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À Buenos Aires (Argentine).

Ivre de colère, remonté comme personne contre le gouvernement actuel, un homme de 53 ans répondant au prénom de Javier est parti à la conquête de la présidence de l'Argentine. L'individu, qui se déclare «sans ami», a recueilli 7,7 millions de bulletins, soit environ 30% des votants, lors du premier tour de l'élection présidentielle du 22 octobre dernier.

En privé, Javier Milei préfère s'entourer de ses cinq chiens, qu'il considère comme ses enfants et petits-enfants. Les noms de ses animaux de compagnie, qui lui servent parfois de conseillers politiques, s'inspirent tous ou presque d'économistes: Conan (le Barbare), Milton (Friedman), Murray (Rothbard), Robert et Lucas (pour Robert E. Lucas). Le candidat d'extrême droite a depuis longtemps renié ses parents, qui le battaient quand il était enfant. Il les désigne aujourd'hui comme ses «progéniteurs» et n'hésite pas à déclarer qu'«ils n'existent plus pour [lui]».

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Depuis le début de sa campagne, il s'époumone, criant des slogans incendiaires à l'encontre de ses opposants tout en brandissant une tronçonneuse, métaphore assourdissante du grand chamboulement qu'il est censé imposer à la société argentine une fois devenu président de la République. Ce «Trump de la pampa», comme certains médias le désignent, a attiré l'attention du présentateur et humoriste britannique John Oliver, qui lui a dédié une formule: «Milei is a lot».

Le 19 novembre, Javier Milei, économiste libertarien, doit affronter le ministre de l'Économie du gouvernement péroniste sortant, Sergio Massa, à l'occasion du second tour de l'élection présidentielle argentine. La perspective d'une éventuelle victoire de cet outsider, actuellement député de La liberté avance (LLA, La Libertad Avanza), inquiète bon nombre d'Argentins, qui préfèreraient l'envoyer chez le psy plutôt qu'à la Casa Rosada (la Maison rose), le palais présidentiel logé en plein cœur de Buenos Aires.

Sur les chaînes nationales, de nombreuses émissions politiques cherchent à analyser la personnalité du candidat Milei. La chaîne Canal 5 Noticias (C5N), proche du péronisme, est même devenue spécialiste de ces analyses à tendance psychologisante. «Comportements hyperémotifs, dramatiques, impulsifs, instables, [...] incontinence de la parole, agressif, violent, misogyne, hostile, liste, inquiet, le présentateur Adrian Salonia en s'appuyant sur l'article d'un psychiatre espagnol. Pour moi, [Javier Milei] outrepasse, de par sa personnalité, toutes les limites fixées par la cohabitation démocratique.»

Le psychologue interviewé par la chaîne, Pablo Melicchio, se montre plus prudent. Il évoque le code éthique de la profession, qui l'empêche d'émettre un quelconque diagnostic au sujet d'une personne qui n'est pas un patient. Rappelons par ailleurs que le secret professionnel empêche tout psychologue d'en partager un publiquement. Pablo Melicchio, professeur de psychologie à l'université de Buenos Aires (UBA), invite donc à «ne pas se focaliser sur l'aspect lié à la santé mentale du candidat» et à se concentrer sur le «personnage et non sur la personne».

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Si la plupart des psychologues préfèrent ne pas se mouiller, de nombreux observateurs se montrent plus libres. Une graphologue a récemment partagé, toujours sur C5N, ses analyses du tempérament du candidat au regard de sa façon d'écrire. Bilan: il serait «spéculateur», «bon vendeur», «extrêmement intelligent, mais pas naturel dans son contact avec les autres».

«Le surnom d'“El Loco” [“Le fou”, ndlr], ce n'est pas moi qui le lui donne, mais ses camarades de l'école Cardenal Copello», précise quant à lui le journaliste Juan Luis González, auteur de la biographie du candidat intitulée El Loco. Aujourd'hui surnommé «Le lion» par ses fidèles, Javier Milei a longtemps été étiqueté «El Loco», ses nombreuses interventions à la télé ayant forgé sa réputation d'hyper-polémiste et son personnage médiatique tonitruant.

Être gouvernée par une telle personnalité serait un comble pour l'Argentine, l'un des bastions psys à l'échelle mondiale. Buenos Aires est considérée comme la ville qui abrite la plus grande concentration de psys par habitant (1 pour 120), devant New York et Paris. Le recours aux professionnels de la santé mentale, en particulier aux psychologues et psychanalystes, y est massif, populaire, transversal et non tabou.

