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Contrairement à l'idée reçue, Budapest n'est pas seulement le fruit de la fusion de Buda et Pest. Óbuda, l'actuel troisième arrondissement situé dans le nord-ouest de la capitale hongroise, se joignit au couple pour former la ville qui fête cette semaine son siècle et demi d'existence.

Le 25 octobre 1873, dans la salle de la Redoute de Pest, le premier conseil municipal de la Ville de Budapest unifiée scella le mariage entamé à la fin de l'année 1872. Károly Ráth est élu bourgmestre principal (rôle représentatif) et Károly Kamermayer devient le maire chargé de la gestion pratique. Le tandem durera presque vingt-quatre ans. L'assemblée choisit le 17 novembre comme jour anniversaire de Budapest. Lors de la célébration organisée ce soir-là, un orchestre joua l'oratorio Christus du célèbre compositeur hongrois Franz Liszt.

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La ville se modernise. Le 30 avril 1876, les Budapestois traversent le flambant neuf pont Marguerite ou Margit híd, imaginé par l'ingénieur civil français Ernest Goüin et la Société de construction des Batignolles. Les gares Nyugati («de l'Ouest») et Keleti («de l'Est») sortent de terre en 1877 et 1884.

Le Margit híd depuis le quai de Pest et en direction du quartier Rózsadomb, en 1897. | collection Fortepan / Fortepan/Album050

Le 27 septembre 1884, l'empereur d'Autriche et roi de Hongrie François-Joseph inaugure l'Opéra sur l'avenue Andrássy. Le 29 novembre 1887, le premier tramway de Budapest s'élance entre la gare Nyugati et la rue Király. Le 23 octobre 1894, le New York Café ouvre ses portes et devient un espace de rencontre privilégié des journalistes, écrivains et artistes.

De mai à octobre 1896, les festivités du Millénaire honorent les mille ans de l'arrivée des tribus magyares dans le bassin des Carpates, dite «conquête de la patrie» hongroise. Les Budapestois découvrent le premier métro urbain d'Europe continentale et le deuxième au monde après celui de Londres, ainsi que la Halle de l'art (Műcsarnok), tous deux construits et inaugurés pour l'occasion.

Puis, toujours durant cette année 1896, le château de Vajdahunyád (ensemble architectural romain, gothique, renaissance et baroque à la silhouette inspirée du château transylvain de Huneodara en Roumanie), la coupole du futur Parlement hongrois, le musée des Arts décoratifs et le pont François-Joseph (rebaptisé en 1946 par les Soviétiques et aujourd'hui nommé pont de la Liberté).

Construit entre 1885 et 1904 et siège de l'Assemblée nationale de Hongrie, le Parlament hongrois est situé sur la rive orientale du Danube (photo prise en 1906 depuis le côté Buda). | collection Fortepan / Széman György

Le 15 février 1897, cinq marchés couverts ouvrent à Budapest dont les fameuses Halles centrales, aux abords du pont François-Joseph, conçues par l'architecte hongrois Samu Pecz et au toit recouvert de céramiques de Zsolnay, célèbre entreprise de l'industrie de la porcelaine.

Au début du XXe siècle, Budapest se pare d'une multitude de monuments et sites aujourd'hui incontournables. En 1902, le Bastion des pêcheurs et sa superbe vue sur le Danube. L'année suivante, le pont Élisabeth (Erzsébet híd), en hommage à l'impératrice Sissi, qui aimait séjourner au château de Gödöllő, situé à une trentaine de kilomètres au nord-est de Budapest. En 1904, le Parlement hongrois, inspiré du palais de Westminster de Londres, est officiellement achevé.

Le 9 novembre 1905, c'est au tour de la basilique Saint-Étienne de Pest. Puis, en 1913 et 1918, les thermes Széchenyi et les bains Szent Gellért, où se prélassent locaux et touristes. Pour les 150 ans de Budapest, les deux bains proposent actuellement des entrées à 150 forints (40 centimes d'euros).

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Après la Première Guerre mondiale, Budapest subit la «terreur rouge» de la République des conseils. Le régime bolchévique proclamé le 21 mars 1919 espère aussi rétablir les frontières d'avant la dislocation de l'Empire austro-hongrois. Un conflit armé s'engage avec les troupes roumaines, françaises et anticommunistes hongroises, menées par Miklós Horthy, qui s'emparent de Budapest au début du mois d'août 1919.

