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Au XVIIe siècle, le champagne est apprécié en France mais peine à s'exporter: ce «vin du diable» possède en effet une fâcheuse tendance à faire exploser son contenant sans crier gare. Les Anglais devinent que le coupable n'est pas Lucifer mais la seconde fermentation, capable de faire franchir à un bouchon le mur du son. Ils importent donc de France des tonneaux de «vin tranquille» qu'ils additionnent de sucre de canne en provenance de leurs colonies pour le rendre encore plus pétillant.

Plus précisément, on y ajoute une liqueur de tirage, mélange de vin tranquille, de levures et de sucre, selon la formule qu'un certain Christopher Merrett a mis au point trente-cinq ans avant que Dom Pérignon réalise peu ou prou la même expérience. Mais alors, la «méthode champenoise» si farouchement protégée serait-elle anglaise?

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En tout cas, le vin du diable ne sortira plus de sa bouteille sans y être invité: d'autres scientifiques britanniques ont inventé un verre renforcé qui résiste à la pression, que les Français vont surnommer le «verre anglais».

Comme s'il ne suffisait pas que la Perfide Albion se mêle de nos bulles, quelques Allemands ont aussi décidé de se pencher sur le sujet. Certains sont alors déjà installés en Champagne, où ils ont été attirés par le commerce florissant des textiles. Ils manient plusieurs langues, ont l'habitude de voyager pour leurs affaires: le profil idéal pour développer le commerce du champagne plus loin que la Grande-Bretagne. Alors pourquoi pas la Russie, voire l'Amérique?

Le premier à tenter l'aventure est Florens-Louis Heidsieck (1749-1828), venu de Westphalie pour s'installer à Reims comme drapier. Il fonde la Maison Heidsieck peu avant la Révolution française, en 1785 –cinq ans après avoir développé sa première cuvée. Les Heidsieck seront bientôt nombreux dans la région et pas moins de trois maisons porteront leur nom: Christian Heidsieck, neveu de Florens-Louis, et son cousin Henri-Guillaume Piper reprennent la Maison Heidsieck qui devient Piper-Heidsieck. Un autre neveu, Henri-Louis Walbaum, s'associe à son beau-frère Pierre Auguste Heidsieck en 1834. Walbaum, Heidsieck et Cie est rebaptisée en 1923 Heidsieck et Cie Monopole. Enfin, un petit-neveu du fondateur, Charles-Camille Heidsieck, fonde à son tour en 1851 la maison éponyme.

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Un quart de siècle plus tard, d'autres Allemands suivent l'exemple de Florens-Louis Heidsieck. Joseph Krug est né à Mayence (Mainz), à 250 kilomètres au nord de Strasbourg. En 1800, année de la naissance de Joseph Krug, Mayence devient la préfecture d'un éphémère département français, Mont-Tonnerre. Le jeune Krug grandit avec une double culture franco-allemande et maîtrise également l'anglais. À Paris, il rencontre en 1834 Adolphe Jacquesson, directeur de la maison de champagne éponyme et à l'époque l'un des plus importants producteurs de champagne avec Veuve Clicquot.

Comptable, chef de cave, Krug se rend indispensable et apprend tous les aspects du métier. En 1843, il décide de voler de ses propres ailes et crée avec Hippolyte de Vivès, propriétaire d'une maison de modeste taille, Krug et Cie. Sous l'Ancien Régime, les nobles ne sont pas autorisés à faire commerce: une spécificité dont profiteront certains, comme Joseph Krug ou, avant lui, son compatriote Joseph Jacob Bollinger.

Celui-ci débute son aventure champenoise en endossant le rôle de responsable commercial en Allemagne de la maison Müller-Ruinart (fondée par un autre Allemand, Anton-Aloys Müller, ancien maître de cave de la célèbre Veuve Clicquot Ponsardin (VCP) et inventeur de la table de remuage en 1816). Associé à Athanase de Villermont, propriétaire d'un vignoble non loin d'Épernay, il fonde le champagne Bollinger. Il épouse la fille de ce dernier et hérite de la maison en 1851. Trois ans plus tard, il est naturalisé français.

Wilhelm Deutz et Pierre-Hubert Geldermann sont originaires d'Aix-la-Chapelle, autre territoire annexé par Napoléon. Ils choisissent d'établir la maison de champagne Deutz en 1838 à Aÿ. Wilhelm Deutz devient «William» pour mieux séduire une clientèle internationale. Geldermann et lui obtiennent la nationalité française, comme nombre de leurs compatriotes. Nul besoin d'en faire la demande du côté des familles Roederer ou Taittinger (originaire d'Autriche), qui ont quitté l'Alsace-Lorraine avant l'annexion prussienne de 1871.

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Dans sa Chronique des vins de Champagne, l'historien Éric Glâtre rappelle que le département de la Marne compte en 1891 «2.044 Allemands», dont beaucoup souhaitent obtenir la nationalité française. «Il suffisait, avant l'époque napoléonienne, d'être présent depuis cinq ans (dix ans après la période napoléonienne) sur le territoire français ou d'acheter un bien ou de créer une entreprise industrielle, ou encore d'être marié à une Française.»

