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Dans un article de Philip Zelikow publié le 12 décembre 2023 sur le site de Foreign Affairs, intitulé «The Atrophy of American Statecraft» («L'atrophie de la politique américaine» en français), on peut lire que si les États-Unis ont du mal à gérer tous les problèmes du monde, c'est parce que leur gouvernement a perdu «l'ampleur ou la profondeur de [ses] compétences» et les «capacités et le savoir-faire» qu'il possédait autrefois.

Philip Zelikow n'a sans doute pas tout à fait tort. Les diplomates d'aujourd'hui, aussi rusés et talentueux que soient nombre d'entre eux, ne pourraient honnêtement se réclamer du diplomate George Kennan, du général George Marshall, du secrétaire d'État Dean Acheson ou des autres mandarins à qui l'on doit les structures et les politiques qui permirent à l'Occident de demeurer libre et prospère dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.

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Nous vivons «une période de crise intense» écrit Philip Zelikow, lui-même ancien haut fonctionnaire et historien de la diplomatie. Ces crises incluent une guerre d'ampleur en Europe, des menaces de conflits dans tout l'est asiatique, la guerre et des turbulences au Moyen-Orient, des relations hostiles avec la Russie et avec la Chine ainsi qu'avec la Corée du Nord et l'Iran; des démocraties sur le déclin et de nouvelles menaces ou incertitudes dues au changement climatique, aux pandémies et à l'intelligence artificielle.

Or, cette longue liste de difficultés, que Philip Zelikow énumère dans le premier paragraphe de son article, sape sa thèse. En effet, il est permis de douter que des réincarnations de George Kennan ou de George Marshall (une fois informées de façon exhaustives du vaste éventail de problèmes auxquels les États-Unis sont confrontés) se montrent beaucoup plus aptes à les surmonter que les stratèges et tacticiens actuels.

D'une certaine manière, pour les pionniers de la Guerre froide, tout était plus simple. Les États-Unis sortaient de la Seconde Guerre mondiale dotés du monopole de l'arme nucléaire, de la moitié du PIB mondial, de la plus grande partie de ses réserves de devises et (avec le retour de ses soldats) des fondations nécessaires à une monumentale explosion économique, tandis que le reste du monde gisait encore dans les décombres de la guerre.

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Certes, ces pionniers devisèrent d'une politique d'endiguement d'une Union soviétique expansionniste sans provoquer une autre guerre majeure. Avec le plan Marshall (1948-1951), ils comprirent que dépenser des milliards pour reconstruire l'Europe et l'Asie créerait des marchés pour les produits américains et rejaillirait par conséquent sur le bien-être économique des États-Unis. Ils créèrent un système financier international qui contribuerait à faire du monde un lieu où la démocratie (et le capitalisme) pourraient s'épanouir en toute sécurité.

Rien de tout cela ne doit être minimisé. Mais la structure de la politique internationale, le découpage du monde en deux sphères, l'une dirigée par les États-Unis et l'autre par l'URSS, sans grande puissance entre les deux, facilitèrent largement la tâche de Washington lorsque vint le moment d'imposer sa volonté, en tout cas à l'intérieur de sa propre sphère. Et la structure de la politique intérieure –un large consensus en matière de politique étrangère, ancré dans un Congrès fortement démocrate fidèle au programme internationaliste d'un président également démocrate– permit à Washington de le faire sans se voir trop opposer de résistance à domicile.

Ce furent les changements de ces structures qui déclenchèrent certaines des crises actuelles et qui les rendent bien plus compliquées à gérer, tant pour les États-Unis que pour toute autre puissance individuelle.

Ces changements ont commencé (et ont évolué ou se sont transmis depuis) il y a trente ans, avec la fin de la Guerre froide (1991). Celle-ci fut, sous bien des aspects, une période épouvantable, mais elle incarnait aussi un système de sécurité international –système qui travaillait au bénéfice des deux «superpuissances». Tant que la menace soviétique pesait, Washington pouvait persuader ou forcer ses alliés, voire certains pays neutres, à suivre les politiques américaines, même lorsqu'elles ne servaient pas leurs intérêts. Lorsque l'Union soviétique a implosé, cette menace latente a également disparu et ces pays, dont certains s'alignaient généralement avec les intérêts américains, ont pu agir à leur guise, quand bon leur semblait.

