Temps de lecture: 6 min

Entre Habitat et les Français, l'histoire d'amour durait depuis 1973, année de l'ouverture de la première boutique parisienne de l'enseigne. Un demi-siècle de vie commune! À l'annonce de la liquidation judiciaire d'Habitat, vous vous êtes surpris à ressentir comme un pincement au cœur? Rien que de très normal: on a tendance à oublier à quel point, grâce à la perspicacité du designer Terence Conran, la marque a su s'infiltrer dans nos vies.

De passage à Paris en 2012, avec son éternel sourire goguenard, il me racontait l'aventure Habitat: «L'étude du Bauhaus et de l'œuvre de William Morris avait modelé mon approche du design et forgé ma croyance en l'importance de rendre le design accessible à tous.» Après avoir ouvert un restaurant (la soupe y était servie dans des mugs) et dessiné des boutiques pour d'autres, Conran ouvre Habitat en 1964 à Londres.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

«Je sentais qu'il était possible de révolutionner le marché, la façon dont on vendait les choses, de créer une alternative à ces boutiques qui ne faisaient que vendre des meubles, relatait-il. Et c'est ainsi qu'a commencé l'aventure Habitat, en partie nourrie de frustration, mais aussi de cette conviction qu'il était possible de proposer au plus grand nombre une nette amélioration de leur style de vie.»

Dans les Swinging Sixties, Conran met au point la recette inédite de son «concept store»: une boutique de meubles et d'objets pour la maison propose un véritable mode de vie alternatif. Contrepied à ces boutiques au sein desquelles les «vendeurs s'ennuient tellement qu'ils se jettent des boulettes de papier au visage», il y a de l'ambiance chez Habitat. Mais aussi des fleurs fraîches dans les vases –qui sont vendus vides–, de la musique (une révolution), un personnel féminin en minijupe Mary Quant et coiffé par Vidal Sassoon. Une vingtaine d'années avant la déferlante Ikea, le client déambule dans une mise en scène qui l'encourage à se projeter.

En 1964, il y a de l'ambiance chez Habitat. | london road via Flickr

Une des forces novatrices d'Habitat réside dans sa gamme de produits éclectiques, sélectionnés par Conran pour être attrayants et accessibles aux membres de toutes les classes sociales, ou presque. On y trouve des tasses à thé aux couleurs pop et à petit prix, des presse-ail aussi bien que des chaises de maîtres du design pas franchement à la portée de toutes les bourses.

Une sténographe en quête de torchons ou d'un kit à fondue peut y croiser, témoigne un membre du personnel, le Beatles George Harrison hésitant entre deux tapis. Terence Conran y vend sa propre collection Summa (qui ne trouvait pas éditeur) et joue les curateurs en proposant une pléiade de pièces ramenées d'un peu partout.

La chaise Carimate du designer Vico Magistretti, une des «Légendes du XXe siècle», rééditée par Habitat. | Austin Calhoon via Wikipédia

La clientèle privilégiée de Conran? Des jeunes professionnels «qui lisent Sartre en livre de poche» (traduire par «éduqués, curieux et au budget serré»), disait-il. Mais il ne se contente pas de choisir des gadgets et mise sur la pérennité du «beau utile». À défaut de voyager, on peut s'offrir quelques objets originaux qui feront s'extasier les amis: une cafetière italienne, une suspension en papier de riz japonais, un tapis afghan ou un wok venu d'Asie. On distribue même des brochures avec quelques recettes.

Quatre décennies après son introduction, Habitat écoulait encore plusieurs millions d'exemplaires de sa lampe japonaise chaque année. Sa fameuse brique à poulet en terracotta, dessinée par le duo Queensberry Hunt en 1968, a connu le même destin. Supprimée en 2008, elle était tellement réclamée qu'elle a rapidement opéré un retour stratégique.

Classiques d'Habitat toujours disponibles, qui ont fait leurs premiers pas en 2005, les tables d'appoint Kilo d'Elling Ekornes et Trine Haddal Hovet sont directement inspirées des gigognes créées en 1926 par l'un des maîtres du Bauhaus, Josef Albers. Son collègue Marcel Breuer n'est pas en reste, puisque Terence Conran réédite ses assises Cesca sous le nom de «Vadina» au début des années 1980.

