Temps de lecture: 4 min

Depuis que le réalisateur Yórgos Lánthimos est apparu sur la scène publique en 2009 avec Canine, il a multiplié, avec un succès croissant, les objets hybrides, toujours plus ou moins volontairement monstrueux. Le goût exhibé de la provocation et les complaisances de gestes formels tape-à-l'œil faisaient la limite de son incontestable créativité.

Après de multiples tentatives (Pauvres Créatures est son huitième long-métrage), voici enfin une… créature elle aussi artificiellement fabriquée et non dépourvue de côtés monstrueux, mais pleine de vie et promise à un dépassement heureux de ce dont elle est faite.

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De prime abord, on comparerait plutôt Yórgos Lánthimos au personnage joué par Willem Dafoe, ce succédané londonien de docteur Frankenstein au visage lui-même couturé de cicatrices qui, à la fin du XIXe siècle, bricole des cadavres dans son laboratoire de science-fiction vintage. De ses expériences, plus précisément de la greffe, sur le corps d'une jeune femme enceinte au moment de son suicide, du cerveau de son bébé pas encore né, naîtra donc Bella.

Est-ce elle, la pauvre créature à laquelle s'applique donc, comme en témoigne le titre, un possible pluriel (la femme et son enfant)? Tandis que le film accompagne la tumultueuse émancipation de la chimère Bella, le doute s'accroît quant à qui est «pauvre» –pauvre en humanité, en sens de l'existence. À l'arrivée, ce sera plutôt tous les autres –savant, avocat, militaire, mari, amoureux transi, maquereau et autres mâles infatués. Ils prennent cher –en fait, ça ne coûte rien et ça plaît à tout le monde.

Au féminisme vigoureusement affiché s'ajoutera vers la fin une pincée d'évocation de l'injustice d'un monde de classes, comme Hollywood, forteresse de l'inégalité sociale, aime en épicer ses scénarios.

Pauvres Créatures ne fera trembler sur ses bases ni le capitalisme ni le patriarcat, c'est pour jouer. Son seul but est de distraire. Il y parvient plutôt bien. L'émancipation de l'héroïne se fera au fil d'épisodes en forme de conte picaresque, dans un environnement stylisé qui trouve de réjouissants usages du carton-pâte alambiqué.

Tout le monde s'y est mis avec entrain, acteurs et actrices jouant sur le fil de la caricature type marionnettes peinturlurées, décorateurs s'inspirant des gravures des livres de Jules Verne, accessoiristes, costumiers et chef-opérateur fabriquant des images dont les artifices, entre rococo et Art nouveau, sont autant de jeux formels menés avec brio.

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Cela fait beaucoup de matériau, pas un film. Pour aller au-delà de cette accumulation, il faut l'énergie et la finesse d'Emma Stone, qui rebondit du rôle de poupée lobotomisée à celui de tribade submergée et submergeante de ses désirs érotiques, de victime en maîtresse, d'épouse soumise en femme autonome, capable de rompre avec de multiples formes de conventions oppressives.

Et il faut le génie singulier de cet acteur toujours formidable qu'est Willem Dafoe pour permettre au savant fou de mettre sur orbite la fusée Bella, avec un impossible et merveilleux alliage de grotesque, d'émotion et de mystère.

Dans son laboratoire hédoniste, le génial et dominateur Docteur Baxter (Willem Dafoe). | Searchlight Pictures

On voit comme les coutures sur la figure du Dr Baxter, qui revendique sans vergogne les fonctions et prérogatives de père, amant, mari et dieu, qu'avec Pauvres Créatures, il s'agit d'un conte autour du parcours d'émancipation des femmes dans une société qui les infantilise et les traite comme des choses –ça se passe il y a longtemps ;).

À ces idées et métaphores, il restait à trouver comment insuffler une étincelle suffisante pour qu'elles ne soient pas seulement un alignement de gags et rebondissements entrelardés d'illustrations d'une «philosophie de la vie» sympathique mais pas très originale.

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Comme y parvient le sulfureux savant avec le cadavre repêché dans la Tamise, c'est ce qu'accomplissent ensemble le réalisateur et l'actrice, de manière pas moins mystérieuse. Ni les techniques (techniques de jeu, combinaison de trucages à l'ancienne et d'effets spéciaux numériques, multiples citations de films et de livres), ni d'ailleurs l'imagination ne sont ici l'ingrédient décisif.