Par exemple, en 1971, le président égyptien Anouar el-Sadate décida de mettre un terme à sa relation politico-militaire avec l'Union soviétique. En tant que dirigeant d'une puissance moyenne régionale sur un continent regorgeant de rivalités et de conflits par procuration, il se tourna vers les États-Unis et se mit à leur acheter des armes pour ses arsenaux et à envoyer ses officiers dans ses académies militaires, bref, à se transformer en allié des Américains. Il n'avait guère le choix: compte tenu de la structure du monde, la démarche garantissant sa sécurité consistait à s'aligner avec une des deux superpuissances; quittant la sphère soviétique, il ne lui restait qu'à rejoindre l'américaine.

Aujourd'hui le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi achète des armes non seulement aux États-Unis, mais aussi à la France, à l'Allemagne, à l'Italie et même à la Russie.

Illustration plus frappante de la complexité du monde, le minuscule émirat du Qatar a été déclaré «allié majeur non membre de l'OTAN» des États-Unis; il abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient, plateforme d'opérations dans toute la région dont il a, en toute discrétion, ces derniers jours, signé un accord d'extension du bail valable pour dix années supplémentaires. Pourtant son dirigeant, l'émir Tamim ben Hamad al-Thani, est également un allié majeur et un des principaux bailleurs de fonds du Hamas, l'organisation terroriste qu'Israël est en train d'essayer d'éradiquer dans la bande de Gaza, principalement avec des armes fournies par les États-Unis.

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La Turquie est membre de l'OTAN, mais elle commerce aussi largement avec la Russie, à qui elle achète des systèmes de défense antiaériens avancés. La Hongrie fait partie de l'Union européenne (UE) mais elle est quasiment alliée avec Moscou et a bloqué les démarches de l'UE visant à accroître l'aide envoyée à l'Ukraine. De nombreux pays du «Sud global» (qu'on qualifiait autrefois de «pays moins développés» ou faisant partie du «tiers-monde») choisissent leur camp et leurs antagonismes en fonction de leurs propres intérêts (ou de leur absence d'intérêt) dans les affaires en cours et, dans de nombreux cas, s'alignent sur les États-Unis concernant certains sujets et sur la Russie ou la Chine pour d'autres.

La politique intérieure américaine est également tendue. À l'âge d'or qu'évoque Philip Zelikow, les deux principaux partis politiques des États-Unis étaient gérés du haut vers le bas. Les dirigeants des formations politiques sélectionnaient et finançaient les candidats. Ce n'est que dans les années 1970 que les primaires populaires ont commencé à garantir l'engagement partisan d'une majorité des délégués (élus dans les États) pour les conventions présidentielles (qui nomment le candidat de chaque parti). En conséquence, les présidents jouissaient d'une influence considérable sur les législateurs de leurs partis. Ces dernières décennies, les partis ont perdu une grande part de leur pouvoir au bénéfice de comités d'action politique et d'insurgés populistes.

Le président américain actuel, Joe Biden, qui comprend plus finement la politique du Congrès qu'aucun autre occupant de la Maison-Blanche depuis Lyndon B. Johnson (1963-1969), a bien du mal à faire voter une aide de 60 milliards de dollars (54,6 milliards d'euros) à l'Ukraine, pourtant approuvée par une majorité d'Américains et de législateurs (majorité en baisse certes, mais majorité quand même). Et ce, parce que ses opposants républicains conditionnent l'octroi de cette enveloppe au vote d'un projet de loi du Sénat fermant la frontière entre les États-Unis et le Mexique de manière si étanche que lorsqu'il a été présenté à la Chambre des représentants au printemps dernier, pas un seul Démocrate n'a voté pour (il a été voté avec un soutien républicain unanime, mais en sachant pertinemment que le Sénat le retoquerait).

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En d'autres termes, les États-Unis ont du mal à avoir gain de cause dans le monde ou à gérer les problèmes internationaux de manière efficace, non pas parce que leurs représentants sont dépourvus des compétences idoines, mais parce que les problèmes auxquels ils font face sont terriblement difficiles à résoudre. Les États-Unis ont moins d'influence parce que le monde est moins susceptible de se laisser influencer par un seul et unique pays –et parce que même lorsqu'un président trouve le moyen de régler un problème, il est trop facile pour le Congrès de lui mettre des bâtons dans les roues.

