Temps de lecture: 4 min

Il faut se défier du sous-titre, qui sert aussi de slogan publicitaire à la sortie de Making of, «Bienvenue dans le monde merveilleux du cinéma». Se défier de son ton ironique, plus encore au moment où l'affaire Depardieu, la nécessaire et salutaire affaire Depardieu, a aussi été l'occasion de simplifications populistes à propos du soi-disant «monde du cinéma».

Alors que l'ironie et le simplisme, c'est précisément ce que ne fait pas le nouveau film de Cédric Kahn en mettant en scène de manière vivante et nuancée la manière dont se font les films, ou plutôt dont des films (pas tous, ceux qu'on a appelé les «films du milieu»), se font en France. Ce qui ne lui permet pas, pourtant, d'éviter un écueil majeur.

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Ça a commencé par une grande scène d'action sous la pluie, montrant une opération commando d'ouvriers récupérant l'accès à leur usine pour empêcher le déménagement des machines, avec affrontement musclé.

Et puis le hors-champ de cette scène, c'est-à-dire le tournage de ladite scène destinée à être un temps fort du film qu'essaie de réaliser Simon, le cinéaste consacré joué par Denis Podalydès. Mais le pauvre Simon se débat au milieu des difficultés matérielles (producteur marlou, financiers intrusifs), professionnelles (rivalités entre ses acteurs vedettes) et affectives (rupture avec sa femme).

Et enfin le contrechamp de cette situation, qu'enregistre avec gourmandise et dévotion Joseph, jeune gars du coin, cinéphile embauché pour le, donc, making of.

Trois points de vue, trois formats d'images, trois tonalités. À la circulation entre ces manières de voir et de montrer, qui sont aussi trois situations de travail (les ouvriers du film dans le film qui, pour la plupart, sont joués par de véritables ouvriers récemment licenciés, l'équipe de tournage, le jeune qui veut accomplir son rêve), répondent une multiplicité de microsituations dans lesquelles elles interfèrent, se coalisent ou s'affrontent.

Devant la caméra de Joseph (Stefan Crepon), en charge du making of, conflit entre un machiniste (Antoine Berry Roger) et la vedette (Jonathan Cohen). | Ad Vitam

Making of aborde ainsi de multiples thèmes: le rapport entre réel et représentation, entre pratique artistique et contraintes sociales, entre projet d'un auteur et entreprise collective, entre travail ouvrier et emploi dans le secteur culturel, etc. Sa vitalité tient à ce qu'il circule entre ces motifs avec suffisamment d'énergie et de souplesse.

Qu'implique de faire rejouer à des ouvriers virés de leur boîte l'histoire de leur lutte? Comment donner à percevoir la naïveté et la beauté du désir d'un jeune homme de faire des films? Quelles sont les similitudes et les différences entre un conflit dans une entreprise et un conflit sur un tournage? Ces questions émettent des signaux –émotionnels, politiques, réflexifs–, qui se répondent et, sans se confondre, créent une dynamique commune.

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Dans des registres différents, comédie, drame, chronique, qui, eux non plus, ne se confondent pas, cet élan tient à un pointilleux travail de broderie –des répliques, des gestes, des ambiances, des accessoires. Et à une interprétation impeccable.

Sous des regards différents (les membres de l'équipe, les ouvriers devenus figurants, le réalisateur), la crise entre la star confirmée et narcissique et la jeune actrice qui monte (Souheila Yacoub). | Ad Vitam

Tout cela, qui est nécessaire à un tel projet, en aucun cas ne pourrait suffire. Au-delà de l'architecture générale et de l'horlogerie du détail, on détecte quelque chose de plus trouble et qui ne peut guère venir que de Cédric Kahn lui-même. Film peaufiné, Making of est aussi un film inquiet, travaillant la multiplicité de regards qui ne s'ajustent pas. On sent Cédric Kahn conscient des risques, risques d'un film «trop» –trop déclaratif, trop complaisant, trop critique, trop autocentré…

Et cette inquiétude, au lieu de mener à une prudence de la réalisation, suscite un tremblé, une forme d'incertitude, le goût de ne rien énoncer de manière trop ferme, qui devient le meilleur carburant de son treizième long-métrage depuis Bar des rails, sorti il y a trente-et-un ans (en fait le douzième, tourné avant Le Procès Goldman, découvert à Cannes en mai dernier et en salles en septembre).

