Temps de lecture: 4 min

Elle a toujours eu une excellente mémoire des détails, même ceux qui paraissent insignifiants. Interrogée par le professeur David P. Boder en septembre 1946, Helen «Zippi» Spitzer Tichauer (1918-2018) se remémore la tenue qu'elle portait en débarquant du train qui l'emmenait de Bratislava à Auschwitz. «Je savais que nous n'allions pas en ville, mais plutôt dans une zone rurale. Je me suis donc habillée en fonction», enfilant «de très bonnes chaussures de marche, les plus solides et durables que j'avais».

Comme ces autres 999 jeunes femmes juives à l'incroyable destin, ayant composé le premier convoi vers le camp d'extermination le 26 mars 1942 (et auxquelles nous avons consacré la série des «Oubliées d'Auschwitz»), Helen s'était portée volontaire pour partir travailler. Ses parents sont restés à Bratislava, en Slovaquie. «Nous étions des femmes célibataires, jeunes, appelées à collaborer.» Personne, de crainte que leurs parents subissent des représailles, n'a vraiment osé refuser.

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Helen et ses compatriotes ont été trahies, explique-t-elle à Boder, par leur propre gouvernement: «Hitler a donné à la Slovaquie son indépendance. En échange, notre Premier ministre Vojtech Tuka lui a offert 60.000 juifs, mis à disposition des Allemands.»

Arrivée juste après les 999, dans le deuxième convoi, elle a hérité du matricule 2.286. «Parmi les premiers, ceux des femmes arrivées en mars 1942 à Auschwitz.» Il fait froid en cette fin de mars, mais Helen a pris la précaution de mettre «un bon gros manteau de laine, des gants et un turban d'angora tricoté, vert bouteille».

Une épidémie de typhus se répand à Auschwitz, transmise par la vermine qui y pullule. Il faut attendre que le médecin en chef du camp y succombe en 1944 pour que la menace soit prise au sérieux. Faute d'antibiotiques, le camp est fumigé –et les prisonniers malades exécutés sans délai. Helen l'attrape, et se sait condamnée. Jusqu'au jour où un SS demande à la cantonade une prisonnière sachant peindre ou dessiner, afin d'appliquer une bande de peinture sur les vêtements des prisonniers dans le but de distinguer les différents groupes.

Helen-Zippi, qui a été formée au design graphique, convient d'autant mieux au rôle qu'elle parle allemand. Elle commence ainsi par appliquer les bandes sur les vêtements des prisonniers. Puis on lui ordonne de peindre des chiffres sur des placards, des panneaux, des inscriptions sur des façades et autres tâches «sans intérêt» censées fluidifier l'organisation du camp. En échange, elle a la vie sauve et peut obtenir des rations de nourriture supplémentaires.

Comme Helena Citron, dont la liaison avec un geôlier nazi lui a permis de survivre, ou les sœurs Danka et Rena Kornreich, chargées de trier les effets personnels enlevés aux nouveaux arrivants dans les entrepôts du «Kanada», Helen est tiraillée entre profonde culpabilité et instinct de survie.

La jeune femme possède un autre talent: celui de jouer de la mandoline. Elle rejoint le fameux orchestre d'Auschwitz –chargé de divertir les SS, particulièrement friands de tango comme en témoigne Helen Spitzer, mais également d'accompagner les prisonniers à la chambre à gaz pour tenter de les apaiser– auprès de la célèbre violoniste Alma Rosé, nièce du compositeur Gustave Mahler.

Helen n'est plus impressionnée: «Tellement de gens célèbres venaient à Auschwitz que ça devenait insignifiant.» Richard Newman, auteur du livre Alma Rosé – De Vienne à Auschwitz, a recueilli en 1983 les souvenirs d'Helen. Devenue un membre de l'équipe chargée de l'organisation de Birkenau (Auschwitz II), elle a accompagné Alma et une délégation de musiciens pour demander la permission de récupérer quelques instruments parmi «les milliers volés aux gens qui avaient été amenés au camp».

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Trouver un violon pour Alma, explique-t-elle, n'a pas été compliqué: les SS étaient fous de sa musique. Avec une alliée dans les bureaux du camp en la personne d'Helen Spitzer Tichauer, qui fournissait le papier sur lequel d'autres femmes traçaient les lignes de partition, Rosé faisait rédiger ses arrangements par une équipe de copistes. Alma prend la direction de l'orchestre en août 1943, jusqu'à sa mort l'année suivante.

L'exécution d'une étonnante maquette en trois dimensions du camp (les plans architecturaux tracés jusque-là comportent de nombreuses erreurs) doit à Helen une position particulièrement privilégiée.