En fait, en matière de pure compétence de résolution des problèmes, de «savoir-faire» comme le formule Philip Zelikow, les représentants américains sont, sous bien des angles, plus aptes et disposent d'outils plus efficaces que leurs prédécesseurs. Le développement des capacités administratives a conduit à une augmentation du nombre de spécialistes, notamment dans les domaines techniques (économistes, experts de l'environnement, équipes médicales), qui gèrent, de fait, les complexités du commerce, des questions énergétiques, du changement climatique et des pandémies bien plus habilement que quiconque en aurait été capable il y a cinquante ans. Les effets de leurs efforts dépendent souvent des politiques nationale et internationale –et c'est là que nous retombons sur les transformations structurelles de la période post-Guerre froide.

Soit dit en passant, l'ère d'habileté politique de la Guerre froide ne fut pas non plus uniformément glorieuse. Avant de se laisser submerger par la nostalgie, cela vaut le coup de se rappeler des catastrophes stratégiques que furent la guerre du Vietnam (1955-1975), les bombardements secrets du Cambodge en 1969, le débarquement de la baie des Cochons (1961), les coups d'État dirigés par la CIA en Iran en 1953 et au Chili en 1973, et toute une flopée de perquisitions illégales qui, au bout du compte, ont plus nui aux États-Unis qu'autre chose.

Philip Zelikow conclut son article ainsi: «Le talent opérationnel manifesté par les législateurs occidentaux du XXe siècle n'était pas inscrit dans leurs gènes. C'était la somme d'une expérience durement acquise et d'une certaine culture qui raffermissait un professionnalisme pragmatique et incluait des habitudes de coopération nouvelles et ardues avec des partenaires internationaux. Il n'y a qu'un seul moyen de retrouver ces compétences: les pratiquer à nouveau.» Si seulement c'était aussi simple.

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Les États-Unis ne doivent pas tomber dans la nostalgie de la Guerre froide

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09.01.2024

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Dans un article de Philip Zelikow publié le 12 décembre 2023 sur le site de Foreign Affairs, intitulé «The Atrophy of American Statecraft» («L'atrophie de la politique américaine» en français), on peut lire que si les États-Unis ont du mal à gérer tous les problèmes du monde, c'est parce que leur gouvernement a perdu «l'ampleur ou la profondeur de [ses] compétences» et les «capacités et le savoir-faire» qu'il possédait autrefois.

Philip Zelikow n'a sans doute pas tout à fait tort. Les diplomates d'aujourd'hui, aussi rusés et talentueux que soient nombre d'entre eux, ne pourraient honnêtement se réclamer du diplomate George Kennan, du général George Marshall, du secrétaire d'État Dean Acheson ou des autres mandarins à qui l'on doit les structures et les politiques qui permirent à l'Occident de demeurer libre et prospère dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.

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Nous vivons «une période de crise intense» écrit Philip Zelikow, lui-même ancien haut fonctionnaire et historien de la diplomatie. Ces crises incluent une guerre d'ampleur en Europe, des menaces de conflits dans tout l'est asiatique, la guerre et des turbulences au Moyen-Orient, des relations hostiles avec la Russie et avec la Chine ainsi qu'avec la Corée du Nord et l'Iran; des démocraties sur le déclin et de nouvelles menaces ou incertitudes dues au changement climatique, aux pandémies et à l'intelligence artificielle.

Or, cette longue liste de difficultés, que Philip Zelikow énumère dans le premier paragraphe de son article, sape sa thèse. En effet, il est permis de douter que des réincarnations de George Kennan ou de George Marshall (une fois informées de façon exhaustives du vaste éventail de problèmes auxquels les États-Unis sont confrontés) se montrent beaucoup plus aptes à les surmonter que les stratèges et tacticiens actuels.

D'une certaine manière, pour les pionniers de la Guerre froide, tout était plus simple. Les États-Unis sortaient de la Seconde Guerre mondiale dotés du monopole de l'arme nucléaire, de la moitié du PIB mondial, de la plus grande partie de ses réserves de devises et (avec le retour de ses soldats) des fondations nécessaires à une monumentale explosion économique, tandis que le reste du monde gisait encore dans les décombres de la guerre.

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