Temps de lecture: 7 min

C'est curieux, la manière dont des films s'inventent une place là où nul ne les attendait ou, au contraire, gagnent à ne pas rester dans le programme auquel ils semblaient répondre. Ainsi de quatre titres qui arrivent sur les grands écrans cette semaine.

Celui de la Française Héléna Klotz et celui du Singapourien Anthony Chen gagnent, de séquence en séquence, contre ce qui semblait constituer leur ADN. Ceux de Zoe Chantre et d'Arnaud des Pallières inventent leur forme en se faisant, sans autre guide ni référence que ce qu'appellent les énergies et les expériences mobilisées par les images et les sons.

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Trajectoire et rupture. Action et douleur. Tout de suite, le film La Vénus d'argent montre les cartes de son jeu. Le plan d'ouverture a longuement accompagné la silhouette en scooter, sur les rocades désertes, la nuit, près du quartier d'affaires de La Défense, en banlieue parisienne.

Jeanne (Claire Pommet), prête au combat pour changer de monde. | Pyramide

C'est que Jeanne a un long chemin à faire. Mais ensuite, bang!, elle explose une vitrine, vole un costume, passe outre la vilaine blessure d'un éclat de verre qui entaille son corps, son sein, sa féminité.

Il lui faut parcourir le trajet douloureux qui la sortira de son milieu très modeste, pour conquérir une place parmi les guerriers de la haute finance internationale. Le visage si doux de la chanteuse Pomme, figurant au générique sous son vrai nom, Claire Pommet, et son corps qui se met en scène comme androgyne («neutre, comme les chiffres», dit-elle) sont les premiers éléments perturbateurs des typages associés aux milieux auxquels elle a affaire.

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Pomme est bien plus que l'incarnation d'une génération

D'où elle vient: une famille aimante, un papa gendarme, un ex lui aussi militaire et très épris, tous conformes aux signes extérieurs du confort affectif, malgré le contraste avec leurs métiers violents. Où elle veut aller: auprès de deux figures du pouvoir financier aux apparences et aux mœurs non normées, chez qui le corps est un actif plus qu'un donné physique. Sur ce trajet, se dessinent d'intrigantes variations sous le signe de multiples relations barrées au corps, qui irriguent le motif convenu du roman d'apprentissage d'une Rastignac en blouson de cuir.

Mais c'est surtout la tension entre le projet de vie infect (devenir une tueuse au sein de la finance globalisée) et ce qui émane de la présence de l'actrice principale qui finit par créer quelque chose d'étrange, d'ambigu, au-delà des rebondissements d'un scénario qui aurait vite perdu tout intérêt sans la présence de Jeanne, et autour d'elle, ces corps et ces voix. Les interactions décalées entre les personnages ouvrent ces interstices troubles et redonnent une place au spectateur.

La Vénus d'argent

de Héléna Klotz

avec Claire Pommet, Sofiane Zermani, Anna Mouglalis, Nils Schneider, Grégoire Colin

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 22 novembre 2023

Dans la ville gelée du nord de la Chine, près de la frontière avec la Corée du Nord, le jeune homme semble lui aussi figé dans une glaciation des rapports aux autres. Sa rencontre fortuite avec une jeune femme, à sa façon aussi à la dérive, puis avec l'ami de celle-ci, engendrent de manière peu probable un trio où circulent des affects qui hésitent à se préciser.

Xiao (Chu-xiao Qu), Nana (Zhou Dong-yu) et Hao-feng (Liu Hao-ran), au point de rencontre de trois solitudes. | Nour Films

On voit le scénario se développer, on a entendu la référence répétée au Jules et Jim de François Truffaut. Elle ne tient guère, glisse sur les surfaces dures et lisses ou fond dans les recoins surchauffés entre lesquels circule Un hiver à Yanji. Et la citation explicite de Bande à part de Jean-Luc Godard ne brise pas plus la glace d'une inscription dans les suites directes de la Nouvelle Vague.

Le charme, au sens magique du mot, du film chinois du réalisateur singapourien Anthony Chen, naît d'ailleurs. Moins que les péripéties d'un possible trio amoureux, sous le signe d'un trouble de l'identité redoublé par la présence de nombreux Coréens dans la ville chinoise, c'est la douceur ouverte de chaque séquence qui convainc et émeut.