On en parle entre amis, aux repas de famille et à la télé, au point que le langage et la culture populaires sont empreints de références à la psychanalyse. Les lycéens étudient les bases de la psychologie. Jacques Lacan, qui n'a jamais foulé le sol argentin, fait figure de héros pour la plupart des praticiens. Son plus fidèle disciple, Jacques-Alain Miller, est une star dans les milieux intellectuels portègnes.

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Dans ce contexte, il semble logique que Javier Milei fasse couler autant d'encre. Mais s'il est sans doute l'homme politique qui sème le plus le doute dans l'esprit des Argentins de par son caractère disruptif, il n'est pas le premier à s'allonger, bon gré mal gré, sur le divan médiatique. En août 2016, le président d'alors, Mauricio Macri (2015-2019) –qui vient de donner son soutien à Javier Milei–, s'était ainsi vanté publiquement de suivre une thérapie depuis vingt-cinq ans.

Parler de cette démarche introspective devait le rendre plus humain et plus proche de l'Argentin moyen, encore influencé par la norme des années 1960. À cette époque, considérée comme l'âge d'or de la psychanalyse de Buenos Aires à Paris, tel qu'on peut le lire dans «Cuéntame tu vida - Una biografía colectiva del psicoanálisis argentino», du sociologue Jorge Balán, «s'analyser n'était pas quelque chose que les gens faisaient par crainte de la folie, c'était perçu comme un signe de bonne santé et de maturité, une coutume bien vue que personne n'aurait pensé à occulter auprès de sa famille et de ses amis».

En octobre 2015, le célèbre présentateur de télévision Nelson Castro, par ailleurs neurologue, n'avait pas hésité à évoquer «le comportement pathologique» de la présidente péroniste Cristina Fernández de Kirchner
(2007-2015). «Oui, elle est bipolaire, ce n'est pas moi qui le dis, c'est son médecin», déclarait ce journaliste, connu pour ses positions antipéronistes.

Selon María Lucrecia Rovaletti, professeure émérite de la faculté de psychologie de l'UBA, spécialiste de l'éthique et des droits humains, pour esquisser les causes du succès de Javier Milei, «il faut chercher du côté du phénomène psychosocial et pas seulement psychologique». «Le personnage de Javier Milei me fait penser à Bin Kimura, qui a théorisé le rapport entre l'humeur et la fête. Selon lui, lorsque la fête est terminée, vous pouvez tomber dans une grande dépression. Certains le surnomment déjà “Le cachetonné”!»

«Jamais l'Argentine n'avait accordé autant d'attention au degré de maturité d'un candidat à la plus haute fonction, poursuit María Lucrecia Rovaletti. Il y a même eu des demandes au tribunal pour un diagnostic psy, qui ont finalement été rejetées parce que cela n'est pas prévu par le code électoral.» Alors, faut-il soumettre les politiques à des tests psychologiques? Cette année, pour la première fois, la question a été débattue dans le pays.

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Le candidat Sergio Massa (Union pour la patrie), anticipant son duel face à Javier Milei, proposait déjà l'imposition de tests psychologiques et physiques le 11 octobre, avant le premier tour de la présidentielle. Javier Milei s'est dit prêt à relever «ce beau défi» et s'est défendu, dans une interview sur Radio Continental, relayée par le quotidien Clarín. «On me disqualifie parce que je pense différemment, parce que je n'adhère pas à l'agenda 2030, ni au marxisme culturel, ni au politiquement correct et parce que je respecte les mathématiques et la logique», affirmait-il.

D'autres rappellent que Javier Milei a déjà dû se soumettre à un test psychologique en marge d'une plainte émise contre lui par une journaliste qu'il avait verbalement agressée. C'était en 2018, dans la ville de San José de Metán (province de Salta). Dans son rapport, qui ne vaut pas pour une expertise à proprement parler, le psychologue sollicité dans cette affaire affirmait que la réaction de l'homme politique relevait du fait «purement sporadique».

