Temps de lecture: 5 min

Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.

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Salut Mardi Noir,

Je me demandais si tu avais quelque chose à dire sur le concept de la «mère crocodile» du psychanalyste Jacques Lacan. Ce n'est pas très clair pour moi et la seule fois que j'en ai entendu parler, c'était dans le documentaire de Sophie Robert, Le Mur ou la psychanalyse à l'épreuve de l'autisme (2011). Une psychiatre-psychanalyste en parlait et, je sais pas, elle était un peu «bizarre».

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N.

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Cher(e) N.,

Merci pour cette question bien casse-gueule qui fait intervenir des mots-clés qui, mis bout à bout, sont éruptifs. À savoir: l'autisme, c'est le sujet du documentaire de Sophie Robert, et la psychanalyse. Je ne vais absolument pas parler d'autisme dans cet article et je ne vais pas m'amuser à compter le nombre de dents de la mère crocodile qui en serait l'éventuelle cause, mère froide, abandonnique et édentée d'un côté ou au contraire mère brûlante, fusionnelle et remplie de dents de l'autre. Mais avant de vous répondre, je vais tout de même faire un point sur ce film documentaire. Je sais que ce n'est pas votre question première, mais vous en faites mention.

Pour Slate, j'avais déjà écrit un article sur le deuxième opus de Sophie Robert, Le Phallus et le Néant, mais je ne crois pas m'être positionnée sur son premier volet concernant l'autisme. Ce film est une catastrophe, à tous les niveaux. Déjà, dans sa forme, profondément malhonnête, avec des coupes aberrantes au montage, où il n'est gardé que des phrases énigmatiques de psychanalystes qui ont l'air de ne pas avoir vu la lumière du jour depuis trente ans.

Le film est monté en parallèle du suivi d'une famille dont un des fils est autiste et tous les propos abstraits, mystérieux, hors-sol des psychanalystes se heurtent au réel de cette famille qui vit l'autisme en son sein, l'abandon des institutions, les préjugés des soignants sur leur capacité de parents. Mais à la limite, tout ce que je viens d'énoncer ne me pose pas problème.

En revanche, je me souviens du jour où j'avais découvert le documentaire. Je devais être en deuxième année de psychologie clinique et j'en avais voulu aux psychanalystes interrogés. Dans le détail, il y a quelques moments que je ne trouve pas plus choquants que ça, notamment l'extrait de «la bulle de savon», déjà commenté dans cet article. Mais dans la globalité, c'est un enfer. C'est une suite de propos incompréhensibles, aucune espèce de volonté de se faire comprendre.

Alors peut-être que certains passages ont été coupés au montage, c'est une possibilité. Malgré tout, quelle idée de penser que de balancer «la loi maternelle, c'est celle du caprice» sans explication va être bien reçu par un public non initié à la psychanalyse. Quelle naïveté! Je sais que les psychanalystes ne sont pas des communicants, c'est même souvent tout le contraire; mais dans ce cas-là, il faut s'abstenir de parler à un large public.

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Maintenant, revenons à cette histoire de «mère crocodile». Dans le même temps, je vais m'efforcer d'éclairer cette autre histoire de loi maternelle –ou fonction maternelle– et loi paternelle. J'ai revu tous les passages de la psychanalyste qui parle de «mère crocodile» dans le film de Sophie Robert. Et, tant pis, je vais le dire comme je le pense, ça ne va pas, les réponses ne sont pas bonnes.

Cette femme donne le sentiment de parler des mères et des pères en tant qu'individus. Elle rapporte des pères qui ne sont pas capables d'incarner leur fonction paternelle, la loi, de faire barrage à une mère en fusion avec son enfant. Quand il lui est demandé pourquoi c'est le père qui est une fonction langagière, elle dit que c'est parce qu'il est l'abstraction, celui par qui on se décolle de la mère. Alors en effet, à ce compte-là, on est un certain paquet à être en droit de s'inquiéter d'une dévoration maternelle; s'il fallait que notre père réel se manifeste comme opérateur de la loi, on pourrait attendre longtemps.

