Temps de lecture: 6 min

En ce début de juillet 1789, Marie Grosholtz –qui épousera un certain Tussaud six ans plus tard– jouit d'une réputation établie de sculptrice en cire. Qui aurait alors pu imaginer que cette jeune femme de 28 ans irait bientôt trouver refuge à Londres et y ouvrirait une attraction populaire, en grande partie dédiée à l'histoire de la Révolution française?

Voilà déjà vingt ans qu'elle travaille auprès de son mentor, Philippe Mathé-Curtz, dit Curtius. Le médecin et physicien suisse emploie sa mère, Anne-Marie Walder, comme gouvernante, depuis que celle-ci a perdu son mari soldat en 1761, peu avant la naissance de leur fille.

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Les Grosholtz sont une famille de bourreaux, de père en fils. Anne-Marie, qui les a côtoyés, ne s'est donc jamais trop émue du spectacle des viscères et membres amputés gisant dans l'atelier et à partir desquels Curtius réalise ses cires anatomiques.

Fascinée, la petite Marie a grandi en observant l'homme dans son atelier. Curtius, qu'elle considère comme son oncle, a pris l'enfant sous son aile et lui a appris les rudiments du métier, auquel elle s'est essayée dès ses 7 ans.

Figure de cire représentant Madame Tussaud, exposée au musée de Vienne qui porte son nom. | Wikimedia Commons

Le talent de Curtius a attiré un riche mécène bien né, qui l'invite à venir s'installer à Paris. Curtius y ouvre son premier cabinet de cires au Palais-Royal. Il représente Madame du Barry, favorite de Louis XV, en «belle endormie» (un mécanisme soulève à intervalles réguliers sa poitrine, dans un souffle paisible). L'œuvre est aussi acclamée que celle représentant la famille royale attablée autour du «grand couvert».

Fort du succès du premier, Curtius ouvre bientôt un deuxième cabinet, cette fois boulevard du Temple. Et y ajoute une nouvelle attraction, la «Caverne des grands voleurs». L'homme sait utiliser son réseau: les corps des criminels représentés lui sont «livrés» peu après leurs méfaits. Curtius les représente avec une fidélité crue, tout en blessures sanguinolentes laissées béantes. Marie s'en inspirera plus tard pour sa fameuse «Chambre des horreurs».

Pour le moment, elle peaufine son art. En 1777, la jeune femme a réalisé seule un buste de cire de Voltaire parfaitement ressemblant, suivi par celui de Rousseau l'année suivante. Avec application, elle assiste son «oncle» dans la réalisation des figures grandeur nature de stars du moment, comme Benjamin Franklin ou Jacques Necker. Ce dernier nom est sur toutes les lèvres ce 11 juillet 1789: on raconte que le roi Louis XVI vient en effet de se séparer de son directeur général des finances.

Changez-moi cette tête! | Wikimedia Commons

Le ministre, à l'origine de plusieurs réformes fiscales, est apprécié des Français: prônant la transparence, son Compte-rendu au Roi de 1781, qui exposait l'état des finances publiques, a été largement diffusé dans le pays. Il y dévoilait le montant des pensions versées aux courtisans (qu'il surnommait «les frelons») et son projet d'assemblées provinciales des trois ordres (clergé, noblesse et tiers état) pour permettre aux Français de participer plus directement à la gestion de leurs intérêts.

Quand la nouvelle de son renvoi se propage, les réactions ne se font pas attendre. Boulevard du Temple, une «foule de citoyens» se presse à la porte du salon de Curtius. Il s'y trouve en compagnie de Marie, occupé à modifier les tableaux quasi vivants qui mettent en scène les personnalités du moment. Les mannequins sont rhabillés, les têtes enlevées pour être remplacées par d'autres gisent au sol, aux côtés d'une épée –comme dans une lugubre prophétie des événements à venir.

«On me demande avec instance, témoigne Curtius dans le pamphlet Services du sieur Curtius, vainqueur de la Bastille (1790), le buste en cire de ce ministre et celui de M. le duc d'Orléans pour les porter en triomphe dans la Capitale.» Il faut dire que le duc, qui prendra bientôt le nom de Philippe Égalité, est opposé à la monarchie absolue, tout comme Necker.

Curtius confie alors les bustes en «suppliant la multitude de n'en faire aucun mauvais usage».

Le Palais-Royal appartient à Orléans, lointain cousin de Louis XVI. Il y accueille les révolutionnaires qui s'y retrouvent sans crainte, puisque la police n'est pas autorisée à pénétrer dans le domaine princier. Parmi eux se trouve un jeune avocat, Camille Desmoulins, qui exhorte la foule à «courir aux armes et prendre les cocardes» en guise de signe distinctif.

