Temps de lecture: 4 min

Pendant quatre ans (2016-2019), Wang Bing s'est régulièrement installé aux côtés de jeunes ouvriers et ouvrières de l'industrie textile chinoise, qui triment entre douze et quatorze heures par jour. Venus de la campagne, ils sont logés en dortoirs dans le même bâtiment que leur lieu de travail, dans la ville de Huzhou (province du Zhejiang, à environ 150 kilomètres à l'ouest de Shanghai), où sont concentrés des milliers de petits ateliers de confection textile.

Vivant littéralement les uns sur les autres, ces jeunes gens subissent une promiscuité propice à de multiples formes de séductions, conflits, jeux, solidarités, affrontements. Ils et elles ont entre 16 et 30 ans, viennent souvent des mêmes villages, trimballent des histoires compliquées d'obligations familiales, de perspectives plus ou moins voulues de mariage, d'enfant laissé au pays. Deux appareils organisent leur existence: la machine à coudre pour le travail et le téléphone portable pour tout le reste.

Le film reprend ainsi et déploie considérablement l'approche d'un des précédents films de son auteur, le déjà très remarquable Argent amer (2017). Mais c'est pour ouvrir sur de bien plus vastes horizons.

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Dans ces vies plus que précaires que documente soigneusement Jeunesse (Le Printemps), il s'agit sans cesse de négocier. Négocier les tarifs horaires et le nombre de pièces à produire avec le patron, négocier les manières de se comporter au travail ou dans les espaces communs avec les collègues, y compris les relations amoureuses, de la drague de collégiens aux projets de mariage.

Négociations, caresses, coups, farces et, interminablement, labeur, labeur, labeur, dans le bruit doublement assourdissant des machines et de la radio à fond débitant des chansons sentimentales.

Le parti pris de suivre sans relâche les mêmes personnes, des situations apparemment similaires, un quotidien où rien de spectaculaire n'adviendra, construit peu à peu cette intelligence fine, sensible, d'un immense théâtre du réel, aux ramifications innombrables.

Un moment de jeu volé au temps de l'atelier, trace de la vitalité de jeunes gens aux parcours similaires, mais pas uniformes. | Les Acacias

Affichant d'emblée sa présence, Wang Bing capte ainsi un vaste éventail de rapports au monde qui sait, du même élan, rendre compte de conditions de travail et de vie extrêmes (celles-là mêmes qui contribuent à l'aisance de nos sociétés) de millions de personnes et des rapports à l'existence autrement nuancés que ce qu'un regard simplificateur et bien-pensant suggérerait.

Oui, ces jeunes gens sont exploités, par des patrons qui eux-mêmes ne roulent pas sur l'or. Mais ils sont aussi habités par une énergie, par un pari sur la possibilité de transformer leur vie et celle de leurs proches, que misérabilisme et exotisme rendraient incompréhensibles.

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C'est l'une des vertus du cinéma de Wang Bing de donner accès à des réalités qui ne se résument pas en une formule ou en un constat généralisant. Mais surtout, il y a là une relation aux autres d'une singulière générosité et d'une grande fécondité.

La puissance de la durée longue et de la manière de filmer du cinéaste permet en effet d'échapper à l'alternative habituelle qui limite non seulement la plupart des documentaires, mais le cinéma de fiction aussi bien, tout comme les représentations par les médias.

Le téléphone portable, seul lien avec le monde extérieur. | Les Acacias

D'ordinaire, celles et ceux qui sont montrés deviennent une masse indistincte, perdent leur singularité au profit d'une catégorisation sociologique, par exemple «les jeunes travailleurs migrants chinois».

Ou alors le film, c'est-à-dire le réalisateur (et le scénariste en cas de fiction, a fortiori si on recourt à des acteurs connus, ou le journaliste) élisent un ou deux cas «exemplaires», les héros de l'histoire. Mais qui est exemplaire d'une situation collective? Au nom de quels critères?

Avec un sens du cadre et de la distance impressionnant pour des scènes saisies sur le vif, les documentaires au long cours que réalise souvent –pas toujours– Wang Bing depuis À l'ouest des rails (2002) travaillent les effets de la durée des plans et ceux de leurs mouvements.

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Cette durée et ces mouvements accompagnent des personnes qui relèvent d'une condition sociale particulière (comme tout le monde), mais la manière de les filmer permet de ne pas les réduire à cette condition sociale, sans du tout la faire disparaître ou la réduire à un contexte.

Le cinéaste leur consacre une attention dont la longueur du film est non seulement la trace, mais la condition. D'ailleurs, Jeunesse (Le Printemps) n'est que le premier volet de ce qui est appelé à devenir un triptyque.

Une vie de promiscuité et de labeur aux seules lumières du néon. | Les Acacias

Une telle approche tire partie des ressources propres au cinéma: la durée et le montage, mais aussi la présence physique, la captation d'indices mineurs, de silences, de petits gestes éventuellement involontaires, le rôle des lumières, des environnements, des volumes sonores ambiants...

Elle rendrait justice partout dans le monde au fait que nul n'est –et ne devrait être– réductible à une catégorie, et que nul n'est un être détaché de ses appartenances et de ses conditions d'existence.

En Chine, où les processus de massification comme la compétition individuelle atteignent des intensités extrêmes, les choix de mise en scène de Wang Bing prennent non seulement une valeur descriptive exceptionnelle, mais une puissance critique d'une admirable justesse, d'autant plus que le film ne comporte aucun discours surplombant.

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Il y avait du courage de la part du Festival de Cannes 2023 d'avoir présenté en compétition officielle ce documentaire chinois de trois heures et demi. Courage ô combien justifié en ce qu'il offre une rencontre passionnante, de plus en plus passionnante, riche et diverse à mesure que se déroule le film, en même temps qu'il contribue à la reconnaissance d'un des grands cinéastes du XXIe siècle.

Cette reconnaissance ne pourra qu'être confortée par la présentation, sur le site d'Arte à partir du 15 janvier 2024, du très différent mais tout aussi extraordinaire Man in Black. Bonne année à toutes et tous, le printemps est déjà là (au moins sur les écrans).

Jeunesse (Le Printemps)

de Wang Bing

Séances

Durée: 3h32

Sortie: 3 janvier 2024

QOSHE - «Jeunesse (Le Printemps)», le fardeau et les singuliers élans - Jean-Michel Frodon
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«Jeunesse (Le Printemps)», le fardeau et les singuliers élans

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02.01.2024

Temps de lecture: 4 min

Pendant quatre ans (2016-2019), Wang Bing s'est régulièrement installé aux côtés de jeunes ouvriers et ouvrières de l'industrie textile chinoise, qui triment entre douze et quatorze heures par jour. Venus de la campagne, ils sont logés en dortoirs dans le même bâtiment que leur lieu de travail, dans la ville de Huzhou (province du Zhejiang, à environ 150 kilomètres à l'ouest de Shanghai), où sont concentrés des milliers de petits ateliers de confection textile.

Vivant littéralement les uns sur les autres, ces jeunes gens subissent une promiscuité propice à de multiples formes de séductions, conflits, jeux, solidarités, affrontements. Ils et elles ont entre 16 et 30 ans, viennent souvent des mêmes villages, trimballent des histoires compliquées d'obligations familiales, de perspectives plus ou moins voulues de mariage, d'enfant laissé au pays. Deux appareils organisent leur existence: la machine à coudre pour le travail et le téléphone portable pour tout le reste.

Le film reprend ainsi et déploie considérablement l'approche d'un des précédents films de son auteur, le déjà très remarquable Argent amer (2017). Mais c'est pour ouvrir sur de bien plus vastes horizons.

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