Temps de lecture: 4 min

Au début des années 1920, Christian Dior étudie sans aucun plaisir les sciences politiques à Paris. Son père l'imagine faire carrière dans la diplomatie. Le jeune homme (né en 1905) n'est guère séduit par l'idée –pas plus que par l'alternative d'avoir à rejoindre un jour l'entreprise familiale. Initiée par un grand-père qui a eu l'idée de génie d'importer du guano du Chili, l'industrie est certes lucrative («L'engrais Dior, c'est de l'or», fanfaronne la réclame), mais Christian refuse de faire carrière dans la vente de fiente d'oiseaux marins.

Lui aurait préféré être architecte ou décorateur, sa véritable passion. Il visait l'école des Beaux-Arts, mais ses parents n'ont pas voulu en entendre parler. Il a donc fait mine de leur obéir, une fausse soumission qu'il décrit dans ses mémoires comme «un moyen hypocrite de continuer à mener la vie qui [lui] plaisait». Christian n'est en réalité pas souvent en cours: il préfère courir les expositions, écumer les galeries, refaire le monde avec des artistes, des écrivains.

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À Paris, le voilà pris dans le tourbillon des Années folles aux côtés de ses amis artistes comme Christian Bérard, Max Jacob et Jean Cocteau. Ils fréquentent ensemble les bals costumés des excentriques Étienne de Beaumont et Marie-Laure de Noailles, mécènes de l'avant-garde. Christian échoue évidemment à ses examens, mais parvient à convaincre ses parents de lui acheter une galerie d'art.

Maurice et Madeleine Dior, atterrés par cet indigne choix de carrière, s'y sont résignés à une condition: que le nom de Dior n'apparaisse nulle part. C'est donc celui de l'ami et associé de Christian, Jacques Bonjean, qui figure sur l'enseigne de la galerie, laquelle ouvre ses portes en 1928 rue de La Boétie. Un troisième associé, Pierre Colle, les rejoint bientôt.

Le grand-père Dior avait eu l'idée de génie d'importer du guano du Chili, mais Christian refusait de faire carrière dans la vente de fiente d'oiseaux marins. | Engrais Dior via Wikimanche

«Nous nous étions simplement réunis entre peintres, littérateurs, musiciens et décorateurs, sous l'égide de Jean Cocteau et de Max Jacob», dira Christian Dior. Toutes les disciplines artistiques sont considérées, avec ce sens de la transversalité qui fera la différence lorsqu'il révolutionnera le monde de la haute couture.

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«Notre ambition était d'y exposer autour des grands maîtres que nous admirions le plus, Picasso, Braque, Matisse, Dufy, les peintres que nous connaissions personnellement et estimions déjà beaucoup: Christian Bérard, Salvador Dalí, Max Jacob», évoque encore Christian Dior dans son autobiographie parue en 1956. Écartant «Bonnard, Vuillard, [devenus] trop flous, un peu démodés», Jacques Bonjean, Pierre Colle et Christian Dior considèrent leurs protégés comme «les nouveaux dieux». «Les dadaïstes libéraient le langage de la tyrannie de la signification précise.» Pierre Colle sait repérer les jeunes talents prometteurs, comme Alberto Giacometti ou Alexander Calder.

Les trois associés mettent à l'honneur leur ami Salvador Dalí en exposant, pour la première fois, La Persistance de la mémoire (l'œuvre est aussi connue sous le sobriquet de «Montres molles»). Le marchand Julien Levy, qui s'apprête à ouvrir une galerie aux États-Unis, l'acquiert; l'œuvre est aujourd'hui conservée au Museum of Modern Art (MoMA), à New York.


La Persistance de la mémoire, de Salvador Dalí (1931). | Museum of Modern Art (MoMA) via Wikiart

À l'occasion du vernissage, «le gratin frétille entre nos murs», écrit Jacques Bonjean. La poétesse Gertrude Stein et les Noailles sont à l'affût. À quelques détails près, tout se passe à merveille. «Dalí vient d'installer dans nos vitrines extérieures des mannequins piquetés d'épingles, décorés de cuillers et d'escargots vivants, coiffés d'œufs sur le plat qui dégoulinent. Il leur avait adjoint, pour les défendre sans doute, un bataillon de soldats de chocolat dont le soleil a eu rapidement raison.» Salvador Dalí est ravi, sa toile Tête de mort atmosphérique sodomisant un piano à queue se vend le soir même.