Parmi les inspirations de Javier Milei figurent deux dirigeants dont les supposés troubles du comportement ont, eux aussi, interpellé l'opinion publique: les anciens présidents états-unien, Donald Trump, et brésilien, Jair Bolsonaro. Alors, comment faire la différence entre une campagne de la peur, orchestrée par des intérêts idéologiques, et une authentique préoccupation citoyenne? Faut-il invoquer la folie dès qu'un candidat nous paraît trop irrationnel et discréditer par là ses votants, en bloc?

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Le podcast Ça tourne pas rondFaut-il écouter l'avis des psychanalystes dans les débats sociaux?

Un article publié sur The Conversation le 8 juin 2022 propose plusieurs hypothèses autour du cas de Vladimir Poutine. «“Folie”, “paranoïa”, “hystérie patriotique”. [...] L'usage de ces termes pour qualifier le président russe a tôt fait d'être contesté: cela reviendrait à psychiatriser la question ou, au moins, à la psychologiser, et le recours à ce champ de compréhension ne serait ici pas légitime», introduit l'autrice, Marion Bourbon, docteure en philosophie. «C'est pourtant pour de mauvaises raisons qu'on lui dénie toute pertinence, comme si la moindre référence à la dimension psychique ne pouvait que nous reconduire à une psychologisation douteuse qui n'aboutirait in fine qu'à déshistoriciser et à dépolitiser la question.»

S'il y a bien un moment où les Argentins auraient tort de «dépolitiser» le débat, c'est à la veille du second tour de leur présidentielle. Concluons, avec le psychologue Pablo Melicchio, que nous avons affaire à des «personnages» politiques à juger comme des acteurs montés sur scène, et non comme des particuliers étendus sur un divan.

QOSHE - L'Argentine se passionne pour la santé mentale de Javier Milei, candidat à la présidentielle - Fabien Palem
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L'Argentine se passionne pour la santé mentale de Javier Milei, candidat à la présidentielle

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14.11.2023

Temps de lecture: 6 min

À Buenos Aires (Argentine).

Ivre de colère, remonté comme personne contre le gouvernement actuel, un homme de 53 ans répondant au prénom de Javier est parti à la conquête de la présidence de l'Argentine. L'individu, qui se déclare «sans ami», a recueilli 7,7 millions de bulletins, soit environ 30% des votants, lors du premier tour de l'élection présidentielle du 22 octobre dernier.

En privé, Javier Milei préfère s'entourer de ses cinq chiens, qu'il considère comme ses enfants et petits-enfants. Les noms de ses animaux de compagnie, qui lui servent parfois de conseillers politiques, s'inspirent tous ou presque d'économistes: Conan (le Barbare), Milton (Friedman), Murray (Rothbard), Robert et Lucas (pour Robert E. Lucas). Le candidat d'extrême droite a depuis longtemps renié ses parents, qui le battaient quand il était enfant. Il les désigne aujourd'hui comme ses «progéniteurs» et n'hésite pas à déclarer qu'«ils n'existent plus pour [lui]».

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Depuis le début de sa campagne, il s'époumone, criant des slogans incendiaires à l'encontre de ses opposants tout en brandissant une tronçonneuse, métaphore assourdissante du grand chamboulement qu'il est censé imposer à la société argentine une fois devenu président de la République. Ce «Trump de la pampa», comme certains médias le désignent, a attiré l'attention du présentateur et humoriste britannique John Oliver, qui lui a dédié une formule: «Milei is a lot».

Le 19 novembre, Javier Milei, économiste libertarien, doit affronter le ministre de l'Économie du gouvernement péroniste sortant, Sergio Massa, à l'occasion du second tour de l'élection présidentielle argentine. La perspective d'une éventuelle victoire de cet outsider, actuellement député de La liberté avance (LLA, La Libertad Avanza), inquiète bon nombre d'Argentins, qui préfèreraient l'envoyer chez le psy plutôt qu'à la Casa Rosada (la Maison rose), le palais présidentiel logé en plein cœur de Buenos Aires.

Sur les chaînes nationales, de nombreuses émissions politiques cherchent à analyser la personnalité du candidat Milei. La chaîne Canal 5 Noticias (C5N), proche du péronisme, est même devenue spécialiste de ces analyses à tendance psychologisante. «Comportements hyperémotifs, dramatiques, impulsifs, instables, [...] incontinence de la parole, agressif, violent, misogyne, hostile, liste, inquiet, le présentateur Adrian Salonia en s'appuyant sur l'article d'un psychiatre espagnol. Pour moi, [Javier Milei]........

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