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Portraitiste professionnelle quand cela était interdit aux femmes, contractant un mariage d'amour avec un homme plus jeune qu'elle de plusieurs décennies... L'Italienne Sofonisba Anguissola (née autour de 1532, morte en 1625) ne faisait rien comme ses contemporains. Elle les a d'ailleurs tous enterrés: à une époque où l'espérance de vie moyenne en Europe, hommes et femmes confondus, était de 40 ans, l'artiste transalpine en a vécu plus du double. Elle est âgée d'environ 92 ans lorsque Antoon van Dyck la rencontre à Palerme en 1624.

Le peintre flamand en a soixante-dix de moins. Venu peindre le vice-roi d'Espagne, une épidémie de peste a contraint ce dernier à observer une longue quarantaine; il passe dix-huit mois en Sicile. Dans ses notes, conservées au British Museum de Londres, on retrouve un croquis de Sofonisba Anguissola et le témoignage de cette entrevue.

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Antoon Van Dyck a trouvé en Sofonisba Anguissola «une mémoire et un esprit très vifs», «une main ferme et sans tremblement» et note que «même si elle manquait d'une bonne vue en raison de son grand âge, elle trouvait néanmoins du plaisir à placer les tableaux devant elle». Tandis qu'il la croque, elle conseille le jeune homme: «Ne pas trop monter la lumière pour que les ombres des rides de la vieillesse ne s'agrandissent pas trop et bien d'autres bonnes suggestions.»

Il relève l'ironie d'avoir «reçu d'une femme aveugle des conseils mieux avisés» que ceux glanés auprès de peintres (masculins) célèbres. Antoon Van Dyck rencontrera de nombreux artistes au cours de sa carrière, mais aucun n'inspirera au maître flamand une aussi longue description.

À partir de son croquis, Antoon Van Dyck réalisera plus tard un tableau. Celui-ci figure aujourd'hui dans la collection du château de Knole, dans la campagne du Kent (sud-est de l'Angleterre). Si l'on prend la peine de s'attarder sur le texte du cartel qui l'accompagne, on y découvre un détail révélateur: «Ce portrait est semblable à celui réalisé au crayon, daté du 12 juillet 1624, qui se trouve dans le carnet de croquis italien de Van Dyck, de l'artiste italienne Sophonisba [sic] Anguissola. [...] Il était précédemment considéré comme celui de Catherine Fitzgerald, comtesse de Desmond.»

Portrait de Sofonisba Anguissola, huile sur panneau peinte par Antoon Van Dyck en 1624 et conservée à la Knole House (Kent, Royaume-Uni). | via Wikimedia Commons

Et pourtant, de son vivant, le nom et le visage de Sofonisba Anguissola étaient internationalement connus. On considère qu'elle a peint autant d'autoportraits –pratique peu courante en cette époque chiche en miroirs– que Rembrandt. Quand son époux a fait inscrire sur sa tombe qu'elle était officiellement considérée comme «l'une des femmes les plus célèbres au monde» et une «exceptionnelle portraitiste d'hommes», il ne s'agissait pas d'un cas d'autopersuasion.

S'il en fallait la preuve, l'artiste toscan Giorgio Vasari la cite en 1568 dans ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, texte fondateur de l'histoire de l'art. Sur les quelque 200 artistes recensés, seules quatre femmes y sont listées. Sofonisba Anguissola est l'une d'entre elles, notamment grâce à un portrait de son père, d'une de ses sœurs et de leur jeune frère. Giorgio Vasari souligne sa dextérité à donner l'impression que ses personnages «respirent et vivent». En dépit de son don jugé «miraculeux» par Van Dyck, son nom n'est réapparu que récemment dans l'histoire de l'art.

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Originaire de Crémone dans le duché de Milan (actuelle Lombardie), Sofonisba Anguissola est la première-née d'un couple issu de la petite noblesse lombarde, Bianca Ponzoni et Amilcare Anguissola. Humaniste passionné d'antiquités, ce dernier encourage ses enfants à s'intéresser à l'art. Il n'est pas fortuné et, en plus d'un héritier mâle, sa femme lui a donné six filles: celles-ci vont devoir être mises à contribution pour réunir chaque dot.