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La même année, Christian Dior offre à l'inclassable Leonor Fini sa première exposition. L'artiste italo-argentine et le galeriste resteront amis. La maison de couture rendra à plusieurs reprises hommage, des décennies plus tard, à cette créatrice sans limites. Peintre, écrivaine, sculptrice, c'est à elle qu'Elsa Schiaparelli confia le design du flacon de son parfum Shocking!.

Salvador Dalí signe bientôt un contrat d'exclusivité avec Pierre Colle et Christian Dior, ce dernier se séparant de Jacques Bonjean. En 1933, l'«Exposition surréaliste» des deux associés, immortalisée par le photographe Man Ray, montre notamment son fameux Buste de femme rétrospectif. Alors que visiteurs et galeristes ont le dos tourné, la baguette en équilibre qui lui tient lieu de coiffe est, raconte la légende, dévorée par le chien de Picasso.

On peut aussi y admirer L'Heure des traces, de Giacometti et L'Europe après la pluie, de Max Ernst –le peintre allemand évoque dans cette œuvre l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler. Pour Christian Dior, comme pour beaucoup, les années de prospérité et d'insouciance vont prendre fin.

Vue de l'«Exposition surréaliste» à la galerie Pierre Colle par Man Ray (1933). | Man Ray via ResearchGate

Les répercussions du krach de 1929 commencent à se faire sentir en Europe au début des années 1930. Entre mauvais investissements et addiction au jeu, Maurice Dior se retrouve ruiné et ne peut plus subvenir aux besoins de son fils. Dans la galerie qui ne va pas tarder à fermer ses portes, Christian brade les œuvres de ses poulains. Puis, se voit contraint de se séparer de celles de sa collection personnelle. Une situation qu'il déplore encore en 1956: «Que n'ai-je pu conserver ce stock de toiles maintenant inestimables et que ma famille tenait alors pour sans valeur!»

Aux pertes financières s'ajoutent d'autres malheurs: sa mère adorée meurt et Christian contracte la tuberculose. Pendant son année de convalescence, il dessine et vend ses croquis à des magazines et journaux, comme Le Figaro. Il frappe aux portes des maisons de couture pour leur proposer ses services. Mais la Seconde Guerre mondiale l'éloigne de Paris. Dans le sud de la France, Christian Dior travaille dans une ferme pour, à son tour, aider sa famille désormais démunie.

Vers la fin de la guerre, il retrouve son ancien complice Pierre Colle, qui lui propose de financer une maison de couture à son nom, avenue Montaigne. L'industriel textile Marcel Boussac lui apportera lui aussi son soutien. Le New Look pointera bientôt le bout de son nez et, avec lui, le début d'une aventure au succès jamais démenti.

QOSHE - Comment Christian Dior a failli devenir un poids lourd du marché de l'art - Elodie Palasse-Leroux
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Comment Christian Dior a failli devenir un poids lourd du marché de l'art

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04.12.2023

Temps de lecture: 4 min

Au début des années 1920, Christian Dior étudie sans aucun plaisir les sciences politiques à Paris. Son père l'imagine faire carrière dans la diplomatie. Le jeune homme (né en 1905) n'est guère séduit par l'idée –pas plus que par l'alternative d'avoir à rejoindre un jour l'entreprise familiale. Initiée par un grand-père qui a eu l'idée de génie d'importer du guano du Chili, l'industrie est certes lucrative («L'engrais Dior, c'est de l'or», fanfaronne la réclame), mais Christian refuse de faire carrière dans la vente de fiente d'oiseaux marins.

Lui aurait préféré être architecte ou décorateur, sa véritable passion. Il visait l'école des Beaux-Arts, mais ses parents n'ont pas voulu en entendre parler. Il a donc fait mine de leur obéir, une fausse soumission qu'il décrit dans ses mémoires comme «un moyen hypocrite de continuer à mener la vie qui [lui] plaisait». Christian n'est en réalité pas souvent en cours: il préfère courir les expositions, écumer les galeries, refaire le monde avec des artistes, des écrivains.

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Maurice et Madeleine Dior, atterrés par cet indigne choix de carrière, s'y sont résignés à une condition: que le nom de Dior n'apparaisse nulle part. C'est donc celui de l'ami et associé de........

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