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La mort de Jacques Delors, ce mercredi 27 décembre à l'âge de 98 ans, marque la fin d'une époque. Quoique fortement ébranlée, l'idéologie européenne survit et avec elle le mythe des grands Européens. Unanimes, les réactions ont fait référence à l'honnêteté de Jacques Delors. Il y a deux aspects qu'on doit développer: le premier est son appartenance au monde de l'Action catholique et du syndicalisme chrétien, le second est la réalité de sa méthode pour «faire l'Europe».

Esprit libre avant tout et quoi qu'on en dise, Jacques Delors prit position en juin 2000, lors d'un colloque au Conseil économique et social, contre le principe d'une Constitution européenne et même contre celui d'une Charte des droits fondamentaux, percevant en elles un élément d'enlisement pour l'intégration européenne.

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Toute sa vie, Jacques Delors a conservé la culture de l'Action catholique. Celle-ci, imprégnée de la doctrine sociale de l'Église, a irrigué nombre de mouvements: l'Action catholique ouvrière, l'Action catholique des indépendants, la Jeunesse agricole catholique, etc. En leur sein, c'est la culture du dialogue et du consensus qui domine, on ne s'en remet à aucun chef charismatique et on poursuit collectivement des objectifs visant à donner, par enfouissement dans la société, un destin plus conforme à l'esprit évangélique.

Acculturé au monde syndical puis à la marche de l'État, Jacques Delors a toujours conservé cette façon de voir le monde et l'action collective. Dans les congrès du Parti socialiste (PS), nul ne se souvient l'avoir vu participer à quelque manœuvre retorse ou à des actions empreintes de mensonge ou de simple violence symbolique.

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Arrivé à la fin des années 1970, alors que le PS affirme un verbalisme socialiste, Jacques Delors perçoit que le consensus social-démocrate d'après-guerre s'effiloche progressivement. Car il était avant tout un social-démocrate, pas seulement au sens où l'on entend la disposition des courants du PS, mais au sens de la conception hégémonique du fonctionnement de l'économie. Jacques Delors fut collaborateur du gaulliste Jacques Chaban-Delmas, social-démocrate avéré.

Le politologue américain Andrew Moravcsik a apporté une contribution majeure aux études européennes en relativisant notamment le rôle joué par Jean Monnet et par... Jacques Delors. Acteur oui, mais dans une mesure nettement inférieure à ce que nous aimerions tous croire. Jean-Pierre Chevènement, qui clame que «nul ne saura jamais surestimer le rôle de Jacques Delors», poursuit une vision elle aussi assez idéologique des choses, celle qu'il n'a cessé d'affirmer concernant Jean Monnet.

Si elle ne tient pas l'épreuve de l'analyse, elle a permis de mobiliser ses troupes en négatif des soutiens de Jacques Delors. Professeure à l'université de Loughborough (Angleterre) et l'une des meilleures spécialistes de l'action européenne de Jacques Delors, Helen Drake a également travaillé, à travers celui-ci, à penser ce qu'est un leadership européen, très différent des formes de leaderships nationaux que nous connaissons.

L'intergouvernementalisme libéral postule in fine que les États, pour sécuriser leurs accords, ont besoin d'institutions. Par sa culture du dialogue et du consensus entre acteurs, Jacques Delors était, à la tête de la Commission européenne (il en fut le président de 1985 à 1995), le «secrétaire en chef» d'une mécanique «d'intégration négative».

En effet, ce sont les préférences nationales, inspirées par une perception des enjeux géopolitiques, qui sont le premier étage de l'édifice de l'intégration. Les relations asymétriques entre États, la possession de l'information et l'angle de présentation choisi par les entrepreneurs supranationaux en sont le second, parachevé par la sécurisation de l'accord par le biais de la Commission européenne.

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Si l'on suit l'approche intergouvernementaliste libérale développée par Andrew Moravcsik, et dans une large mesure par Stanley Hoffmann[1] pour ce qui est de la France des années 1960 et de son rapport à l'intégration européenne, on peut sans aucun doute affirmer que l'Europe communautaire est le produit de préférences nationales, elles-mêmes produites par des «processus politiques internes»[2].

Ainsi, l'Europe serait le produit non pas d'un processus d'intégration fédérale, mais d'une suite de décisions d'essence stato-nationale tendant à la réalisation progressive d'un marché intégrée à l'échelle de l'Europe communautaire et dont les visées ultimes ne seraient pas expressément fédérales.

