) continue à se présenter comme celle des vainqueurs communistes de ce combat.

Le rapprochement Vladimir Poutine–Kim Jong-un se nourrit d'une longue histoire. Durant ses années de clandestinité et de lutte contre les forces japonaises d'occupation, Kim Il-sung, le fondateur de la RPDC (en 1948), avait trouvé refuge en URSS. De même, il avait été soutenu, dans sa lutte contre le Sud, par l'envoi d'un contingent d'environ 25.000 soldats soviétiques ainsi que du matériel militaire, notamment aérien opéré par des pilotes chinois. Enfin et surtout, lors de la reconstruction de Pyongyang après l'armistice de Panmunjeom, signé le 27 juillet 1953, Moscou avait été fortement mise à contribution, matériellement et humainement. À bien des égards, Pyongyang est une ville d'urbanisme soviétique, malgré des ajouts chinois.

À LIRE AUSSI

Rencontre entre Kim Jong-un et Vladimir Poutine: coup de bluff ou vraie menace pour l'Occident?

Bien sûr, les deux États se rapprochent pour des raisons très liées à la conjoncture stratégique: le besoin de munitions pour la Russie; la quête de technologies spatiales pour la Corée du Nord; la recherche de moyens de contournement face aux sanctions occidentales, contre la poursuite du programme nucléaire pour Pyongyang et contre l'invasion de l'Ukraine pour Moscou. Entre les deux États les plus sanctionnés au monde avec la République islamique d'Iran et le Venezuela, l'entente est presque forcée.

Mais ces convergences, emphatiquement célébrées par Kim Jong-un, répondent à la volonté russe de relancer les alliances de l'ère soviétique (comme cela avait été le cas en Syrie dès 2015 ou en Iran depuis deux décennies) et aux cultures politiques internes de chacun de ces pays, cultures fondées sur un revivalisme communiste assumé. Loin d'être un slogan artificiellement imposé de l'extérieur sous la bannière de «l'axe du mal» –employé en janvier 2002 par le président américain George W. Bush– ou d'une «ligue des dictatures», ce rapprochement a des racines profondes et endogènes.

La convergence russo-nord-coréenne a une vocation stratégique revendiquée et même soulignée par les deux partenaires: faire pièce à la présence américaine en Asie du Nord et au renforcement du système d'alliances de Washington à proximité de la RPDC et de l'Extrême-Orient russe. Chacun des deux alliés a des objectifs stratégiques convergents sur ce point.

Pour Pyongyang, la page du rapprochement avec la Corée du Sud et avec les États-Unis est tournée. Opéré à la faveur des Jeux olympiques d'hiver de Pyeongchang (Corée du Sud) en février 2018 et de la présidence sud-coréenne (relativement pacifiste) de Moon Jae-in, ce réchauffement a vécu, dans ses dimensions politiques, économiques et stratégiques. Il est bien loin le 30 juin 2019 qui avait vu la première visite officielle d'un président américain, Donald Trump, en Corée du Nord. Les ouvertures historiques vers l'Ouest sont désormais devenues presque inconcevables.

À LIRE AUSSI

Il est temps de se faire de nouveau du souci à propos de la Corée du Nord

De fait, le régime de Kim Jong-un a repris les essais balistiques en 2022, notamment de missiles. Le 28 septembre 2023, il a inscrit son statut de puissance nucléaire dans sa Constitution. Les échanges économiques minimes ont cessé. Des missiles balistiques de courte portée ont été testés le 13 septembre, durant la visite de Kim Jong-un en Russie sur le cosmodrome Vostotchny. Et des annonces se multiplient en Corée du Nord sur l'acquisition de capacités sous-marines où la Russie excelle. Face à l'instauration d'exercices militaires conjoints entre États-Unis, Japon et Corée du Sud, la RPDC remobilise une alliance soviétique fondée sur les équipements de défense.

Pour la Russie, l'alliance avec la Corée du Nord est censée non seulement lui fournir des munitions et de l'artillerie (ce point reste à démontrer en raison des spécificités des matériels nord-coréens), mais également lui permettre de combattre son isolement vers l'Ouest et lui donner un appui supplémentaire pour contrer l'Occident.

