À Marrakech et dans la province d'Al Haouz (centre du Maroc).

Dans les montagnes du Haut Atlas, chaque virage amène sa ruine. Ici, c'est une crevasse qui a éventré un pan de route. Là, c'est un éboulement qui a dévalé à flanc de falaise. Au loin, c'est un village entier dont on aperçoit les maisons effondrées. Trois mois et demi après le séisme ​qui a ravagé quatre régions du centre du Maroc, et en particulier les provinces d'Al-Haouz et de Taroudant, dans la nuit du 8 au 9 septembre 2023, les stigmates de la catastrophe sont encore bien visibles, et la reconstruction peine à prendre corps.

Dans le village d'Imi N'Tala (province d'Al-Haouz), quatre-vingts personnes sont décédées lors du séisme. Le douar est complètement détruit: installé au pied d'une falaise, il a été écrasé par l'effondrement de rochers qui se sont décrochés de la montagne. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Si les avenues passantes et touristiques de Marrakech ont été déblayées en un temps record, les zones montagneuses demeurent suspendues dans l'attente. Elles comptaient déjà parmi les régions les plus pauvres du royaume: avec un taux de pauvreté multidimensionnelle de 18,5% pour la région sinistrée de Marrakech-Safi, au centre-ouest du pays, quand la moyenne nationale est à 8,2%, d'après des chiffres de 2014. Le Haut Atlas est aussi le fief des Imazighen (aussi appelés Berbères), délaissés de longue date par le pouvoir central.

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Le Haut Atlas est compliqué: difficile d'accès, avec des conditions météorologiques ardues et un automne déjà bien rude, et une organisation qui échappe en partie aux réglementations d'usage dans les métropoles. Et puis, il n'est pas ou peu arabisé: caractérisé par une identité amazighe [le singulier d'imazighen, ndlr], qu'il revendique fièrement –non pas comme une dissidence, mais comme une altérité, qui a contribué à le marginaliser.

Une catastrophe naturelle aussi inattendue que ce séisme, dans cette région pourtant peu sujette aux secousses sismiques d'ampleur, a pris tout le monde de court: habitants, mais aussi experts, trop peu nombreux pour faire face à l'ampleur de l'événement.

La maison d'Omar, située dans les hauteurs de Rakte (province d'Al-Haouz), est désormais inhabitable, comme celle de nombreux autres de ses voisins. Dans le douar, quatre enfants sont morts. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Il y a d'abord eu la panique et l'urgence humanitaire, lors de laquelle il a fallu sauver celles et ceux qui pouvaient encore l'être. Et sortir des décombres les corps des proches piégés dans la nuit, souvent en l'absence de secouristes, qui ne parvenaient pas à rejoindre les douars[1] les plus exposés, faute de routes praticables. Les jours passant, les deuils naissant, il a ensuite fallu penser à l'après.

Petit à petit, les villages se sont organisés. D'abord seuls, puis avec l'aide humanitaire qui leur parvenait, réglée tantôt par les autorités, notamment à travers l'armée marocaine, qui a dressé plusieurs camps dans la région, tantôt par des ONG locales ou internationales, plus ou moins coordonnées, qui apportaient médicaments, denrées alimentaires, vêtements et parfois abris pour reloger les sinistrés à proximité de leurs douars dévastés.

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Le long de la route R203, qui serpente entre les monts du Haut Atlas, reliant les provinces sinistrées de Marrakech et de Taroudant, les ribambelles de tentes, nouveaux douars de toiles fragiles, se sont multipliées. Dans certains villages les mieux dotés, on croise parfois des containers, ou de petits cabanons en PVC ou en bois, déjà plus résistants et mieux isolés pour faire face à un hiver qui s'annonce glacial.