«Tout y était, même les fils barbelés, la lumière qui balayait l'ensemble du camp…» Un électricien avait aidé Helen. «Sous la table, un interrupteur était caché.» Les SS étaient alors «très impressionnés, la maquette est allée jusqu'à Berlin».

Pour réaliser la maquette, Helen a dérogé aux règles et mesuré, des mois durant, chaque bâtiment du camp. Les détails gravés dans sa mémoire permettront plus tard de rectifier les plans dessinés à partir de photos aériennes, et apporteront des éléments d'information cruciaux à l'histoire. Ils ont notamment joué un rôle dans le procès des anciens SS en 1947 (les «Quarante bouchers»), au cours duquel elle témoignera.

Les très nombreux témoignages d'Helen Spitzer Tichauer lors des soixante-dix années suivantes seront passés au crible par de nombreux spécialistes et historiens, qui confirmeront leur crédibilité, «chaque instant de ses multiples témoignages étant vérifié et recoupé, confirmé et corroboré».

À Birkenau, la confiance relative qui lui est accordée lui permet de jouir d'une rare liberté. Helen en profite pour falsifier des courriers et papiers officiels en effaçant les matricules de condamnés. David Wisnia a pu en témoigner: dans ses mémoires, cet ancien enfant prodige de la chanson polonaise raconte comment il a été sauvé, une première fois, par son filet de voix et a pu rejoindre l'orchestre.

Mais c'est dans une interview de Wisnia réalisée par le New York Times en 2019 que ce dernier dévoile un secret qu'Helen n'avait jamais trahi: comment Auschwitz a abrité leurs amours clandestines. Zippi était âgée de 25 ans, il en avait 17.

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Ils savaient qu'ils seraient un jour séparés et avaient décidé d'un plan pour être réunis après la guerre. Tous deux ont survécu; mais David a suivi l'armée américaine qui l'a sauvé, tandis qu'Helen a épousé Erwin Tichauer, chef de la sécurité d'un camp de personnes déplacées. Helen et Erwin sont ensuite partis aux États-Unis, où ce dernier enseignait la bio-ingénierie à New York. Mais ce n'est qu'en 2016 qu'Helen et David se sont revus.

David Wisnia lui demanda alors de confirmer que c'est bien à elle qu'il devait d'avoir eu la vie sauve. «Cinq fois», chuchota Zippi, avant de lui demander de chanter pour elle. Elle s'est éteinte deux ans plus tard, âgée de 100 ans.

QOSHE - Helen Spitzer Tichauer, prisonnière juive et designer graphique d'Auschwitz-Birkenau - Elodie Palasse-Leroux
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Helen Spitzer Tichauer, prisonnière juive et designer graphique d'Auschwitz-Birkenau

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07.12.2023

Temps de lecture: 4 min

Elle a toujours eu une excellente mémoire des détails, même ceux qui paraissent insignifiants. Interrogée par le professeur David P. Boder en septembre 1946, Helen «Zippi» Spitzer Tichauer (1918-2018) se remémore la tenue qu'elle portait en débarquant du train qui l'emmenait de Bratislava à Auschwitz. «Je savais que nous n'allions pas en ville, mais plutôt dans une zone rurale. Je me suis donc habillée en fonction», enfilant «de très bonnes chaussures de marche, les plus solides et durables que j'avais».

Comme ces autres 999 jeunes femmes juives à l'incroyable destin, ayant composé le premier convoi vers le camp d'extermination le 26 mars 1942 (et auxquelles nous avons consacré la série des «Oubliées d'Auschwitz»), Helen s'était portée volontaire pour partir travailler. Ses parents sont restés à Bratislava, en Slovaquie. «Nous étions des femmes célibataires, jeunes, appelées à collaborer.» Personne, de crainte que leurs parents subissent des représailles, n'a vraiment osé refuser.

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Helen et ses compatriotes ont été trahies, explique-t-elle à Boder, par leur propre gouvernement: «Hitler a donné à la Slovaquie son indépendance. En échange, notre Premier ministre Vojtech Tuka lui a offert 60.000 juifs, mis à disposition des Allemands.»

Arrivée juste après les 999, dans le deuxième convoi, elle a hérité du matricule 2.286. «Parmi les premiers, ceux des femmes arrivées en mars 1942 à Auschwitz.» Il fait froid en cette fin de mars, mais Helen a pris la précaution de mettre «un bon gros manteau de laine, des gants et un turban d'angora tricoté, vert bouteille».

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