Les bustes de cire en guise de panache, l'équipée se retrouve aux Tuileries. Mais une troupe du régiment de cavalerie Royal-Allemand charge la foule. «Les ennemis de la Patrie, les satellites étrangers, dont on nous avoit environné pour nous asservir, ne purent voir sans indignation l'hommage public qu'on rendoit à un Prince et à un Ministre, qu'on regardoit comme Citoyens», commente Curtius.

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Le porteur du buste du duc d'Orléans reçoit un coup de baïonnette mais survit. Celui qui portait le buste de Necker est tué place Vendôme. Marie et Curtius ont cependant la surprise de récupérer les deux cires: la première «sans dommage», la deuxième «six jours après, les cheveux brûlés» et le visage portant «l'empreinte de plusieurs coups de sabre».

«Ainsi, résume Philippe Curtius, je puis me glorifier que le premier acte de la Révolution a commencé chez moi.»

Mais les accointances royales de Curtius et de Marie Grosholtz-Tussaud avec la cour ne jouent pas en leur faveur. D'après les Mémoires et souvenirs de Madame Tussaud sur la Révolution française, que la nonagénaire a alors dictées à un ami, elle aurait même vécu plusieurs années au palais de Versailles. Elle y aurait enseigné le dessin à la sœur du roi, Mademoiselle, sculptant également Louis XVI et Marie-Antoinette.

Cette proximité lui aurait valu d'être arrêtée et emprisonnée elle aussi. Condamnée à mourir, raconte-t-elle, ses cheveux déjà coupés pour ne pas gêner la guillotine, elle se vit proposer la vie sauve en échange de son travail. C'est le peintre David qui serait intervenu en sa faveur. Marie dut donc immortaliser les visages des traitres et des héros de la Révolution, mouler dans la cire les têtes fraîchement décapitées des monarques, celle de Robespierre ou plus tard le visage de Marat, à peine sorti de sa baignoire.

Marie survit à la Terreur, hérite des moules et des collections de Curtius à sa mort, puis épouse l'ingénieur François Tussaud –son seul choix malavisé. Le couple se sépare après avoir eu trois enfants. Lui reste à Paris (censé gérer les salons de cires parisiens, il est surtout doué pour accumuler les dettes) tandis qu'elle part pour Londres. Ses fils la rejoignent et se forment à ses côtés pour reprendre le flambeau. Le reste, selon l'expression consacrée, «is history»

Mais faut-il croire les formidables anecdotes livrées par Marie Tussaud, aussi sensationnelles que les mises en scène de son premier musée ouvert en 1835 après des décennies d'expositions à succès? Probablement pas. Des historiens ont amplement dénoncé sa propension à broder les faits.

Mais il faut lui reconnaître un certain génie. Celui d'avoir compris, notamment en observant son mentor, l'importance d'adopter une stratégie commerciale tranchée –sans jeu de mots douteux. La célébrité et le sensationnalisme, le léger frisson du malaise: la recette de l'empire Tussaud (vingt-cinq musées, des dizaines de millions de visiteurs annuels) n'a finalement guère changé depuis 200 ans.

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L'acteur britannique Andy Serkis réalisera la série Madame! (en collaboration avec le groupe TF1), consacrée à cette «businesswoman pionnière et extraordinaire, qui a su construire son empire à partir de rien». De ses petits arrangements avec la vérité historique, il ne lui tient pas rigueur. «Marie savait mieux que personne que si vous vouliez raconter votre vie, il fallait la rendre divertissante, quitte à en inventer des morceaux, ou en couper les passages les plus ennuyeux.»

QOSHE - Comment Madame Tussaud a contribué à déclencher la Révolution française - Elodie Palasse-Leroux
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Comment Madame Tussaud a contribué à déclencher la Révolution française

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28.12.2023

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En ce début de juillet 1789, Marie Grosholtz –qui épousera un certain Tussaud six ans plus tard– jouit d'une réputation établie de sculptrice en cire. Qui aurait alors pu imaginer que cette jeune femme de 28 ans irait bientôt trouver refuge à Londres et y ouvrirait une attraction populaire, en grande partie dédiée à l'histoire de la Révolution française?

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Fort du succès du premier, Curtius ouvre bientôt un deuxième cabinet, cette fois boulevard du Temple. Et y ajoute une nouvelle attraction, la «Caverne des grands voleurs». L'homme sait utiliser son réseau: les corps des criminels représentés lui sont «livrés» peu après leurs méfaits. Curtius les représente........

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