C'est le cas à Ighil-Ahachi, l'un des douars les plus proches de l'épicentre du séisme, réduit en ruines en quelques secondes dans la nuit du 8 au 9 septembre, et qui se remet peu à peu sur pied. On y compte désormais vingt-cinq tentes et vingt maisons en bois, installées par l'Association Ahachi pour le développement et la préservation de l'environnement, montée par deux jeunes du douar, Hassan Amghar et Rida Oumait. Au lendemain du séisme, ils ont coordonné les dons de l'État et d'autres associations pour abriter les familles sinistrées.

Malika (à gauche), 38 ans, et Khadidja (au centre), 34 ans, ont perdu plusieurs membres de leur famille dans le séisme. «On reste fières, mais tout nous manque désormais. La maison est tombée, il fait froid, il y a parfois de la pluie, de l'orage, la terre se transforme en boue... C'est très compliqué pour les petits», énumère Malika. Depuis le tremblement de terre, les enfants d'Imi N'Tala ne vont plus à l'école, qui a été détruite. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Si les trois quarts des familles du douar d'Ighil-Ahachi ont pu bénéficier d'une aide financière qui demeure encore répartie de façon très inégale dans les montagnes (2.500 dirhams marocains mensuels, soit à peine 230 euros, ont été promis par l'État pour chaque foyer sinistré, auxquels devrait prochainement s'ajouter un budget de reconstruction de chaque maison allant de 80.000 à 140.000 dirhams, soit environ 7.300 à 12.800 euros, selon le degré de destruction), les habitants, et en particulier les plus jeunes, ont vu leurs perspectives d'avenir se refermer brutalement.

«Je n'ai pas de vision de l'avenir, parce que nous n'avons jamais connu une telle situation. C'est difficile de se projeter, on vit au jour le jour. Moi, je devais faire un master de génie électrique à Mohammédia [près de Casablanca, à 350 kilomètres au nord, ndlr], mais le séisme a changé tous mes plans», déplore Rida. Lui qui s'est retrouvé coincé sous les décombres de la maison familiale, la nuit du tremblement de terre, est encore profondément marqué et peine à évoquer cette catastrophe durant laquelle il a perdu son oncle et sa tante.

Hassan porte encore les marques de ses blessures reçues pendant le séisme, dans la ville de Moulay Brahim (province d'Al-Haouz). Gravement touché aux jambes, il a dû être hospitalisé et souffre encore de douleurs importantes. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Les silences, Rida les partage avec de nombreux rescapés de la région. À Imi N'Tala, petit douar d'une vallée voisine, écrasé par d'énormes blocs de calcaire qui se sont décrochés de la montagne et où l'on dénombre quatre-vingts morts, personne ne peut faire le deuil des disparus. Les corps ont été rapidement enterrés dans une fosse commune creusée au bord de la route, près de l'ancien cimetière, avec une seule prière pour tous les morts, comme le veut la religion.

Plus de trois mois après le désastre, le village reste une montagne de ruines, d'où émerge de temps à autre un survivant, pioche à la main, qui essaye d'exhumer quelques affaires sur les lieux de son ancienne demeure.

Muhamad Aït Raïs, 66 ans, cherche encore ses effets personnels sous les décombres de sa maison à Imi N'Tala, où quatre enfants, l'épouse de son frère et son cousin ont perdu la vie. Lui se trouvait chez un ami à Amizmiz, à une quinzaine de kilomètres, lorsque le séisme est survenu. Au petit matin, il a repris la route pour retrouver les siens, mais il était trop tard. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Moulay Lahsen, un agriculteur de 58 ans, a perdu son épouse et ses quatre enfants dans le séisme. Sauvé par son frère, il était enterré jusqu'au cou sous les débris et en garde de nombreuses cicatrices. Il a fallu sept jours pour récupérer le corps de son dernier enfant. Après cela, il est allé déterrer les affaires de sa famille dans les décombres, puis il a tout brûlé. «Je ne veux plus rien voir, parce que ça me rappelle ma femme et mes enfants. Je veux juste oublier», lâche-t-il.

