Temps de lecture: 3 min

Moi qui ai toujours vécu aux crochets de mes femmes et autres maîtresses –ma réputation de séducteur n'est plus à faire– depuis ma séparation et mon retour forcé en France, je découvre les joies de vivre avec seulement quelques kopecks sur mon compte en banque. Désormais chaque centime importe, chaque dépense est surveillée comme si c'était la dernière, chaque achat est soupesé comme si ma vie entière en dépendait.

Je vais dans les allées des supermarchés comme un pervers dans un sex-shop, à l'affût de la moindre promotion. D'ailleurs, pour rester dans ce registre, la seule vue d'étiquettes les indiquant provoque en moi des émois à peine contrôlables. Je me rue dessus avec la délicatesse d'un soldat privé de permissions depuis des mois. Je ne cherche même pas à savoir de quel produit il peut bien s'agir: s'il est proposé à un prix réduit, cela suffit à mon bonheur. C'est ainsi que la dernière fois je me suis retrouvé avec douze kilos de boulgour vendus au prix d'un, une offrande inespérée qui devrait me permettre de passer l'hiver sans encombre quand bien même n'aurais-je rien pour l'accompagner.

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Précarité oblige, je consacre la plupart de mes journées à l'étude attentive des catalogues qui ne manquent pas de fleurir dans ma boîte aux lettres. Quel bonheur! Quelle extase! Quelle félicité! Un recueil de petites annonces salaces ne me procurerait pas une excitation plus grande. Ça explose de partout, du tarama au jus de mangue, une partouze vivante de promotions qui se tirent toutes la bourre pour savoir laquelle finira par emporter mes dernières économies.

Ici des poulets sont proposés au prix d'une mandarine, là des bûches de Noël sont sacrifiées pour 1 euro, plus loin encore, des barquettes de saumon fumé côtoient des boîtes de foie gras si peu chères qu'on en vient à se demander si l'imprimeur ne les a pas confondues avec des sachets de raisins secs, et que dire de ces vins, champagnes, liqueurs, spiritueux en tous genres, vendus comme s'il s'agissait de vulgaires bouteilles d'eau minérale.

Je vais d'extase en extase. Les prix me sautent au visage comme des poitrines dévoilées par des dames sans scrupules. J'en redemande encore et encore, je ne m'appartiens plus, je bande, oui je bande, quand je découvre que pour la semaine à venir, les soupes aux poireaux d'Argentine seront vendues à prix coûtant ou que pour le même prix, je pourrais avoir une double ration de crevettes pêchées au large de l'Australie.

Ce n'est même plus Byzance mais les palais dorés de l'impératrice d'Autriche. Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les bourses. Pendant un instant, me voilà devenu riche à en crever. J'en oublie tout, mes chaussettes trouées, mes t-shirts rapiécés, mes factures d'électricité. Je suis le roi du monde, le consommateur le plus chanceux de la planète. Mais regardez-moi donc ces blinis, ces pots de rillettes, ces filets de sole cédés à un prix si dérisoire que l'envie me prend de tous les acheter, de les entreposer au plus profond de mes placards, là où d'ordinaire la poussière sert de terrain de jeux à des fourmis désœuvrées.

L'autre jour, en feuilletant le catalogue offert par Monsieur Bricolage, je suis resté un long moment à admirer un ensemble de dix tournevis vendus au prix d'un seul! Me rendais-je compte de toutes les portes que j'allais pouvoir ainsi désosser, sans parler de ces cloisons qui bientôt voleraient au vent comme autant de décolletés en été? De tous ces tableaux de maîtres qui demain se suspendraient aux murs de mon combo chambre à coucher/salon/salle de bains/toilettes et de ses neuf mètres carrés?

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J'avais bien fait de devenir pauvre. Qui sait à côté de quoi je suis passé pendant toutes ces années où j'ai dépensé sans compter. Maintenant que chaque centime d'euro compte, je m'aperçois des extraordinaires largesses accordées par la grande distribution. Ah les salauds, pour vous donner le vertige, ils sont orfèvres en la matière. Parfois, devant pareille générosité, j'en viens à pleurer. Je m'agenouille et j'adresse des prières émues à tous ces capitaines d'industrie qui, chaque jour, prennent le soin de transformer ma misérable vie en un vrai conte de fées.

Tenez, l'autre jour, je suis tombé nez à nez avec un prospectus de chez Picard. La brochure était tellement bien faite, les prix si attrayants, les promotions si nombreuses que je me suis précipité séance tenante dans l'un de leurs magasins. C'est bien simple, j'ai tout pris. Absolument tout. Du saumon confit à la mousse à la papaye verte en passant par le risotto aux cèpes. Un véritable massacre. J'ai bien dû économiser la moitié de mon salaire.

Certes, en ouvrant la porte de mon frigo, j'ai découvert que l'option congélateur ne faisait pas partie de sa panoplie. Certes, j'ai dû avaler trois soirs de suite le même repas; certes, désormais la simple vue d'un grain de riz me donne des envies de meurtre; certes j'ai failli boucher les chiottes avec mon résidu de mousse à la papaye verte; mais à bien considérer, cela en valait la peine.

Comme chacun sait, il n'y a pas de petites économies!

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Quand on est fauché, la quête éperdue des promotions

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14.12.2023

Temps de lecture: 3 min

Moi qui ai toujours vécu aux crochets de mes femmes et autres maîtresses –ma réputation de séducteur n'est plus à faire– depuis ma séparation et mon retour forcé en France, je découvre les joies de vivre avec seulement quelques kopecks sur mon compte en banque. Désormais chaque centime importe, chaque dépense est surveillée comme si c'était la dernière, chaque achat est soupesé comme si ma vie entière en dépendait.

Je vais dans les allées des supermarchés comme un pervers dans un sex-shop, à l'affût de la moindre promotion. D'ailleurs, pour rester dans ce registre, la seule vue d'étiquettes les indiquant provoque en moi des émois à peine contrôlables. Je me rue dessus avec la délicatesse d'un soldat privé de permissions depuis des mois. Je ne cherche même pas à savoir de quel produit il peut bien s'agir: s'il est proposé à un prix réduit, cela suffit à mon bonheur. C'est ainsi que la dernière fois je me suis retrouvé avec douze kilos de boulgour vendus au prix d'un, une offrande inespérée qui devrait me permettre de passer l'hiver sans encombre quand bien même n'aurais-je rien pour l'accompagner.

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