Le 16 novembre 1919, Miklós Horthy défile dans la ville sur son cheval blanc. Le 1er mars 1920, il entame sa régence autoritaire (qui durera jusqu'en mars 1944). Le 4 juin 1920, des dizaines de milliers de personnes marchent en habit de deuil sur l'avenue Andrássy, à la suite du traité de Trianon signé à Versailles, qui officialise la disparition de l'Empire d'Autriche-Hongrie et coupe 72% du territoire magyar.

Après avoir mené l'armée hongroise antibolchévique, l'ancien amiral Miklós Horthy est reçu par les autorités de la Ville de Budapest et défile ici sur son cheval blanc devant l'hôtel Gellért, le 16 novembre 1919. | via Wikimedia Commons

Envahie par le IIIe Reich allemand après la chute de Miklós Horthy, puis confiée au Parti des Croix fléchées pronazies, la ville de Budapest subit l'un des sièges les plus violents de la Seconde Guerre mondiale. L'Armée rouge harcèle l'ennemi du 29 décembre 1944 au 13 février 1945 durant la bataille de Budapest. Les partisans des Croix fléchées fusillent ou noient dans le Danube juifs, roms, opposants et déserteurs.

Le mémorial sculpté des Chaussures au bord du Danube, inauguré en 2005 sur les rives du fleuve, rappelle que les victimes devaient se déchausser avant leur exécution. Le 11 février 1945, les forces pronazies tentent de quitter la ville, mais la plupart des fuyards seront tués ou capturés. Les Allemands se rendent deux jours plus tard. Les Soviétiques pillent la capitale et emmènent de nombreux civils hongrois vers l'URSS.

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Comme le reste de la Hongrie, Budapest s'enfonce ensuite dans le totalitarisme de Mátyás Rákosi, qui se surnommait lui-même le «meilleur élève de Staline». La capitale s'agrandit en 1950, tandis que les libertés rétrécissent. La répression du soulèvement des ouvriers polonais de Poznań, à la fin du mois de juin 1956, inspire l'insurrection démarrée le 23 octobre.

Les troupes soviétiques se retirent, mais la décision n'est qu'un leurre. Les chars de Moscou matent la révolte le 4 novembre. Sur la place Jean-Paul-II, ex-place de la République, une statue honore la mémoire de Jean-Pierre Pedrazzini, photographe de Paris Match blessé mortellement en reportage et décédé le 7 novembre 1956. János Kádár prend la direction du régime communiste le plus permissif du bloc de l'Est jusqu'en 1988.

Tête d'une statue de Staline déboulonnée pendant l'insurrection de 1956. | collection Fortepan / Hofbauer Róbert

Le 27 juillet 1986, au Népstadion (renommé stade Ferenc-Puskás en 2002, détruit puis remplacé en 2019 par la Puskàs Aréna), le concert de Queen incarne l'un des symboles phares du «socialisme du goulash». Un film documentaire finança cette prestation historique. Outre le concert lui-même, Hungarian Rhapsody montre notamment l'arrivée du groupe en hydroptère depuis Vienne, Freddie Mercury goûtant de la pálinka (l'eau-de-vie traditionnelle hongroise) ou le batteur Roger Taylor faisant du kart sur le circuit automobile du Hungaroring.

Malgré le prix élevé des billets, 70.000 à 80.000 spectateurs s'arrachèrent les tickets du concert en seulement quarante-huit heures. Clou du spectacle: Freddie Mercury entonna en hongrois les premières strophes de l'air folklorique «Tavaszi szél vízet araszt» («Le vent du printemps gonfle les eaux») devant une foule émue aux larmes.

Le 16 juin 1989, sur la place des Héros, 250.000 personnes enterrent à nouveau le martyr Imre Nagy, dirigeant communiste réformateur de 1956, exécuté pour haute trahison le 16 juin 1958. À cette occasion, le jeune démocrate Viktor Orbán, fondateur en 1988 du parti national-conservateur Fidesz, réclame le retrait des troupes soviétiques lors d'une allocution retentissante.

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Le 23 octobre 1989, le président Mátyás Szűrös proclame la république depuis le balcon du Parlement. Après les premières élections libres du printemps 1990, les taxis paralysent Budapest du 25 au 28 octobre cette année-là pour dénoncer une explosion de 65% du prix des carburants. Les chauffeurs décrochèrent une compensation au litre et levèrent ce blocus exceptionnel, dont le film Blokád, sorti en 2022, raconte les coulisses.