Par sa culture politique, Jacques Delors fut un acteur majeur de ces accords et de la construction européenne que l'on connaît aujourd'hui, mais nullement l'initiateur «visionnaire» que la doxa présente. Malgré la posture héroïsante qu'on lui a fait endosser pour les besoins de la propagande pro-intégration, tout porte à croire qu'il n'en était pas dupe. Sa contribution à l'Acte unique européen (1987) a été marquée par cette logique. Social-démocrate convaincu, prenant de face les vents «thatchériens», Jacques Delors crut bon, pour relancer l'intégration européenne, d'emprunter les recettes de «l'intégration négative» (Fritz Scharpf).

Centrale au cœur de l'analyse du politologue allemand Fritz Scharpf, l'idée de la nécessité pour le processus d'intégration communautaire de se légitimer apparaît comme directement corrélée à celle de la prédominance du «droit de la concurrence» dans ce processus. L'idée de Fritz Scharpf, selon laquelle la «constitutionnalisation» du droit de la concurrence a directement produit une «intégration négative», permet d'avancer dans l'état des lieux que l'on peut faire du rapport qu'entretient l'Europe communautaire avec les États.

Le processus est essentiellement d'ordre économique et a visé pendant plusieurs décennies à l'édification d'un marché unique à l'échelle du continent... Dans le cadre défini par Fritz Scharpf, l'intégration négative est une politique «d'institution de marchés» («market-making»), dont les maîtres d'œuvre ont été essentiellement la Commission européenne et la Cour de justice de l'Union européenne (ancienne Cour de justice des Communautés européennes).

On pourra objecter, à l'instar d'Andrew Moravcsik, que ce sont essentiellement les gouvernements des États-nations qui ont développé des préférences allant dans le sens de cette intégration négative. Néanmoins, «l'ensemble extrêmement puissant d'instruments juridiques», qui a été l'œuvre des services de la Commission et des différentes interprétations de la Cour de justice de l'UE, a bien permis d'intervenir dans le cadre des politiques menées au sein des États-nations, et donc d'exercer une contrainte sur des acteurs qui ne l'avaient peut-être pas prévu en développant leurs préférences pour un marché unique et la nécessité d'une intégration négative.

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À partir des années 1990, Jacques Delors s'efforce lui-même de donner une nouvelle définition à ce qu'il avait précédemment défini comme un «objet politique non identifié», en utilisant le terme de «fédération d'États-nations». Sans doute fallait-il y voir une marque de «la foi de Jacques Delors dans le “sauvetage”, toujours présent, de l'État-nation par la construction européenne», une foi qui se serait «peut-être aiguisée après l'expérience de Maastricht» (Helen Drake).

D'autres, à l'instar de Simon Hix, de Jean-Louis Quermonne ou de Paul Magnette, ont tenté de donner une définition à ce concept de «fédération d'États» ou «d'États-nations». Il est vrai que la question semble alors devenue un «besoin» crucial dans le champ politique.

Unité et indépendance d'un homme, le parcours de Jacques Delors mérite qu'on l'étudie encore longtemps. Il demeure un exemple d'engagement au regard de l'état actuel de notre vie politique.

1 — Stanley Hoffmann, Obstinate or Obsolete ? The Fate of the Nation-State and The Case of Western Europe, Daedalus 95(3), 1966, p. 862-915. Retourner à l'article

2 — René Schwok, Théories de l'intégration européenne, collection Clefs politique, Montchrestien, 2005, p. 82. Retourner à l'article

QOSHE - Jacques Delors: la foi, l'honnêteté et les mirages - Gaël Brustier
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Jacques Delors: la foi, l'honnêteté et les mirages

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29.12.2023

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La mort de Jacques Delors, ce mercredi 27 décembre à l'âge de 98 ans, marque la fin d'une époque. Quoique fortement ébranlée, l'idéologie européenne survit et avec elle le mythe des grands Européens. Unanimes, les réactions ont fait référence à l'honnêteté de Jacques Delors. Il y a deux aspects qu'on doit développer: le premier est son appartenance au monde de l'Action catholique et du syndicalisme chrétien, le second est la réalité de sa méthode pour «faire l'Europe».

Esprit libre avant tout et quoi qu'on en dise, Jacques Delors prit position en juin 2000, lors d'un colloque au Conseil économique et social, contre le principe d'une Constitution européenne et même contre celui d'une Charte des droits fondamentaux, percevant en elles un élément d'enlisement pour l'intégration européenne.

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Acculturé au monde syndical puis à la marche de l'État, Jacques Delors a toujours conservé cette façon de voir le monde et l'action collective. Dans les congrès du Parti socialiste (PS), nul ne se souvient l'avoir vu participer à quelque manœuvre retorse ou à des actions empreintes de mensonge ou de simple violence symbolique.

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