En 1865, l'Américain Robert Tomes est nommé consul à Reims. «Il n'y a effectivement plus une seule maison de vin en Champagne qui ne soit plus ou moins contrôlée par un Allemand», déclare-t-il. Leur volonté d'intégration se manifeste aussi dans les sphères sociales et publiques. Grâce à la générosité de ces Champenois d'adoption, une association de gymnastique voit le jour en 1865. On la baptise «Germania», mais elle devient à l'approche de la guerre de 1870 la «Société de gymnastique de Reims» puis «La Gauloise», comme une métaphore de leur enracinement progressif dans le sol et la culture françaises.

Rares sont ceux qui ne se font pas naturaliser. La famille Mumm, qui compte au début du XXe siècle de hauts-gradés dans l'armée allemande parmi ses membres, est de celles-ci. Et le regrettera: en 1914, la maison de champagne est placée sous séquestre, ses biens vendus par le tribunal civil de Reims en 1920 à la Société vinicole de Champagne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le siège de l'entreprise est réquisitionné par les Allemands. G. H. Mumm est sauvée de justesse à la Libération grâce à l'intervention de son ancien président, René Lalou.

Les Allemands n'ont pas été les seuls à faire le succès du champagne dans le monde, me ferez-vous remarquer en évoquant la formidable Veuve Clicquot Ponsardin, Barbe-Nicole de son (étrange) prénom. Mais elle était bien entourée: en plus d'Anton-Aloys Müller, deux autres Allemands ont participé à établir sa renommée. Edouard Werlé, qui reprendra plus tard la maison, et Louis Bohne, qui fera du VCP le champagne des tsars, débarquant à Saint-Pétersbourg avec une cargaison clandestine (Napoléon a interdit la vente de champagne en bouteille: Bohne fait passer sa cargaison pour du café) qui va s'arracher.

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Charles-Camille Heidsieck devient si populaire outre-Atlantique, où il voyage en personne pour y convertir les Américains au champagne à partir de 1852, qu'on en fait un personnage du folklore local, surnommé «Champagne Charlie». Dans les années 1860, quand l'Australie en pleine ruée vers l'or est à l'apogée de sa prospérité, le champagne Krug y coule à flots. Krug produit alors environ 200.000 bouteilles. Quant à Mumm, en 1900, ses ventes annuelles dépassent les 2.600.000 bouteilles.

La morale de l'histoire? On ne s'y essaiera pas. Mais vous voici parés de suffisamment d'anecdotes pour captiver votre public en faisant sauter quelques bouchons (avec modération). On vous en prie et on vous souhaite une bonne année.

(J'oubliais: «cocorico» se dit «kikeriki» en allemand.)

QOSHE - Pourquoi tant de maisons de champagne ont-elles un nom à consonance allemande? - Elodie Palasse-Leroux
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Pourquoi tant de maisons de champagne ont-elles un nom à consonance allemande?

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31.12.2023

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Au XVIIe siècle, le champagne est apprécié en France mais peine à s'exporter: ce «vin du diable» possède en effet une fâcheuse tendance à faire exploser son contenant sans crier gare. Les Anglais devinent que le coupable n'est pas Lucifer mais la seconde fermentation, capable de faire franchir à un bouchon le mur du son. Ils importent donc de France des tonneaux de «vin tranquille» qu'ils additionnent de sucre de canne en provenance de leurs colonies pour le rendre encore plus pétillant.

Plus précisément, on y ajoute une liqueur de tirage, mélange de vin tranquille, de levures et de sucre, selon la formule qu'un certain Christopher Merrett a mis au point trente-cinq ans avant que Dom Pérignon réalise peu ou prou la même expérience. Mais alors, la «méthode champenoise» si farouchement protégée serait-elle anglaise?

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En tout cas, le vin du diable ne sortira plus de sa bouteille sans y être invité: d'autres scientifiques britanniques ont inventé un verre renforcé qui résiste à la pression, que les Français vont surnommer le «verre anglais».

Comme s'il ne suffisait pas que la Perfide Albion se mêle de nos bulles, quelques Allemands ont aussi décidé de se pencher sur le sujet. Certains sont alors déjà installés en Champagne, où ils ont été attirés par le commerce florissant des textiles. Ils manient plusieurs langues, ont l'habitude de voyager pour leurs affaires: le profil idéal pour développer le commerce du champagne plus loin que la Grande-Bretagne. Alors pourquoi pas la Russie, voire l'Amérique?

Le premier à tenter l'aventure est Florens-Louis Heidsieck (1749-1828), venu de Westphalie pour s'installer à Reims comme drapier. Il fonde la Maison Heidsieck peu avant la Révolution française, en 1785 –cinq ans après avoir développé sa première cuvée. Les Heidsieck seront........

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