Le blocus des taxis sur le pont Élisabeth de Budapest, le 26 octobre 1990. | collection Fortepan / Záray Péter

En août 1993, l'île d'Óbuda accueille la première édition du Sziget Festival, rendez-vous rock façon Woodstock, devenu l'un des grands festivals pop d'Europe. Budapest fête l'entrée de la Hongrie dans l'Union européenne le 1er mai 2004, puis s'embrase à l'automne 2006 contre le gouvernement de Ferenc Gyurcsány, trahi par la diffusion d'un discours à huis clos sur la situation économique catastrophique du pays.

Ces émeutes de 2006 et leur répression ont marqué les Budapestois. Tout comme la crue record du Danube en 2013, qui atteignit un niveau jamais-vu de 8,91 mètres le 9 juin. Une stèle sur la place Batthyány, face au Parlement côté Buda, honore l'élan de solidarité de l'époque.

Le 4 août 2023, un pique-nique festif saluait la réouverture du pont des Chaînes (Széchenyi lánchíd) rénové, emblème de Budapest désormais réservé aux piétons, bus de ville, taxis et véhicules d'urgence. Le premier pont permanent de la ville avait été inauguré le 20 novembre 1849, bien avant la fusion entre Buda, Pest et Óbuda.

Pour le siècle et demi de la Budapest unifiée, la société de transports en commun locale propose d'explorer la perle du Danube avec des tickets journée à 150 forints. Joyeux anniversaire Budapest, ou plutôt boldog születésnapot Budapest!

QOSHE - Budapest fête ses 150 ans: la perle du Danube a une histoire mouvementée - Joël Le Pavous
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Budapest fête ses 150 ans: la perle du Danube a une histoire mouvementée

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19.11.2023

Temps de lecture: 6 min

Contrairement à l'idée reçue, Budapest n'est pas seulement le fruit de la fusion de Buda et Pest. Óbuda, l'actuel troisième arrondissement situé dans le nord-ouest de la capitale hongroise, se joignit au couple pour former la ville qui fête cette semaine son siècle et demi d'existence.

Le 25 octobre 1873, dans la salle de la Redoute de Pest, le premier conseil municipal de la Ville de Budapest unifiée scella le mariage entamé à la fin de l'année 1872. Károly Ráth est élu bourgmestre principal (rôle représentatif) et Károly Kamermayer devient le maire chargé de la gestion pratique. Le tandem durera presque vingt-quatre ans. L'assemblée choisit le 17 novembre comme jour anniversaire de Budapest. Lors de la célébration organisée ce soir-là, un orchestre joua l'oratorio Christus du célèbre compositeur hongrois Franz Liszt.

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La ville se modernise. Le 30 avril 1876, les Budapestois traversent le flambant neuf pont Marguerite ou Margit híd, imaginé par l'ingénieur civil français Ernest Goüin et la Société de construction des Batignolles. Les gares Nyugati («de l'Ouest») et Keleti («de l'Est») sortent de terre en 1877 et 1884.

Le Margit híd depuis le quai de Pest et en direction du quartier Rózsadomb, en 1897. | collection Fortepan / Fortepan/Album050

Le 27 septembre 1884, l'empereur d'Autriche et roi de Hongrie François-Joseph inaugure l'Opéra sur l'avenue Andrássy. Le 29 novembre 1887, le premier tramway de Budapest s'élance entre la gare Nyugati et la rue Király. Le 23 octobre 1894, le New York Café ouvre ses portes et devient un espace de rencontre privilégié des journalistes, écrivains et artistes.

De mai à octobre 1896, les festivités du Millénaire honorent les mille ans de l'arrivée des tribus magyares dans le bassin des Carpates, dite «conquête de la patrie» hongroise. Les Budapestois découvrent le premier métro urbain d'Europe continentale et le deuxième au monde après celui de Londres, ainsi que la Halle de l'art (Műcsarnok), tous deux construits et inaugurés pour l'occasion.

Puis, toujours durant cette année 1896, le château de Vajdahunyád (ensemble architectural romain, gothique, renaissance et baroque à la silhouette inspirée du château transylvain de Huneodara en Roumanie), la coupole du futur Parlement hongrois, le musée des Arts décoratifs et le pont François-Joseph (rebaptisé en 1946 par les Soviétiques et aujourd'hui........

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