Mais il ne s'est pas contenté de modifier notre façon de nous meubler, de cuisiner ou de recevoir: il s'est imposé dans nos chambres. À la faveur d'un séjour en Suède, il adopte l'usage de la couette et va devenir prosélyte: «J'avais trouvé ça tout à fait dans l'air du temps, sexy et décontracté. C'était formidable! Pour faire votre lit, il vous suffisait de secouer la couette deux ou trois fois.» Pour que les clients hument pleinement «l'air du temps», Habitat met en scène dans son catalogue un couple mixte sous la couette, ou un homme en train de faire le lit tandis que sa compagne se fait les ongles.

En introduisant la housse de couette, nouveauté ramenée de Suède, Conran a fait de nos couvertures en laine des reliques du passé. | Helen crook via Wikipédia

Côté décoration, la «guirlande» de métal découpé du designer Tord Boontje (2000) qui permet de façonner un lustre de fortune autour d'une simple ampoule est restée dans les mémoires comme l'une des créations les plus poétiques d'Habitat. Le résultat faisait vite oublier les multiples coupures aux doigts provoquées par son installation –vendue à plat, il fallait se battre contre le métal rigide pour l'extraire et le mettre en forme. Tord Boontje s'étonne que Garland demeure un best-seller, souvent en rupture de stock sur sa propre boutique en ligne.

À LIRE AUSSI

Le fauteuil Poäng, la pièce la plus clivante du catalogue Ikea

Le bon design, confiait Conran, «améliore votre style de vie. Il échappe au temps, résiste à l'usage et aux modes.» Il disait croire en les préceptes du Bauhaus: du design pour tous, utilitaire avant d'être beau. Pas question pour autant de faire vœu d'austérité: chez Conran, on trouvait des affiches spécialement dessinées par David Hockney.

Ou des pièces de mobilier de designers établis, rééditions de pièces-phares dont le statut iconique deviendrait plus tard indéboulonnable: dans les pages «salon» du catalogue Habitat au début des années 1970, un canapé Chesterfield tendu d'un tissu aux motifs dessinés par William Morris au XIXe siècle jouxte la Lounge Chair de cuir et de contreplaqué de Charles et Ray Eames (1956). Les rééditions de fauteuils et canapés des années 1950 de Robin Day (génial inventeur de la première assise en plastique moulé et empilable, fabriquée en masse) resteront plusieurs décennies vendues chez Habitat.

Dans les années 1990, Tom Dixon devient directeur du design de la marque. Il réunit sous l'étiquette «Living Legends» des grands du design («une bonne excuse pour aller rencontrer ces maîtres du design») Verner Panton, Achille Castiglioni, Vico Magistretti, Anna Castelli ou Pierre Paulin. Comme «ils mourraient les uns après les autres», la collection a été rebaptisée «20th Century Legends» [​«Légendes du XXe siècle»​ en français].

Brique à poulet, cafetière italienne ou wok: le Design Museum de Londres, initié par Terence Conran, explorait la révolution Habitat en 2012 dans l'exposition «The Way We Live». | Capture d'écran The Guardian via YouTube

En 1986, Habitat s'associe à British Home Stores pour créer le groupe Storehouse. Terence Conran en est un temps le PDG puis en est évincé, deux ans avant la vente d'Habitat à ICAF, groupe du fondateur d'Ikea Ingvar Kamprad. «Perdre, en 1990, mon “bébé”, a été mon plus grand regret, mais c'était le prix à payer pour m'extirper de la débâcle de Storehouse.» Il inaugure alors The Conran Shop. Habitat continue cahin-caha, mais la concurrence grandissante menace sa survie.