Le soutien de Pyongyang n'apportera pas de gain économique à Moscou pour atténuer les sanctions. Mais, dans les enceintes internationales, ce rapprochement peut avoir du poids. Ainsi, la RPDC a voté contre les résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies en 2022 et en 2023 pour condamner l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle a reconnu l'indépendance des républiques autoproclamées de l'est de l'Ukraine (Donestk et Louhansk) et a même proposé d'envoyer des troupes pour épauler la Russie sur le front ukrainien.

La RPDC complète en Asie le dispositif d'alliance russe en Europe (avec la Biélorussie) et au Moyen-Orient (avec la Syrie et l'Iran). Aider la Corée du Nord à inquiéter Séoul présente même un avantage supplémentaire pour la Russie: la Corée du Sud a adopté des mesures contre elle à la suite des sanctions américaines, alors même que les relations économiques bilatérales étaient développées. En aidant Pyongyang, Moscou «punit» Séoul.

L'échange de bons procédés entre les deux partenaires est donc cimenté par la volonté tout à la fois de combattre l'isolement international, de réduire l'impact des sanctions occidentales et de contester l'hégémonie américaine en Asie du Sud. «Alliés contre les États-Unis et leurs alliés», telle pourrait être la maxime de ce rapprochement aux allures très rétro, mais à la portée très contemporaine.

Si l'ambition explicite a le mérite de la cohérence du côté des alliés russo-nord-coréens, elle ne révèle pas toute l'ampleur des défis stratégiques qui s'imposent à Moscou comme à Pékin.

En effet, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022 et depuis la fin de la période d'apaisement entre Séoul et Pyongyang à l'été 2022, les deux États voient renforcée leur dépendance à l'égard de la République populaire de Chine. Il s'agit là d'un problème fondamental pour chacun des deux dirigeants.

Officiellement, l'unification eurasiatique des régimes autoritaires est en bonne voie. La RPDC dépend des approvisionnements chinois dans tous les domaines, à commencer par les produits alimentaires. En juillet dernier, les autorités douanières chinoises ont en effet relevé un triplement des échanges commerciaux entre 2022 et 2023. La période du Covid-19 est passée. Mais la conséquence est une dépendance extrême pour le régime de Kim Jong-un: l'essentiel de son commerce se fait avec la Chine et son principal soutien face aux États-Unis reste la diplomatie chinoise.

À une autre échelle, Moscou est, elle aussi, exposée à un «risque coréen»: la vassalisation envers la Chine. Depuis plusieurs décennies, les géopoliticiens russes sont pris dans un débat sur l'alliance chinoise. Certains sont partisans d'une union de plus en plus poussée pour bénéficier des marchés, des capitaux et de la puissance chinoise. C'est eux qui ont lancé l'Organisation de coopération de Shanghai, qui établit un condominium russo-chinois sur l'Eurasie. D'autres, comme Alexandre Douguine, s'effraient de l'influence chinoise en Extrême-Orient russe et de l'activisme de Pékin en Asie centrale et dans le Caucase.

Rien ne serait plus trompeur que de croire à l'existence d'une parfaite alliance entre la Russie et la Chine: depuis vingt ans déjà, le partenariat stratégique est émaillé de rivalités. Les autorités russes ont âprement négocié pour que le projet des «nouvelles routes de la soie» ne l'exclut pas des flux ferroviaires entre l'Europe occidentale et la Chine. Elles ont imposé l'élargissement de l'Organisation de coopération de Shanghai à l'Inde, le grand rival de la Chine, et elles ont également veillé à ce que le sommet du G20, qui s'est déroulé début septembre, soit ouvert à des pays proches.

À LIRE AUSSI

Pour son salut économique, la Chine mise tout sur les «nouvelles routes de la soie»

Pour la Corée du Nord comme pour la Russie, le dialogue «amical» avec Pékin devient étouffant. Car le président chinois Xi Jinping ne cherche pas des partenariats avec ces deux États sanctionnés: il aspire à l'hégémonie. C'est aussi pour réduire cette dépendance que les deux partenaires manifestent aussi ouvertement leur entente. Les destinataires des messages russo-nord-coréens ne se trouvent pas seulement au Pentagone. Ils sont aussi à l'état-major chinois. La presse chinoise ne s'y est pas trompée: elle s'est inquiétée, au nom de la stabilité de la région, de l'assistance russe au lancement du satellite d'observation nord-coréen le 21 novembre dernier.