L'essentiel s'invente ailleurs, dans des nuances de rythme, des décalages de gestes et de cadres, un fourmillement de micro-gestes de cinéma, réalisation et interprétation fusionnées, qui dégage une énergie à la fois en phase avec ce qui est conté et ne s'y laissant pas assujettir. Et c'est à cet être lui aussi hybride, composé du réalisateur et de l'actrice, qu'on peut plus justement comparer le personnage de Bella et le film tout entier.

Dans un Paris d'opérette qu'on dirait réinventé par Gaudi, Bella fait face au bellâtre dominateur transformé en soupirant bêlant (Mark Ruffalo). | Searchlight Pictures

De palace lisboète en transatlantique romanesque, des bas-fonds d'Alexandrie à un lupanar parisien, du libertinage mâle subverti par l'explosion de la libido féminine en romantisme hétéro, homo et bi, les aventures extraordinaires de la créature devenue autonome en découvrant les multiples facettes du monde échappent, comme elle, aux artifices dont le film est issu.

L'assimilation du film aux deux êtres qui lui donnent vie, le réalisateur et l'actrice principale (également productrice), est loin d'être seulement une figure de style. C'est la traduction, dans un registre beaucoup moins sophistiqué, de ce que faisait le roman d'Alasdair Gray.

Bien plus ambitieux que la seule satire du roman gothique à laquelle on le résume souvent, le livre mettait en effet en abîme le récit des tribulations de Bella, à travers les errances mentales du confrère de Baxter supposé les raconter, et les commentaires de l'épouse de celui-ci, Bella elle-même, sur la prose de son mari[1].

La transposition au cinéma a beaucoup simplifié la narration. Elle a sacrifié des parts considérables de ce qu'il abordait. Mais elle lui a insufflé une vitalité singulière. Cela a déjà valu un consensuel mais pas injuste Lion d'or à la Mostra de Venise à un film qui lorgne clairement les Oscars.

Curieusement, c'est dans le processus même de la fabrication du film que se sont réfugiés les double et triple fonds du livre. On peut regretter le repli sur un récit classiquement linéaire et prendre malgré tout plaisir au séduisant film monstre élaboré par Yórgos Lánthimos et Emma Stone.

Pauvres Créatures

de Yórgos Lánthimos

avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, Suzy Bemba, Christopher Abbott

Séances

Durée: 2h21

Sortie le 17 janvier 2024

1 — Pour une analyse des complexes mécanismes romanesques mobilisés par le livre (paru en France aux éditions Métailié), lire l'article «Savant fou, romancier fou dans Poor Things d'Alasdair Gray» de Camille Manfredi. Retourner à l'article

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«Pauvres Créatures»: on ne naît pas femme, on s'éclate

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17.01.2024

Temps de lecture: 4 min

Depuis que le réalisateur Yórgos Lánthimos est apparu sur la scène publique en 2009 avec Canine, il a multiplié, avec un succès croissant, les objets hybrides, toujours plus ou moins volontairement monstrueux. Le goût exhibé de la provocation et les complaisances de gestes formels tape-à-l'œil faisaient la limite de son incontestable créativité.

Après de multiples tentatives (Pauvres Créatures est son huitième long-métrage), voici enfin une… créature elle aussi artificiellement fabriquée et non dépourvue de côtés monstrueux, mais pleine de vie et promise à un dépassement heureux de ce dont elle est faite.

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De prime abord, on comparerait plutôt Yórgos Lánthimos au personnage joué par Willem Dafoe, ce succédané londonien de docteur Frankenstein au visage lui-même couturé de cicatrices qui, à la fin du XIXe siècle, bricole des cadavres dans son laboratoire de science-fiction vintage. De ses expériences, plus précisément de la greffe, sur le corps d'une jeune femme enceinte au moment de son suicide, du cerveau de son bébé pas encore né, naîtra donc Bella.

Est-ce elle, la pauvre créature à laquelle s'applique donc, comme en témoigne le titre, un possible pluriel (la femme et son enfant)? Tandis que le film accompagne la tumultueuse émancipation de la chimère Bella, le doute s'accroît quant à qui est «pauvre» –pauvre en humanité, en sens de l'existence. À l'arrivée, ce sera plutôt tous les autres –savant, avocat, militaire, mari, amoureux transi, maquereau et autres mâles infatués. Ils prennent cher –en fait, ça ne coûte rien et ça plaît à tout le monde.

Au féminisme vigoureusement affiché........

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