Il applique les préceptes du fameux Livre du courtisan (1528), best-seller de l'époque, pour faire de sa tribu des individus lettrés, raffinés et pleins de ressources. Sofonisba Anguissola enseigne le dessin à cinq de ses sœurs, qui elles aussi deviendront peintres (la dernière deviendra écrivaine). Elle excelle dans l'art de l'autoportrait et exécute de minutieuses miniatures imitant à la perfection son modèle et ses proportions.

Portrait de la famille Anguissola avec son père, sa sœur et son frère, huile sur toile peinte en 1559. C'est ce qui a valu à Sofonisba Anguissola les éloges de Giorgio Vasari et le droit d'être l'une de quatre femmes à faire leur entrée dans l'histoire de l'art au milieu du XVIe siècle. | via Wikimedia Commons

Amilcare Anguissola a conscience du talent de son aînée et comprend qu'elle doit passer à la vitesse supérieure: sa maîtrise est meilleure que celle des professeurs qui viennent lui donner des leçons à domicile. Mais l'époque et les mœurs ne vont guère l'y encourager. Les académies de peinture sont évidemment interdites aux femmes, qui ne peuvent progresser que si elles ont la chance de pouvoir fréquenter l'atelier d'un membre de la famille... Ce qui fut le cas d'Artemisia Gentileschi (1593-1653), qui n'aurait pu connaître aussi fulgurante carrière si Sofonisba Anguissola n'avait pas défriché la voie au siècle précédent.

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Pour sa fille, Amilcare Anguissola devient un manager acharné: il voyage et envoie ses œuvres à divers artistes de renom. «Sofonisba la Miraculeuse» ne tarde pas à devenir la protégée de Michel-Ange, subjugué par le talent naturel de la jeune fille. Mais hors de question de l'envoyer étudier auprès de lui: pour respecter les règles de bienséance, leur relation restera épistolaire.

Sofonisba Anguissola envoie donc des croquis et Michelangelo Buonarroti, alias Michel-Ange, lui offre en retour des critiques constructives et lui prodigue ses conseils. Quand elle lui envoie le dessin d'une jeune fille rieuse, il lui suggère de dessiner plutôt un garçon qui pleure. Sofonisba Anguissola en a justement un à portée de main, en la personne de son petit frère Asdrubal. Elle le laisse jouer avec des écrevisses, puis se précipite pour le croquer lorsque le garçonnet se fait pincer le doigt par un des crustacés.

Son Bambin mordu par une écrevisse (vers 1554) va donner à la carrière de Sofonisba Anguissola le coup de pouce tant attendu. L'œuvre dépasse les attentes de l'artiste florentin. Quarante ans plus tard, ce bambin en pleurs inspirera le fameux Garçon mordu par un lézard au scandaleux et pionnier peintre baroque Caravage.

Mais en 1559, il propulse Sofonisba Anguissola, grâce à l'intervention du gouverneur de Milan, au rang de dame d'honneur de la reine Élisabeth de Valois (connue en Espagne comme Isabelle de Valois), au moment de son mariage avec le roi Philippe II d'Espagne (le 2 juin 1559). L'artiste italienne enseigne le dessin à la jeune mariée, à peine âgée de 14 ans, contre une généreuse rente –dont elle ne peut elle-même profiter, puisqu'elle est, conformément à l'usage, versée à son père, puis à son frère au décès de ce dernier.

Non seulement elle excellait celui de l'autoportrait (elle s'est représentée ici en médaillon), mais elle maîtrisait l'art rare et délicat de la miniature, comme cette huile sur parchemin réalisée vers 1556. | via Wikimedia Commons

Devenue très proche de la reine, Sofonisba Anguissola peint divers membres de la famille royale, hommes et femmes confondus. Du jamais vu! Mais, en dépit de son statut privilégié, elle n'est pas autorisée à faire commerce de son art en ouvrant un atelier, ni à accepter des commissions rémunérées. Elle s'impose malgré tout comme une incontournable portraitiste.