Moulay a cessé toute activité et occupe ses journées en faisant des allers-retours entre sa tente et les ruines de son ancienne maison, qu'il surveille, pour s'assurer qu'aucun voleur ne s'aventure sur les lieux. Imi N'Tala est désormais un village fantôme peuplé de semblables vigies: c'est la dernière solidarité qui persiste, celle de veiller sur ce qui a disparu.

Moulay Lahsen, 58 ans, devant la fosse commune où reposent son épouse et ses quatre enfants, morts lors du séisme du 8 au 9 septembre, à Imi N'Tala. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

À Amizmiz, plus en amont dans la vallée, c'est la colère qui a pris le pas sur l'abattement. Alors que le président de la commune se félicite d'une action efficace de la part du gouvernement en matière d'aide financière et de relogement, nombreux sont les habitants à clamer haut et fort leur mécontentement.

Le 24 octobre 2023, une manifestation, annulée puis maintenue, s'est déroulée à l'initiative de la Coordination des victimes du tremblement de terre d'Amizmiz, qui a dénoncé la «persistance de la négligence des responsables locaux et régionaux à l'égard des conditions des personnes touchées par le séisme» et «l'exclusion de certaines personnes de l'aide d'urgence».

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«Nos responsables sont nuls!», s'agace Ahmed[2], un commerçant qui n'a encore reçu aucune des aides promises par l'État marocain. Il survit tant bien que mal sous une tente mal isolée avec ses deux enfants en bas âge, tandis que son épouse, gravement blessée lors du séisme, est soignée à l'hôpital. «On s'en remet à Dieu, parce que le gouvernement ne veut rien voir», affirme-t-il.

Dans la grande avenue commerçante Sour Jdid, presque toutes les boutiques ont fermé leurs portes. Les rares commerçants d'Amizmiz qui font encore le pied de grue devant leurs vitrines défoncées ne peuvent que constater l'absence de tout client. Sans argent, pas de commerce, ni d'un côté ni de l'autre. Ici encore, tout le monde attend, sans savoir ce qui viendra.

La ville de Moulay Brahim, dans le Haut-Atlas, deux mois après le séisme, le 12 novembre 2023. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Si l'ampleur de la catastrophe, avec 169 communes sinistrées sur quatre régions différentes, dont la population totale s'élève à 2,6 millions de personnes, explique en partie les errances de la gestion post-séisme, dans un Maroc par ailleurs miné à tous les niveaux par la corruption, le statut particulier du Haut Atlas, à forte majorité amazighe, n'est pas étranger à cette gestion laborieuse.

«Les gens ne dépendent pas vraiment de l'État ici: seulement pour les papiers, l'électricité et l'eau potable. Mais pour le reste, c'est de l'économie solidaire. Les Imazighen gèrent tout entre eux, c'est un travail communautaire. Sans ce genre de solidarité interne, il n'y aurait personne dans les montagnes», explique Brahim el Guabli, professeur d'études arabes au Williams College (Massachusetts) et spécialiste de littérature amazighe.

Muhammad Aït Saïd, 29 ans et habitant d'Imi N'Tala, récupère des poutres en bois dans les décombres de sa maison pour reconstruire une cuisine dans le campement où il vit depuis le séisme. Alors qu'il travaillait comme cuisinier dans un restaurant de la place Jemaa el-Fna, à Marrakech, a cessé toute activité et ne s'occupe plus que de sa famille. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

«Il y a certes eu un programme national de désenclavement au cours des dernières décennies, dans le cadre duquel on a notamment développé des routes, mais tout ça demeure très limité, poursuit Brahim el Guabli. Casablanca, Rabat, Tanger ou Marrakech sont bien plus importantes que le Haut Atlas. Le reste du pays existe, mais c'est dans le cadre d'une relation extractive, c'est-à-dire qu'il y a par exemple des mines à Ouarzazate, de la main-d'œuvre, mais pas un sens de développement intégré dans le cadre d'une nation. Bien sûr, les gens sont patriotes, Marocains, mais la nature de leur relation à l'État est celle d'une périphérie avec le centre.»