Non, le père est une fonction langagière car il résulte d'un dire de la mère. Une mère est toujours certaine, un père est incertain. Il faudrait voir s'il n'y a pas des remaniements à l'aune des nouvelles parentalités. Mais là, je me concentre sur un schéma hétéronormé. La mère désigne celui qui est le père. C'est un acte de parole. Quand bien même, c'est une mère célibataire, une mère lesbienne, un père homosexuel, il y a désignation d'une origine. Il y a une introduction à l'ailleurs, à un récit, c'est une entrée de l'enfant dans le champ du symbolique, le champ de l'Autre, avec un grand A. Il n'est pas la résultante d'un seul être. Et il est vrai qu'au cas par cas, on note que pour certains, cette dimension n'est pas forcément opérante.

Les gens ne sont pas bêtes, ils savent bien qu'ils n'ont pas été fabriqués uniquement par une maman, mais ce n'est pas pour autant qu'ils peuvent user de cette fonction symbolique. C'est ce qui se joue dans la paranoïa, par exemple. Le sujet est bloqué dans des impasses, où tout est dominé par l'équation «c'est moi ou c'est l'autre, l'un des deux va y passer». Introduire du doute, faire barrage à ce duel est inopérant, le sujet n'a pas la ressource symbolique d'une personne névrosée qui pourrait se dire «je me monte la tête, tiens on va se parler calmement plus tard, je vais écouter ce que l'autre a à me dire». Non, ici, dans la paranoïa, tout est soumis à l'interprétation: le moindre signe, le moindre geste va venir attiser tout un système de pensée. La menace est existentielle, chaque signe est une dent de plus dans la bouche du crocodile jusqu'à l'annihilation.

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Alors, vous allez me dire, pourquoi le crocodile est la mère. Eh bien oui, c'est injuste, le monde est cruel. Ce n'est pas LA mère, en tant que telle, même si, entendons-nous bien, certaines mères sont comme certains pères de sacrées sales personnes. Mais là, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est la fonction, pas l'individu.

Le caprice maternel, c'est l'idée qu'il y a bien souvent, au début de la vie, une personne plus qu'une autre qui prend en charge le bébé. Et c'est souvent, jusqu'ici, la mère. Cette mère va et vient, c'est ça le caprice. Non que la mère, en tant que telle, est capricieuse. Mais ces allées et venues énigmatiques sont perçues dans un premier temps comme arbitraires, si on ne leur donne pas un sens. Il y a de quoi devenir parano en inventant tout seul le sens de ces présences et de ces absences!

Mais la plupart du temps, le sens advient, il y a un ailleurs que la mère désire. Bêtement, on dit que c'est le père. La belle affaire! Retenons plutôt ceci: le sens à donner, c'est que l'enfant n'est pas TOUT pour sa mère ou pour celui qui occupe cette fonction. Il va falloir dealer avec le fait qu'on ne peut entièrement satisfaire sa mère, sacrée blessure et le début des emmerdes!

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«Que dire du concept de la “mère crocodile” de Jacques Lacan?»

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07.12.2023

Temps de lecture: 5 min

Chaque jeudi, dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, répond aux questions que vous lui posez. Quelles que soient vos interrogations, dans votre rapport aux autres, au monde ou à vous-même, écrivez à [email protected], tous vos mails seront lus.

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Salut Mardi Noir,

Je me demandais si tu avais quelque chose à dire sur le concept de la «mère crocodile» du psychanalyste Jacques Lacan. Ce n'est pas très clair pour moi et la seule fois que j'en ai entendu parler, c'était dans le documentaire de Sophie Robert, Le Mur ou la psychanalyse à l'épreuve de l'autisme (2011). Une psychiatre-psychanalyste en parlait et, je sais pas, elle était un peu «bizarre».

Merci,

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Pour Slate, j'avais déjà écrit un article sur le deuxième opus de Sophie Robert, Le Phallus et le Néant, mais je ne crois pas m'être positionnée sur son premier volet concernant l'autisme. Ce film est une catastrophe, à tous........

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