Or, en octobre 1568, la mort de son amie la reine Élisabeth la met au pied du mur: en qualité de dame de compagnie, Sofonisba Anguissola devrait être renvoyée chez elle. Le roi Philippe II en décide cependant autrement. Il la tient en haute estime et lui permet de continuer à enseigner à ses enfants.

Il arrange également en 1573 son mariage à un prince sicilien, Fabrizio Moncada, réunissant pour elle une confortable dot. Le couple s'installe en Sicile où, frondeuse, elle produit principalement des œuvres religieuses –nécessitant l'observation de nus pour parvenir à les réaliser, les tableaux d'histoire et/ou les thèmes religieux étaient interdits aux femmes. Le mariage ne dure que cinq ans: Fabrizio Moncada meurt assassiné en 1578 par des pirates dans de mystérieuses circonstances.

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Mais la profession de Sofonisba Anguissola lui permet d'échapper à la domesticité forcée de ses contemporaines: quand le roi Philippe II lui propose de revenir travailler à la cour, elle décline son offre. En 1579, elle décide de retrouver sa Lombardie natale et, en chemin, fait la rencontre du jeune capitaine de navire Orazio Lomellini, dont elle tombe amoureuse.

Il n'est pas noble et s'avère beaucoup plus jeune qu'elle. Son frère Asdrubal, le roi Philippe II et même le grand-duc de Toscane s'en mêlent et s'opposent à l'union. Sofonisba Anguissola écrit à ce dernier: «Les mariages se font d'abord au ciel et, ensuite, sur terre.» Le leur va durer plus de quatre décennies et ne sera interrompu que par la mort de Sofonisba Anguissola (le 16 novembre 1625).

La mort de son amie, la reine Élisabeth (ou Isabelle) de Valois, a laissé Sofonisba Anguissola inconsolable. Portrait d'Élisabeth de France, peint vers 1599 et conservé au Musée d'histoire de l'art de Vienne. | via Wikimedia Commons

Le roi Philippe II lui pardonne son union avec Orazio Lomellini et lui accorde une autre pension mensuelle, qui lui permet de vivre confortablement. Elle reçoit de plus un dédommagement pour la mort de son premier époux, dont elle hérite du palazzo à Palerme.

Sofonisba Anguissola suit son mari dans la ville sicilienne, mais cela ne met pas un terme à sa carrière d'artiste. Ni à son audace. Elle sera la première peintre féminine à se représenter sous les traits réalistes d'une femme âgée (voir ci-dessous), sans coquetterie aucune et dans des poses jusque-là réservées aux hommes de statut élevé, affichant sa réussite méritée, sans que quiconque n'ose la contredire.

Autoportrait de Sofonisba Anguissola, peinture à l'huile de 1610, conservée à la Fondation Gottfried-Keller de Winterthour (nord de la Suisse). | via Wikimedia Commons

Mais comment son nom a-t-il pu disparaître des recueils d'histoire de l'art? Plusieurs facteurs y auraient participé. En premier lieu, l'histoire de l'art a longtemps été racontée par des hommes ayant tendance à minimiser l'importance du rôle ou le talent de certaines femmes artistes (merci, Katy Hessel). Ensuite, en l'absence d'informations détaillées, on a souvent attribué les œuvres de Sofonisba Anguissola –on peut actuellement en dénombrer une cinquantaine– à ses contemporains masculins.

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Citons en exemple le débat qui fait rage depuis un siècle autour du tableau La Dame à l'hermine, conservé à Glasgow, qu'on pensait être de la main d'un autre génie de la Renaissance, El Greco, puis de Sofonisba Anguissola, avant d'évoquer le nom d'un autre peintre de la cour de Philippe II, Alonso Sánchez Coello. Enfin, l'incendie qui a détruit le palais royal de Madrid (l'Alcazar), au cours de la nuit de Noël en 1734, a aussi vu partir en fumée de précieuses archives, ainsi que de nombreuses œuvres de Sofonisba Anguissola.