La catastrophe qui a frappé le Haut Atlas n'a ainsi fait que révéler le grave manque d'infrastructures qui préexistait jusqu'alors dans la région. Le processus de reconstruction, qui en est encore à un stade de tâtonnement, pourrait marquer un effort de désenclavement de la région si l'État assumait le parti pris d'une réhabilitation volontariste.

1 — En Afrique du Nord et particulièrement au Maghreb, un douar est une agglomération de tentes ou un groupement d'habitations, puis par extension est devenu l'appellation pour désigner une division administrative de base, une fraction territoriale de la commune. Retourner à l'article

2 — Pour des raisons de sécurité, le prénom a été changé. Retourner à l'article

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Au Maroc, trois mois après le séisme, la communauté amazighe plus délaissée que jamais

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21.12.2023

À Marrakech et dans la province d'Al Haouz (centre du Maroc).

Dans les montagnes du Haut Atlas, chaque virage amène sa ruine. Ici, c'est une crevasse qui a éventré un pan de route. Là, c'est un éboulement qui a dévalé à flanc de falaise. Au loin, c'est un village entier dont on aperçoit les maisons effondrées. Trois mois et demi après le séisme ​qui a ravagé quatre régions du centre du Maroc, et en particulier les provinces d'Al-Haouz et de Taroudant, dans la nuit du 8 au 9 septembre 2023, les stigmates de la catastrophe sont encore bien visibles, et la reconstruction peine à prendre corps.

Dans le village d'Imi N'Tala (province d'Al-Haouz), quatre-vingts personnes sont décédées lors du séisme. Le douar est complètement détruit: installé au pied d'une falaise, il a été écrasé par l'effondrement de rochers qui se sont décrochés de la montagne. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Si les avenues passantes et touristiques de Marrakech ont été déblayées en un temps record, les zones montagneuses demeurent suspendues dans l'attente. Elles comptaient déjà parmi les régions les plus pauvres du royaume: avec un taux de pauvreté multidimensionnelle de 18,5% pour la région sinistrée de Marrakech-Safi, au centre-ouest du pays, quand la moyenne nationale est à 8,2%, d'après des chiffres de 2014. Le Haut Atlas est aussi le fief des Imazighen (aussi appelés Berbères), délaissés de longue date par le pouvoir central.

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Le Haut Atlas est compliqué: difficile d'accès, avec des conditions météorologiques ardues et un automne déjà bien rude, et une organisation qui échappe en partie aux réglementations d'usage dans les métropoles. Et puis, il n'est pas ou peu arabisé: caractérisé par une identité amazighe [le singulier d'imazighen, ndlr], qu'il revendique fièrement –non pas comme une dissidence, mais comme une altérité, qui a contribué à le marginaliser.

Une catastrophe naturelle aussi inattendue que ce séisme, dans cette région pourtant peu sujette aux secousses sismiques d'ampleur, a pris tout le monde de court: habitants, mais aussi experts, trop peu nombreux pour faire face à l'ampleur de l'événement.

La maison d'Omar, située dans les hauteurs de Rakte (province d'Al-Haouz), est désormais inhabitable, comme celle de nombreux autres de ses voisins. Dans le douar, quatre enfants sont morts. | Paloma Laudet / Item / Hors Format

Il y a d'abord eu la panique et l'urgence humanitaire, lors de laquelle il a fallu sauver celles et ceux qui pouvaient encore l'être. Et sortir des décombres les corps des proches piégés dans la nuit, souvent en l'absence de secouristes, qui ne parvenaient pas à rejoindre les douars[1] les plus exposés, faute de routes praticables. Les jours passant, les deuils naissant, il a ensuite fallu penser à l'après.

Petit à petit, les villages se sont organisés. D'abord seuls, puis avec l'aide humanitaire qui leur parvenait, réglée tantôt par les autorités, notamment à travers l'armée marocaine, qui a dressé plusieurs camps dans la région, tantôt par des ONG locales ou........

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