Temps de lecture: 5 min

Sans états d'âme, les gars ont tout détruit. On les a envoyés nettoyer ce qui faisait désordre. C'était là qu'habitait l'étrange étranger, Arthur. Au pied des murailles du bourg, une sorte de baraque de bric et de broc, refuge à la limite de la ville et de la campagne. Là où venait parfois le rejoindre cette jeune femme étrange, étrangère elle aussi et pourtant prénommée Italia.

C'est une scène brève, presque en marge (elle aussi) du récit de La Chimère. Il s'y concentre pourtant beaucoup des multiples enjeux et émotions dont le quatrième long-métrage d'Alice Rohrwacher est porteur. Un film dont la beauté singulière, radicale, est d'être dans l'élan de multiples forces, d'énergies qu'on supposerait inconciliables et qui en font cet être vivant.

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Ils ne sont pas si nombreux, les films qu'on qualifierait d'êtres vivants. Celui-ci l'est extraordinairement.

Cela avait commencé avec un rêve et puis, un jeu rieur et puis, un affrontement et puis, des embardées désordonnées, entre affection débordante et sans doute malhonnête et refus hostile et solitaire. Arthur, le grand Anglais installé dans cette région aux marches de l'Ombrie et de la Toscane, près de Tarquinia, revient et ne revient pas.

Il revient de prison, où l'a expédié son activité de pilleur de tombes étrusques pratiquée avec ceux qui se disent ses amis, ceux qu'on appelle dans la région les tombaroli. Il ne revient pas de son amour pour Beniamina, cette jeune femme entrevue en songe au début, disparue, sans doute morte. Mais qui sait? Et est-ce une raison pour cesser de l'aimer, de la chercher?

La chercher sous terre, là où se trouvent ces trésors enfouis il y a plus de 2.500 ans et faits pour que nul ne les voie. Arthur est un auxiliaire précieux pour les tombaroli. Son amour inconsolé a suscité chez lui un don: il «sent» les endroits vides sous terre, endroits qui, dans la région, s'avèrent fréquemment receler des objets de valeur.

Sous terre, là où étaient cachées les traces d'un passé destinées à d'autres que ceux qui y font irruption, là où est peut-être la femme solaire qui hante le souvenir d'Arthur. | Ad Vitam

Avec Arthur et ses amis pas toujours amicaux, le film se balade entre mythe d'Orphée, chasse au trésor comme dans les livres pour enfants, trafic véreux et suggestion d'une définition de l'artiste (de la cinéaste aussi) comme celui ou celle qui donne accès à l'invisible.

Encore tout cela ne constitue que certaines des lignes de tension, de conflit, de désirs, de comique parfois tendre et parfois burlesque, qui circulent et se tissent avec La Chimère. Voici la châtelaine hospitalière entourée de sa tribu de filles avides, voici l'étrangère et ses enfants métis qu'elle cache, avant d'inventer un gynécée alternatif dans une gare désaffectée.

Italia (Carol Duarte), la servante pleine de ressources, offre à Arthur la possibilité d'une autre histoire. | Ad Vitam

Voilà l'énergie plébéienne, paillarde et mélancolique des «pauvres tombaroli», comme il sera chanté à carnaval, voilà les relations avec les paysans, et avec les flics, vrais ou faux. Entrent en scène les grands trafiquants d'objets d'art, les encore beaucoup plus riches collectionneurs. Ceux-là font le contraire de l'amoureux poète qui donne accès à l'invisible, ils «estiment l'inestimable» –en dollars.

Et c'est tout un monde qui se peuple, se séduit, s'affronte ou s'ignore et qui, ainsi, ne cesse de reconfigurer la géographie mentale, romanesque et affective du film. L'image peut changer de format et de texture, ou basculer cul par-dessus tête, c'est pour mieux suivre les embardées d'un monde à la fois intime, situé dans un paysage très précis, très local, et traversé de grands courants collectifs.

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Ce paysage est habité par l'inquiétude de ce qui se perd, moins matériellement qu'en renonçant aux valeurs émotionnelles, valeurs «sacrées» si on veut, mais sans donner forcément au terme un sens religieux. À son échelle hardiment de travers, le film raconte aussi un tournant de civilisation.

Ce tournant a correspondu, en Italie, au triomphe sur les esprits d'une approche incarnée par Silvio Berlusconi, patron de télé avant de devenir patron politique. C'est ce qu'avaient si bien vu, déjà, les derniers films de Federico Fellini, Intervista et La Voce della luna, auxquels fait écho La Chimère, lui aussi situé dans les années 1980.