Comme si l'incertitude des émotions et des lignes de conduite de ses personnages avait, pour le meilleur, contaminé la mise en scène du nouveau film de l'auteur de Ilo Ilo (2013), ouvrant des libertés et des zones d'instabilité dans la manière laisser exister un paysage (urbain ou en forêt), un geste, une phrase ou un silence.

Un hiver à Yanji en raconte moins que ce qu'il semblait parti pour narrer en réunissant ses protagonistes et en les installant dans cet environnement à plus d'un titre chargé de sens, ou de métaphores (l'hiver rigoureux, la frontière, les appartenances nationales et linguistiques clivées). Et de ce moins, naît peu à peu une belle et ample attention aux êtres et à ce qui circule entre eux, loin de tout symbolisme, comme de tout romanesque formaté.

Un hiver à Yanji

d'Anthony Chen

avec Zhou Dong-yu, Liu Hao-ran, Chu-xiao Qu

Séances

Durée: 1h40

Sortie le 22 novembre 2023

Aussi improbable que son titre, ce film comme surgi de nulle part sidère d'emblée par sa liberté de ton et de forme, son humour pour évoquer des sujets douloureux, dont les maladies graves qui affectent la réalisatrice-narratrice et sa mère, entre lesquelles se jouera l'essentiel du récit.

Dessiner la cuisson d'un légume pour raconter le combat vital d'un être aimé contre le cancer, l'un des joyeux tours de magie bricolés par la réalisatrice. | Tamasa

Confidences amusées, récit appuyé sur des petites séquences d'animation artisanales et pleines de verve, capacité à trouver la bonne façon, volontiers burlesque et surréaliste, d'évoquer des situations intimes, digressions rieuses… Alors que la mode (surtout littéraire) est à la déferlante de récits autocentrés saturés du sentiment de leur importance et d'un pathétique embarrassant et surplombant, ces éclats d'autobiographie d'une jeune femme –au demeurant tout aussi inconnue à la fin du film qu'au début– apparaît comme un heureux miroitement d'un rayon de soleil sur des eaux en mouvement.

Recette de cuisine, voyage au loin, combats avec des maladies salement intrusives, conditions de la pratique de métiers artistiques et décisions à la croisée des chemins de la vie, peurs et espoirs fleurissent et prolifèrent dans ce film «fait à la main».

Il avance à son pas, dansant ou mélancolique, toujours disponible pour se moquer de lui-même, avec une sorte de confiance à la fois téméraire et placide dans la possibilité de parler de tout, et de manière partageable, à condition de trouver le juste ton et la bonne distance. Précisément ce que fait Zoé Chantre avec son film.

Le Poireau perpétuel

de Zoé Chantre

Durée: 1h22

Sortie le 22 novembre 2022

Un jour de janvier d'une année inconnue mais récente, il aurait choisi une image. On y verrait une maison, une route, une ville, ou des voitures. Un fragment de film ayant enregistré un fragment du monde, là-bas, aux États-Unis, des décennies avant. On ne sait pas quand.

Et cette image en aurait appelé d'autres. Des petits textes, comme fragments d'un poème voué à rester inachevé, des sons sans rapport direct avec ce qu'on voit, et voilà que se déploie cette rêverie.

Image surgie d'un des mille extraits assemblés par un poème qui rêve une Amérique imaginaire et très concrète. | Les Films de l'Atalante

Ce sont des archives filmées des États-Unis que le cinéaste de Drancy Avenir (1997) assemble ainsi selon une logique d'association libre. Mais il ne s'agit pas de l'histoire des États-Unis, il s'agit de l'Amérique, cette projection, ce fantasme fabriqué par les États-uniens pour eux-mêmes et pour le monde, et que la planète a adopté.

Il y a un dispositif, une procédure: cette manière d'enchaîner des fragments de films d'archives, de famille, d'entreprises, publicitaires. Un tel procédé est aujourd'hui assez répandu, souvent sous l'appellation «found footage». Et puis il y a… On hésite à nommer ce par quoi passent l'émotion vive, la douceur et la cruauté, la fraternité inquiète qui émane de ce montage d'images, et d'images avec des sons. C'est terriblement difficile à construire et, pour s'y être déjà essayé avec un autre long-métrage conçu sur le même principe, Poussière d'Amérique, Arnaud des Pallières en a lui-même éprouvé les difficultés et les limites.

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À voir en salles: «Little Girl Blue», «Ricardo et la peinture», «Nous, étudiants!», «Et la fête continue!»

