Temps de lecture: 4 min

Parmi les films qui sortent mercredi 13 décembre, deux accompagnent le cheminement escarpé de deux figures féminines, trajets singuliers et troublants habités avec force par leurs interprètes. Ils ne se ressemblent pas du tout et les cheminements non plus, mais c'est bien à chaque fois tout ce qu'apportent la mise en scène et l'incarnation par une actrice qui transforme des situations convenues en expériences singulières.

Le film de Hamé et Ekoué et celui d'Elene Naveriani sont ainsi des belles réponses au diktat du pitch, dont on voit partout les effets ravageurs. C'est dans les rapports aux corps, aux lieux, aux déplacements, dans les angles morts du récit comme dans les puissances de l'instant, d'un geste, d'un regard, d'une matière, que se joue l'essentiel, le plus vivant, le plus émouvant. Là où tremble et palpite le cinéma.

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Contrairement à ce qui se dit couramment, le cinéma français fait assez fréquemment place aux habitants jeunes et moins jeunes de ce qu'on appelle des «cités», manière approximative de désigner les marges pauvres de la société établie. Mais le plus souvent, dans ces films, les langages, verbaux et non verbaux, semblent stéréotypés, offrant davantage l'image qu'en attendent des spectateurs n'appartenant pas à cet univers qu'une sensibilité à des manières d'exister.

Dans un monde pas fait pour elle, Mia se bat par tous les moyens. | The Jokers

Ce qui frappe d'emblée dans le nouveau film de Hamé et Ekoué, Rue des dames, comme c'était d'ailleurs déjà le cas dans leur premier long-métrage, Les Derniers Parisiens, c'est la justesse, la multiplicité nuancée, la vérité organique de ces gestes, de ces rythmes des phrases, des brusqueries et des esquives.

Hamé et Ekoué sont d'abord connus comme musiciens dans le cadre du groupe La Rumeur et la musicalité, qui peut être violente ou très opaque, de la mise en scène et du jeu des interprètes convainc d'emblée, tandis que Mia commence son parcours de la combattante.

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Dans un Paris encore préservé de la gentrification, un Paris animé, tendu, parfois violent et parfois chaleureux, la jeune femme se trouve acculée par la double pression de son prochain accouchement et d'un manque drastique d'argent. Elle se lance dans une tentative audacieuse et maladroite à la fois de récupérer un maximum de cash, aux limites de la légalité. Esbroufe, circulations, impasses, séductions dessinent dans ces quartiers de la capitale qu'on ne voit presque jamais ainsi un parcours tendu, haletant, souvent inquiétant.

Autour de Mia circulent, selon des trajectoires complexes, alliés, ennemis, cibles, qui sont à la fois des personnes toujours très présentes, très incarnées, et des champs de force aux caractéristiques singulières, dont les interférence font la dynamique de Rue des dames. Compagnon, patronne, flic entreprenant, footballeur de haut vol, petits truands et grands amis participent de cet univers très peuplé, très à vif.

L'initiatrice et centre de ces multiples tourbillons d'affects, de jeux d'apparence, de tchatche, de sentiments réels et contradictoires habite l'écran avec une étonnante présence physique, à la fois opaque et attirante, énergique et naïve. Garance Marillier lui donne une singulière puissance, physique, trouble et très habitée. Après Grave de Julia Ducournau, qui l'a révélée, la comédienne participe ainsi avec force et finesse d'une construction de personnage loin de tous les stéréotypes, en phase avec l'esprit du film.

Rue des dames

de Hamé et Ekoué

avec Garance Marillier, Bakary Keita, Sandor Funtek, Virginie Acariès, Amir Bettayeb

Séances

Durée: 1h37

Sortie le 13 décembre 2023

Le film devrait s'appeler Merle, mûre. On discernerait mieux sa nature, à la fois mystérieuse et simple, entre conte fantastique, chronique et recette de vie. Solitaire dans son épicerie à la sortie du village, la femme bientôt quinquagénaire au corps lourd semble aussi figée que les bocaux et les paquets de lessive disposés sur ses étagères. Un jour, un livreur la regarde, la voit, la désire.