Et c'est ce qui se matérialise d'une façon d'autant plus violente qu'elle est sans malveillance, comme un acte évident et salubre, dans la destruction de la cabane d'Arthur par des employés qui ne lui veulent ni bien ni mal, au service d'une rationalité sans âme et dans la soumission sans question ni réticence aux ordres de ceux qui commandent.

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Insaisissable, bondissant de mythologie classique en conte et de radioscopie des mutations néolibérales en moments de tendre séduction, d'embardées fantastiques ou de fragments de polar rural, le nouveau film complète le triptyque dont Les Merveilles et Heureux comme Lazzaro avaient inventé les deux premiers éléments.

Cette façon qu'a la cinéaste italienne de circuler entre trivialité quotidienne et grands récits fondateurs, pour paraître découvrir en permanence la meilleure manière de rendre proches les êtres et les émotions, a quelque chose de miraculeux. Non seulement nul ne sait ce qui va se produire dans le plan suivant, mais reverrait-on le film plusieurs fois que, j'en témoigne, ce qui survient reste nouveau, curieux et attentionné.

Critique d'un état du monde et de la manière dont il évolue, le cinéma d'Alice Rohrwacher, constamment, explore, par des moyens qui semblent d'une extrême simplicité, comment être du côté de la liberté et des vivants, tout autant par ce qu'il raconte que parce que sa mise en scène est elle-même vivante et libre.

La cabane d'Arthur, image figurant sous forme de boîte lumineuse dans l'exposition «Rêver entre les mondes». | Jean-Michel Frodon

C'est ce qui peut également se vérifier de multiples manières au centre Pompidou, qui accueille jusqu'au 22 décembre 2023, sous l'intitulé «Alice Rohrwacher – Rêver entre les mondes», à la fois la rétrospective intégrale de ses films, une exposition conçue par la réalisatrice (avec les dramaturges de la compagnie Muta Imago) et des rencontres, tandis que paraît le livre d'entretiens Alice Rohrwacher – Le vrai du faux.

Vingt ans après le premier long-métrage, Un piccolo spettacolo, et douze ans après la première fiction, Corpo Celeste –deux titres qui pourraient qualifier tout son cinéma, comme d'ailleurs celui de La Chimère–, Alice Rohrwacher poursuit un chemin singulier, à la fois modeste et exigeant. Il fait d'elle non seulement une figure essentielle du cinéma italien actuel, mais une importante et nécessaire force de compréhension sensible au monde qui est, au monde qui vient.

La Chimère

d'Alice Rohrwacher

avec Josh O'Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini, Alba Rohrwacher, Yile Yara Vianello

Séances

Durée: 2h10

Sortie le 6 décembre 2023

QOSHE - Sur la terre comme dessous, «La Chimère» est bien vivante - Jean-Michel Frodon
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Sur la terre comme dessous, «La Chimère» est bien vivante

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05.12.2023

Temps de lecture: 5 min

Sans états d'âme, les gars ont tout détruit. On les a envoyés nettoyer ce qui faisait désordre. C'était là qu'habitait l'étrange étranger, Arthur. Au pied des murailles du bourg, une sorte de baraque de bric et de broc, refuge à la limite de la ville et de la campagne. Là où venait parfois le rejoindre cette jeune femme étrange, étrangère elle aussi et pourtant prénommée Italia.

C'est une scène brève, presque en marge (elle aussi) du récit de La Chimère. Il s'y concentre pourtant beaucoup des multiples enjeux et émotions dont le quatrième long-métrage d'Alice Rohrwacher est porteur. Un film dont la beauté singulière, radicale, est d'être dans l'élan de multiples forces, d'énergies qu'on supposerait inconciliables et qui en font cet être vivant.

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Ils ne sont pas si nombreux, les films qu'on qualifierait d'êtres vivants. Celui-ci l'est extraordinairement.

Cela avait commencé avec un rêve et puis, un jeu rieur et puis, un affrontement et puis, des embardées désordonnées, entre affection débordante et sans doute malhonnête et refus hostile et solitaire. Arthur, le grand Anglais installé dans cette région aux marches de l'Ombrie et de la Toscane, près de Tarquinia, revient et ne revient pas.

Il revient de prison, où l'a expédié son activité de pilleur de tombes étrusques pratiquée avec ceux qui se disent ses amis, ceux qu'on appelle dans la région les tombaroli. Il ne revient pas de son amour pour Beniamina, cette jeune femme entrevue en songe au début, disparue, sans doute morte. Mais qui sait? Et est-ce une raison pour cesser de l'aimer, de la chercher?

La chercher sous terre, là où se trouvent ces trésors enfouis il y a plus de 2.500........

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