Aujourd'hui, on la redécouvre avec fascination. Il n'aura fallu, finalement, «que» près de quatre siècles après sa mort pour lui reconnaître son rôle de pionnière et de portraitiste légendaire.

Partie d'échecs, huile sur toile représentant le portrait de groupe de trois de ses sœurs (Lucia, Minerva et Europa) et d'une servante, peinte en 1555 et conservée au Musée national de Poznań (Pologne). | via Wikimedia Commons

QOSHE - Sofonisba Anguissola, légendaire portraitiste de la Renaissance à l'héritage oublié - Elodie Palasse-Leroux
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Sofonisba Anguissola, légendaire portraitiste de la Renaissance à l'héritage oublié

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18.12.2023

Temps de lecture: 8 min

Portraitiste professionnelle quand cela était interdit aux femmes, contractant un mariage d'amour avec un homme plus jeune qu'elle de plusieurs décennies... L'Italienne Sofonisba Anguissola (née autour de 1532, morte en 1625) ne faisait rien comme ses contemporains. Elle les a d'ailleurs tous enterrés: à une époque où l'espérance de vie moyenne en Europe, hommes et femmes confondus, était de 40 ans, l'artiste transalpine en a vécu plus du double. Elle est âgée d'environ 92 ans lorsque Antoon van Dyck la rencontre à Palerme en 1624.

Le peintre flamand en a soixante-dix de moins. Venu peindre le vice-roi d'Espagne, une épidémie de peste a contraint ce dernier à observer une longue quarantaine; il passe dix-huit mois en Sicile. Dans ses notes, conservées au British Museum de Londres, on retrouve un croquis de Sofonisba Anguissola et le témoignage de cette entrevue.

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Antoon Van Dyck a trouvé en Sofonisba Anguissola «une mémoire et un esprit très vifs», «une main ferme et sans tremblement» et note que «même si elle manquait d'une bonne vue en raison de son grand âge, elle trouvait néanmoins du plaisir à placer les tableaux devant elle». Tandis qu'il la croque, elle conseille le jeune homme: «Ne pas trop monter la lumière pour que les ombres des rides de la vieillesse ne s'agrandissent pas trop et bien d'autres bonnes suggestions.»

Il relève l'ironie d'avoir «reçu d'une femme aveugle des conseils mieux avisés» que ceux glanés auprès de peintres (masculins) célèbres. Antoon Van Dyck rencontrera de nombreux artistes au cours de sa carrière, mais aucun n'inspirera au maître flamand une aussi longue description.

À partir de son croquis, Antoon Van Dyck réalisera plus tard un tableau. Celui-ci figure aujourd'hui dans la collection du château de Knole, dans la campagne du Kent (sud-est de l'Angleterre). Si l'on prend la peine de s'attarder sur le texte du cartel qui l'accompagne, on y découvre un détail révélateur: «Ce portrait est semblable à celui réalisé au crayon, daté du 12 juillet 1624, qui se trouve dans le carnet de croquis italien de Van Dyck, de l'artiste italienne Sophonisba [sic] Anguissola. [...] Il était précédemment considéré comme celui de Catherine Fitzgerald, comtesse de Desmond.»

Portrait de Sofonisba Anguissola, huile sur panneau peinte par Antoon Van Dyck en 1624 et conservée à la Knole House (Kent, Royaume-Uni). | via Wikimedia Commons

Et pourtant, de son vivant, le nom et le visage de Sofonisba Anguissola étaient internationalement connus. On considère qu'elle a peint autant d'autoportraits –pratique peu courante en cette époque chiche en miroirs– que Rembrandt. Quand son époux a fait inscrire sur sa tombe qu'elle était officiellement considérée comme «l'une des femmes les plus célèbres au monde» et une «exceptionnelle portraitiste d'hommes», il ne s'agissait pas d'un cas d'autopersuasion.

S'il en fallait la preuve, l'artiste toscan Giorgio Vasari la cite en 1568 dans ses Vies des........

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