À l'occasion des 40 ans de la marque en 2004, Tom Dixon invite une vingtaine de célébrités à concevoir des objets pour la collection VIP («Very Important Products»). Carla Bruni dessine une balancelle, l'architecte Jean Nouvel une table «sur tréteaux, sobre et polyvalente». L'acteur Ewan McGregor revisite une chaise de réalisateur tandis que le mannequin Helena Christensen imagine une lampe-fleur au succès endurant. Le chausse-pied en forme de talon aiguille est une création du chausseur Manolo Blahnik (il est au sommet de sa gloire, la série Sex and the City vient à peine de s'achever). Le musicien (et ministre de la Culture brésilien) Gilberto Gil a l'idée d'un tabouret pour jouer de la guitare.

À LIRE AUSSI

De Sócrates à Gilberto Gil, quand football et musique s'alliaient contre la dictature au Brésil

«Je voulais que [le prince] Charles [rétif à l'avant-gardisme dans le design] dessine un pot de fleurs, mais il n'a pas voulu», s'amuse Tom Dixon. En revanche, les Daft Punk ont planché sur leur projet de table basse (qui s'illumine au rythme de la musique) avec sérieux, multipliant les réunions avec Dixon à Londres et visitant l'usine de fabrication à Milan. Éditée à 1.000 exemplaires, elle est encore très recherchée.

Si vous n'avez pas les moyens de vous l'offrir aux enchères et que vous êtes bricoleur, voici qui devrait vous consoler de la disparition d'Habitat. Et en cas de manque sévère, faites un tour en Grande-Bretagne: une quarantaine de «mini-Habitat» y sont encore ouverts.

QOSHE - Tout ce qu'on doit à Habitat, de la housse de couette aux créations signées Daft Punk - Elodie Palasse-Leroux
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Tout ce qu'on doit à Habitat, de la housse de couette aux créations signées Daft Punk

8 0
04.01.2024

Temps de lecture: 6 min

Entre Habitat et les Français, l'histoire d'amour durait depuis 1973, année de l'ouverture de la première boutique parisienne de l'enseigne. Un demi-siècle de vie commune! À l'annonce de la liquidation judiciaire d'Habitat, vous vous êtes surpris à ressentir comme un pincement au cœur? Rien que de très normal: on a tendance à oublier à quel point, grâce à la perspicacité du designer Terence Conran, la marque a su s'infiltrer dans nos vies.

De passage à Paris en 2012, avec son éternel sourire goguenard, il me racontait l'aventure Habitat: «L'étude du Bauhaus et de l'œuvre de William Morris avait modelé mon approche du design et forgé ma croyance en l'importance de rendre le design accessible à tous.» Après avoir ouvert un restaurant (la soupe y était servie dans des mugs) et dessiné des boutiques pour d'autres, Conran ouvre Habitat en 1964 à Londres.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

«Je sentais qu'il était possible de révolutionner le marché, la façon dont on vendait les choses, de créer une alternative à ces boutiques qui ne faisaient que vendre des meubles, relatait-il. Et c'est ainsi qu'a commencé l'aventure Habitat, en partie nourrie de frustration, mais aussi de cette conviction qu'il était possible de proposer au plus grand nombre une nette amélioration de leur style de vie.»

Dans les Swinging Sixties, Conran met au point la recette inédite de son «concept store»: une boutique de meubles et d'objets pour la maison propose un véritable mode de vie alternatif. Contrepied à ces boutiques au sein desquelles les «vendeurs s'ennuient tellement qu'ils se jettent des boulettes de papier au visage», il y a de l'ambiance chez Habitat. Mais aussi des fleurs fraîches dans les vases –qui sont vendus vides–, de la musique (une révolution), un personnel féminin en minijupe Mary Quant et coiffé par Vidal Sassoon. Une vingtaine d'années avant la déferlante Ikea, le client déambule dans une mise en scène qui l'encourage à se projeter.

En 1964, il y a de l'ambiance chez Habitat. | london road via Flickr

Une des forces novatrices d'Habitat réside dans sa gamme de produits éclectiques, sélectionnés par Conran pour être attrayants et accessibles aux membres de toutes les classes sociales, ou presque. On y trouve des tasses à thé aux couleurs pop et à petit prix, des presse-ail........

© Slate


Get it on Google Play