Cette fois, il semble que le mouvement qu'il a enclenché à travers les images, les territoires, les situations historiques, les contextes sociaux, se poursuive de lui-même. Journal d'Amérique recèle le plaisir simple, le plaisir physique d'un élan donné et qui, ensuite, se transforme en mouvement aisé, aérien, comme en roue libre le long d'une pente. Mais une roue libre qui inventerait à chaque instant son chemin.

Au détour de ce voyage, voyage dans l'imaginaire plus encore que dans le temps et l'espace, surgit même un personnage. Il devient une sorte de compagnon de balade, incarné par le simple rapprochement d'images où il n'apparaissait jamais, qui ignoraient son existence.

C'est très beau, très ouvert sur toute méditation qu'on voudra –la place de l'Amérique dans les imaginaires de toutes et tous, les puissances des images au-delà de leur sujet et des raisons pour lesquelles elles ont été faites, la fertilité infinie des processus de montage et de leurs ressources rythmiques, ou encore notre intime besoin de récit.

Bien sûr apparaissent aussi la guerre, la misère, la violence, l'injustice, le racisme. Rien de cela n'est absent du film, non plus que la beauté de certains paysages, le mystère d'espaces qui semblent illimités, la vitalité des cités et des individus. Les émotions et les idées fourmillent et s'interrogent.

Il reste, avec ou malgré cette multiplicité, cette complexité, ces contradictions, une joie –une joie de spectateur, qui est aussi, même paradoxale, même problématique ou perverse, une joie d'être au monde.

Journal d'Amérique

d'Arnaud des Pallières

Séances

Durée: 1h52

Sortie le 22 novembre 2023

QOSHE - À voir en salles: «La Vénus d'argent», «Un hiver à Yanji», «Le Poireau perpétuel», «Journal d'Amérique» - Jean-Michel Frodon
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À voir en salles: «La Vénus d'argent», «Un hiver à Yanji», «Le Poireau perpétuel», «Journal d'Amérique»

8 0
21.11.2023

Temps de lecture: 7 min

C'est curieux, la manière dont des films s'inventent une place là où nul ne les attendait ou, au contraire, gagnent à ne pas rester dans le programme auquel ils semblaient répondre. Ainsi de quatre titres qui arrivent sur les grands écrans cette semaine.

Celui de la Française Héléna Klotz et celui du Singapourien Anthony Chen gagnent, de séquence en séquence, contre ce qui semblait constituer leur ADN. Ceux de Zoe Chantre et d'Arnaud des Pallières inventent leur forme en se faisant, sans autre guide ni référence que ce qu'appellent les énergies et les expériences mobilisées par les images et les sons.

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Trajectoire et rupture. Action et douleur. Tout de suite, le film La Vénus d'argent montre les cartes de son jeu. Le plan d'ouverture a longuement accompagné la silhouette en scooter, sur les rocades désertes, la nuit, près du quartier d'affaires de La Défense, en banlieue parisienne.

Jeanne (Claire Pommet), prête au combat pour changer de monde. | Pyramide

C'est que Jeanne a un long chemin à faire. Mais ensuite, bang!, elle explose une vitrine, vole un costume, passe outre la vilaine blessure d'un éclat de verre qui entaille son corps, son sein, sa féminité.

Il lui faut parcourir le trajet douloureux qui la sortira de son milieu très modeste, pour conquérir une place parmi les guerriers de la haute finance internationale. Le visage si doux de la chanteuse Pomme, figurant au générique sous son vrai nom, Claire Pommet, et son corps qui se met en scène comme androgyne («neutre, comme les chiffres», dit-elle) sont les premiers éléments perturbateurs des typages associés aux milieux auxquels elle a affaire.

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Pomme est bien plus que l'incarnation d'une génération

D'où elle vient: une famille aimante, un papa gendarme, un ex lui aussi militaire et très épris, tous conformes aux signes extérieurs du confort affectif, malgré le contraste avec leurs métiers violents. Où elle veut aller: auprès de deux figures du pouvoir financier aux apparences et aux mœurs non normées, chez qui le corps est un actif plus qu'un donné physique. Sur ce trajet, se dessinent d'intrigantes variations sous le signe de multiples relations barrées au corps, qui irriguent le motif convenu du roman d'apprentissage d'une Rastignac en blouson de cuir.

Mais c'est surtout la tension entre le projet de vie infect (devenir une tueuse au sein de la finance globalisée) et ce qui émane de la présence de l'actrice principale qui........

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