Ancrée dans une longue durée historique, cimentée par des convergences politique réelles, alimentée par la volonté de contrer les États-Unis et leurs alliés en Asie du Nord, mais surtout stimulée par le risque de vassalisation à l'égard de Pékin, l'alliance russo-nord-coréenne risque de se développer substantiellement dans les mois qui viennent. Par exemple, un sommet en Corée du Nord avec Vladimir Poutine avant la fin de l'année et des annonces sur les sous-marins côtiers nord-coréens pourraient bien constituer le point d'orgue stratégique de l'année 2023 en Asie du Nord.

QOSHE - L'alliance entre la Russie et la Corée du Nord est bien partie pour durer - Cyrille Bret
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

L'alliance entre la Russie et la Corée du Nord est bien partie pour durer

8 0
07.12.2023

Temps de lecture: 9 min

Les convergences entre Moscou et Pyongyang, amplement médiatisées par leurs dirigeants respectifs ces derniers mois, ont culminé avec la mise sur orbite d'un satellite d'observation par la Corée du Nord, le 21 novembre dernier, probablement avec l'aide de la Russie. Ce rapprochement ressuscite-t-il «l'axe du mal», concept popularisé en 2002 par le président américain George W. Bush pour stigmatiser l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord?

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

En annonçant le succès du lancement du satellite d'observation Malligyong-1 depuis la base de Sohae à Tongchang-ri, sur la côte occidentale de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), le mardi 21 novembre 2023, l'agence de presse officielle nord-coréenne KCNA a suscité l'émoi à Séoul et bien au-delà.

En effet, cette mise en orbite réussie intervient après deux essais infructueux de la part de Pyongyang et surtout après la rencontre au sommet entre le président russe Vladimir Poutine et le dirigeant suprême nord-coréen Kim Jong-un, le 13 septembre sur le cosmodrome Vostotchny, dans l'Extrême-Orient russe. Leurs relations bilatérales ont pris un tournant spatial très marqué.

Pour les parlementaires de la République de Corée, au sud de la péninsule, la cause est entendue et instruite par leurs services de renseignement. La fédération de Russie et la RPDC ont lancé une coopération dans le domaine spatial qui, à terme, dotera le régime du nord de moyens techniques propices non seulement à l'espionnage régional mais également à l'acquisition de moyens balistiques fiables.

Depuis la guerre froide au moins, on sait combien les programmes spatiaux et satellitaires sont directement liés à l'acquisition de capacités balistiques. La course à l'espace relancée entre toutes les puissances asiatiques ne s'explique pas autrement. Dans le domaine spatial, c'est la capacité à disposer de vecteur, à les contrôler et à les orienter qui est en jeu, de la propulsion au guidage.

À LIRE AUSSI

Conquête de l'espace: États-Unis et Chine fourbissent leurs armes

Le rapprochement entre la fédération de Russie et la Corée du Nord est désormais un trait de force sur la scène régionale de l'Asie du Nord. Non seulement, Sergueï Choïgou, ministre de la Défense russe, s'est rendu en Corée du Nord le 27 juillet 2023, pour les célébrations du 70e anniversaire de l'armistice de la guerre de Corée. Mais en outre, le dirigeant suprême nord-coréen a déclaré publiquement que les liens bilatéraux avec la Russie seraient la «priorité absolue» de sa politique extérieure.

Quelle est la portée de cette alliance? S'agit-il d'un rapprochement inévitable entre les deux États parias les plus sanctionnés au monde? Met-elle en jeu uniquement un troc sectoriel (munitions contre spatial)? Ou bien a-t-elle une portée plus large pour la stabilité de la région? Un axe Moscou-Pékin-Pyongyang est-il en train de se former en Asie du Nord, pour contrer le renforcement des liens militaires entre l'administration de Joe Biden, la présidence sud-coréenne de Yoon Suk-yeol et la primature japonaise de Fumio Kishida?

Le rapprochement russo-nord-coréen est moins récent et moins circonstanciel qu'il pourrait y paraître. Les deux........

© Slate


Get it on Google Play