Leur première étreinte, brouillonne et fiévreuse, enclenche chez Ethéro –c'est son prénom– un processus de reconquête de son corps, de ses émotions, de sa libido comme énergie vitale, sexuelle assurément, mais dans une efflorescence de toute sa personne qui illumine son quotidien.

Un horizon pour toute son existence s'est ouvert à Ethéro (Eka Chavleishvili) grâce à sa rencontre avec Mourmane (Teimuraz Chinchinadze). | Capricci Films

Dans la société rurale et patriarcale où elle vit –en Géorgie, mais ce pourrait être dans tant d'autres endroits au monde–, cet éveil est inévitablement un combat, contre l'entourage, les amies, la famille. De cette vigoureuse étincelle du début naît une flamme qui se propage en même temps qu'elle éclaire.

Ce qui est beau avec le troisième film de la réalisatrice géorgienne est qu'on comprend très vite l'essentiel de ce qui va se passer. Le «message» féministe, ô combien légitime, sur la reconstruction de soi d'une femme à partir de ce qu'elle éprouve et face à un milieu hostile, est bientôt identifié.

Mais il y a Ethéro, c'est-à-dire l'actrice Eka Chavleishvili, telle que la filme Elene Naveriani. Sa présence, son corps, ses gestes, son visage, sa voix sont une aventure. Une aventure qui ne se limite nullement à l'illustration du parcours de cette femme qui se réinvente de l'intérieur, stimulée par le plaisir physique, mais aussi d'avoir entrevu d'autres relations possibles.

L'aventure est certes celle d'Ethéro, mais c'est surtout celle du regard sur cette femme qui ne ressemble pas aux canons dominants de la beauté féminine. C'est la découverte permanente de sa grande beauté dans toute l'instabilité et la luminosité de ce que ce mot tente de désigner, et qui est l'heureux chemin auquel tout spectateur et toute spectatrice est invité.

Blackbird, Blackberry

d'Elene Naveriani

avec Eka Chavleishvili, Teimuraz Chinchinadze, Lia Abuladze

Séances

Durée: 1h50

Sortie le 13 décembre 2023

QOSHE - «Rue des dames», «Blackbird, Blackberry», deux femmes en actes - Jean-Michel Frodon
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«Rue des dames», «Blackbird, Blackberry», deux femmes en actes

5 0
12.12.2023

Temps de lecture: 4 min

Parmi les films qui sortent mercredi 13 décembre, deux accompagnent le cheminement escarpé de deux figures féminines, trajets singuliers et troublants habités avec force par leurs interprètes. Ils ne se ressemblent pas du tout et les cheminements non plus, mais c'est bien à chaque fois tout ce qu'apportent la mise en scène et l'incarnation par une actrice qui transforme des situations convenues en expériences singulières.

Le film de Hamé et Ekoué et celui d'Elene Naveriani sont ainsi des belles réponses au diktat du pitch, dont on voit partout les effets ravageurs. C'est dans les rapports aux corps, aux lieux, aux déplacements, dans les angles morts du récit comme dans les puissances de l'instant, d'un geste, d'un regard, d'une matière, que se joue l'essentiel, le plus vivant, le plus émouvant. Là où tremble et palpite le cinéma.

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Contrairement à ce qui se dit couramment, le cinéma français fait assez fréquemment place aux habitants jeunes et moins jeunes de ce qu'on appelle des «cités», manière approximative de désigner les marges pauvres de la société établie. Mais le plus souvent, dans ces films, les langages, verbaux et non verbaux, semblent stéréotypés, offrant davantage l'image qu'en attendent des spectateurs n'appartenant pas à cet univers qu'une sensibilité à des manières d'exister.

Dans un monde pas fait pour elle, Mia se bat par tous les moyens. | The Jokers

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