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Il est d'autant plus étrange qu'un film si attentif à la diversité des points de vue ignore quasiment les deux enjeux centraux qui font débat aujourd'hui, c'est-à-dire depuis au moins une décennie, à propos des tournages.

Quid des violences sexistes et sexuelles telles qu'elles existent aussi sur les plateaux? Quid de l'empreinte environnementale des tournages? Malgré un vague clin d'œil cosmétique sur chacun de ces thèmes, ils sont incompréhensiblement absents de tout ce qui compte dans le mouvement du film.

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Making of, redisons-le, est une œuvre complexe et sensible, une réflexion émotionnellement engagée sur beaucoup de ce qui se joue dans le fait de faire un film –et pas seulement pour celles et ceux qui le font. Mais, pour le dire d'un mot, c'est un film du XXe siècle.

Un film qui ne sait pas qu'une telle réflexion autour de ce que signifie de faire un film (the making of a film) ne peut pas ignorer des problématiques qui n'ont acquis qu'au cours des dix ou quinze dernières années une attention qu'elles auraient dû avoir depuis bien plus longtemps.

Making of laisse ainsi une impression de décalage et même d'occasion manquée, précisément parce que ce qu'est le film aurait pu, aurait dû être l'occasion de parler de ces questions actuelles de manière non caricaturale. Le genre cinématographique du film montrant le tournage d'un film, si riche déjà, a bien besoin d'une telle approche contemporaine. Cédric Kahn avait les atouts pour la mener à bien, mais...

Making of

de Cédric Kahn

avec Denis Podalydès, Jonathan Cohen, Souheila Yacoub, Stefan Crepon, Emmanuelle Bercot

Séances

Durée: 1h54

Sortie le 10 janvier 2024

QOSHE - «Making of», photo de tournage vintage - Jean-Michel Frodon
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«Making of», photo de tournage vintage

7 13
08.01.2024

Temps de lecture: 4 min

Il faut se défier du sous-titre, qui sert aussi de slogan publicitaire à la sortie de Making of, «Bienvenue dans le monde merveilleux du cinéma». Se défier de son ton ironique, plus encore au moment où l'affaire Depardieu, la nécessaire et salutaire affaire Depardieu, a aussi été l'occasion de simplifications populistes à propos du soi-disant «monde du cinéma».

Alors que l'ironie et le simplisme, c'est précisément ce que ne fait pas le nouveau film de Cédric Kahn en mettant en scène de manière vivante et nuancée la manière dont se font les films, ou plutôt dont des films (pas tous, ceux qu'on a appelé les «films du milieu»), se font en France. Ce qui ne lui permet pas, pourtant, d'éviter un écueil majeur.

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Ça a commencé par une grande scène d'action sous la pluie, montrant une opération commando d'ouvriers récupérant l'accès à leur usine pour empêcher le déménagement des machines, avec affrontement musclé.

Et puis le hors-champ de cette scène, c'est-à-dire le tournage de ladite scène destinée à être un temps fort du film qu'essaie de réaliser Simon, le cinéaste consacré joué par Denis Podalydès. Mais le pauvre Simon se débat au milieu des difficultés matérielles (producteur marlou, financiers intrusifs), professionnelles (rivalités entre ses acteurs vedettes) et affectives (rupture avec sa femme).

Et enfin le contrechamp de cette situation, qu'enregistre avec gourmandise et dévotion Joseph, jeune........

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